dimanche 27 avril 2014

Quelques philosophes

Ma correspondance avec un Professeur de Washington m'a conduite à lire ou me pencher sur quelques philosophes. Je n'ai jamais étudié la philosophie, mais il n'est pas défendu de penser par soi-même, n'est-ce pas ? Voici donc quelques unes de mes réflexions.

QUELQUES  PHILOSOPHES


1 – HERACLITE D’EPHESE « L’OBSCUR » VI°c. BC

Son obscurité est aussi légendaire que sa solitude et sa  misanthropie ! On dit que Démocrite était « L’homme qui rit » et Héraclite « L’homme qui pleure ».

Pourquoi ? lui demanda-t-on une fois. Parce que « Je trouve les choses humaines affligeantes et pitoyables, et qu’il n’est rien en elles qui échappe à la mort. Si j’accorde peu de valeur au présent, je ne vois que chagrins dans les évènements à venir, je veux dire la conflagration et la fin tragique de l’univers. Voici de quoi je m’afflige. Et de voir que rien n’est fixe et que tout se mélange en quelque sacrée bouillie et que tout revient au même, agrément et désagrément, connaissance et ignorance, grand et petit, qui vont, viennent, à la ronde et en chassé-croisé, dans le jeu de l’Eternité. »

Héraclite, dont la phrase la plus célèbre est « On ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve » reste obscur, parfois équivoque, et s’il est toujours lu aujourd’hui – bien que ses œuvres aient été réduites par le temps à quelques « Fragments » - c’est parce que les critiques chrétiens l’ont étudié à la lueur d’un éclairage stoïcien qui a toujours eu leurs faveurs.

Héraclite était un provocateur et se mettait tout le monde à dos. Il disait que l’érudition n’enseigne pas l’intelligence (ce qui est vrai, à mon avis) et que le savoir ne consiste qu’en une chose : connaître qu’une pensée gouverne tout à travers tout. Mais il en déduisait qu’Homère méritait d’être chassé des concours à coups de bâton ! Que les éphésiens adultes, qui avaient renvoyé son ami Hermodore,  devraient aller se pendre et laisser la place aux jeunes ! Et qu’il aimait mieux jouer aux osselets avec les enfants qu’administrer la cité avec des imbéciles ! Il disait également à qui voulait l’entendre qu’il avait cherché lui-même la solution à tous les problèmes et avait tout appris sans aucune aide.

Il devint tellement misanthrope qu’il se réfugia sur une petite montagne, tout seul, ne mangeant que des herbes. Naturellement il tomba gravement malade. Hydropique, il redescendit en ville pour consulter les docteurs. Mais comme il leur exposa son cas sous forme d’énigme, leur demandant s’ils pouvaient changer une pluie abondante en sécheresse, ils ne le comprirent pas et ne purent le soigner. Il alla donc dans une étable se rouler dans la bouse de vache, pensant que la chaleur de cette bouse ferait sécher son eau intérieure…. Il en mourut !

Héraclite, qui ne s’entendait avec personne, aurait peut-être apprécié Alceste ?
« Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté. »

Il faut reconnaître que des phrases comme celle-ci : « Les liaisons sont des touts qui ne sont pas des touts, l’accord et le désaccord, le consonant et le dissonant : de l’un proviennent toutes choses, et de toutes choses provient l’un. » sont plutôt difficiles à comprendre.

Pour moi, je pense que si l’on veut être compris, il faut commencer par s’exprimer clairement. Et si l’on cherche à avoir une influence sur ses contemporains, il ne convient pas de les traiter par le mépris, se fâcher avec tout le monde, et se retirer dans un désert. Mettant donc mes propres conseils en pratique, et afin de ne pas terminer sur une note négative, je retiens deux citations de notre philosophe :
« Il vaut mieux pour les hommes que tout ce qu’ils souhaitent ne se produise pas. » Il me semble que l’on ne peut qu’être d’accord.
« Ce sont les choses qu’ils n’espèrent pas ni qu’ils imaginent, qui attendent les hommes quand ils meurent » A chacun de l’interpréter selon ses connaissances, son caractère et ses espérances….




2 - SOREN KIERKEGAARD (1813-1855)

Si Héraclite est considéré comme  un Philosophe, Soren Kierkegaard fut tout d’abord Théologien. Ensuite il devint Philosophe. Bien que n’ayant vécu que 42 ans, il écrivit beaucoup et, vingt trois siècles s’étant écoulés depuis la mort de notre précédent misanthrope, les ouvrages du jeune Danois nous sont parvenus dans leur intégralité, et ils sont nombreux.

Soren eut une triste enfance. En effet, son père, Michaël Pedersen, se croyant maudit de Dieu, éleva ses enfants dans ce que certains auteurs n’ont pas hésité à qualifier de « terreur religieuse ». Il était piétiste, d’une rigueur inconcevable de nos jours, à tel point que le jeune Soren croyait fermement qu’il ne vivrait pas au-delà de 33 ans – âge auquel le Christ est mort – Mais il mourut à 42 ans. Ce qui est tout de même jeune….

Et là, je me pose une question : dans quelle mesure le Comte Hermann von Keyserling a-t-il eu raison d’écrire dans son « Journal de voyage d’un philosophe » : « Dans le monde du psychisme, les désirs engendrent très catégoriquement la réalité. » Les désirs, ou les idées fixes.
C’était juste une petite digression personnelle….

Le pauvre Soren perdit tour à tour sa mère, trois sœurs aînées et deux frères. Puis son redoutable père. Il se retrouva seul avec un frère.

C’était une brillante intelligence. Il fit donc de brillantes études.

En 1837, il rencontra une jeune fille, Régina Olsen. Elle lui jouait du piano. Il aimait la musique, et ils se fiancèrent. Mais l’année suivante, il rompit les fiançailles, disant qu’il n’avait pas de temps à consacrer à une épouse et encore moins à une famille. Le cœur brisé, désespérée, elle pensa au suicide. Kierkegaard, en réalité, était très effrayé à l’idée de s’engager, et trop tourmenté par ses idées religieuses pour pouvoir concilier mariage et études théologiques. Il écrivit des lettres glaciales à Régine et essaya même de lui faire porter la responsabilité de leur rupture. Tout Copenhague en parlait…. En réalité, il écrivait dans son Journal qu’il passait ses nuits à pleurer…. Quel homme étrange ! Régina finit par épouser Johan Frederik Schlegel et partit à l’étranger. Le couple Schlegel ne revint à Copenhague que 5 années après le décès de Soren.

Ce dernier, alors qu’il agonisait sur un lit d’hôpital, dit que sa vie n’avait été qu’une longue souffrance….

Il faut dire que les titres de ses ouvrages sont révélateurs du cours de ses pensées. En 1844 il écrit « Le concept de l’angoisse » bientôt suivi du « Traité du désespoir » D’ailleurs, nombreux sont les critiques qui qualifient Kierkegaard de « Père du désespoir existentiel ». Ce grand mélancolique entra en guerre contre l’Eglise d’Etat Danoise. Comme il allait vraiment très loin dans les reproches et les invectives, les autres théologiens finirent par dire que ses propos étaient « pathologiques » et même qu’il devait être réellement « malade ».

Lui-même disait « Il s’agit de trouver une vérité qui soit une vérité pour moi ! » Mais la Vérité n’est-elle pas un concept, une représentation mentale, qui devrait relever de l’objectivité, et partant, être universelle et valable pour tout le genre humain ? Les vérités personnelles sont toute autre chose…

Kierkegaard dit également que le doute est le fondement de la pensée critique et que l’on peut douter indéfiniment… N’est-ce pas une forme d’esquive ? Mais je n’ai pas étudié la philosophie et je ne pourrais sûrement pas lire les œuvres de ce monsieur, car elles me demeureraient trop obscures et déprimantes. Je n’ai retenu que quelques anecdotes de sa biographie et quelques réflexions. Il dit, par exemple, que s’engager est une folie, car on ne peut prévoir toutes les conséquences de son engagement. Certes ! Tout le monde sait cela. Mais on s’engage quant même ! M’est avis qu’il a utilisé sa philosophie pour justifier ses angoisses, ses craintes, voire ses terreurs, par des concepts imprimés dans des livres. Et comme il était brillant, cela ne lui fut pas difficile. Il a compensé son incapacité à vivre normalement en théorisant son désespoir.
Pauvre Soren…..



Régina Olsen (1822-1904)

 3 – ARTHUR SCHOPENHAUER (1788-1860)

Voilà notre 3° philosophe. Allemand, cette fois. Donc encore une autre nationalité ! Comme pour Soren Kierkegaard, je crois qu’il convient de commencer par parler de son père. Il était commerçant. Et intelligent. Ravi d’avoir un héritier, il voyait déjà son fils comme successeur à la tête des affaires familiales. C’est pourquoi il le baptisa Arthur parce qu’il pensait que ce prénom était facilement prononçable dans toutes les langues européennes. Il fit donner une bonne éducation à son fils puis l’envoya voyager dans toute l’Europe – comme le firent pendant des siècles les jeunes gens des familles aristocratiques – Arthur visita de nombreux pays et apprit les langues étrangères, chose toujours utile aux « businessmen ». Son père s’installa à Hambourg et Arthur y revint pour apprendre le métier, quoique cela ne fût pas conforme à ses propres inclinations. Car, comme sa mère, c’était un « littéraire ».

C’est alors qu’un accident se produisit. Son père tomba – ou sauta – du grenier de leur demeure dans le canal qui longeait la maison. Il en mourut. Suicide ? Pour son épouse et son fils, ce fut l’occasion inespérée de changer de vie. Madame Schopenhauer mère vendit la maison et l’affaire, plaça les fonds et partit s’installer à Weimar où elle devint une romancière à succès et tint salon. Goethe y venait….. Quant au jeune Arthur, il reprit des études et plongea dans les délices des langues anciennes et de la philosophie….

Puis sa mère mourut également. Il essaya alors de placer son héritage mais la société à laquelle il avait fait confiance fit faillite, et les placements fondirent comme les rentes américaines lors de la crise financière de 2008.  Oh ! Pardon ! Je voulais dire « Comme neige au soleil » naturellement ! Le pauvre Arthur dût cesser d’écrire. Il essaya de donner des cours, mais aucun étudiant ne vint y assister. Il écrivit « Le monde comme volonté de représentation » (1819) mais ce fut un « four » à répétition….. Alors, il fit une grosse dépression…..

Puis il se remit. Il vivait seul. Ecrivait. Faisait quelques promenades. Devenait totalement misanthrope. Il publia de nombreux livres. En 1860 il prit froid et mourut de pneumonie. Son caniche fut son héritier….
Pour lui, le monde était absurde.
Quelle triste vie….



 4 – MICHEL DE MONTAIGNE (1533-1592)

Michel Eyquem, Seigneur de Montaigne, vécut 59 ans. Héraclite mourut – probablement – à 60 ans. Le triste Soren partit rejoindre ses ancêtres à 42 ans. C’est donc, de nos philosophes, Schopenhauer qui détient le record de longévité !

Montaigne est connu comme Moraliste et Philosophe indépendant. C'est-à-dire qu’il n’appartient à aucune école particulière de philosophie. D’ailleurs, en écrivant ses Essais, il a précisé « Je n’ai d’autre objet que de me peindre moi-même » « Ce ne sont pas mes actes que je décris. C’est moi. C’est mon essence ».

Le Ciel lui avait donné un père tendre et aimant. Intelligent aussi. Il fut mis en nourrice à la campagne – comme cela se faisait dans toutes les familles aristocratiques pendant des siècles – non seulement pour sa santé, mais aussi afin qu’il se familiarise, comprenne et aime les paysans dont il aurait ultérieurement la charge. Ce qui prouve la bonté et l’ouverture d’esprit de son père. De retour à la maison, toute la famille apprit des rudiments de latin afin de pouvoir parler en cette langue au petit Michel. Puis il fut envoyé dans une bonne école et fit d’excellentes études classiques.

Il devint magistrat. Il fut élu Maire de Bordeaux et son mandat fut reconduit après deux années. A cette époque, c’était ce que l’on a appelé « La guerre des trois Henri ». Henri de Navarre avait toute sa confiance et Michel remplit pour lui différentes missions diplomatiques. Mais je ne vais pas retracer ici sa carrière politique. Elle est bien connue.

Ses parents, désireux d’avoir des héritiers, le marièrent à Françoise de la Chassaigne. Ils eurent 6 filles dont une seule survécut. Quelques critiques un peu cruels prétendent que leur père ne se souvenait même pas de leurs prénoms. Il faut dire que pour Montaigne, l’amour se résumait à bien peu. « Je trouve que l’amour n’est pas autre chose que la soif de jouissance sur l’objet désiré et que Vénus n’est pas autre chose non plus qu’une décharge de ses vases… » On ne peut être plus galant ! Il faisait chambre à part. Toutefois, son épouse veilla à la publication de ses œuvres après son décès. Elle n’avait certainement pas eu de mal à comprendre à quel genre d’homme elle avait affaire…  un « philosophe » !
Montaigne vivait dans sa Bibliothèque. A l’époque ce terme désignait à la fois un endroit où l’on rangeait ses livres et un « bureau » tel qu’on l’entend à l’heure actuelle. Il avait fait faire cinq étages de rayonnages circulaires pour avoir tous ses livres toujours sous les yeux. Et ses maximes préférées étaient peintes sur les poutres. Son seul ami a été La Boétie. Amitié devenue légendaire !

Ouvrons maintenant le troisième tome des Essais, au chapitre 10. Concentrons-nous et recueillons quelques citations qui méritent attention.
« Peu de choses me touchent, ou, pour mieux dire, me tiennent » « J’ay grand soin d’augmenter par estude et par discours ce privilège d’insensibilité, qui est naturellement bien avancé en moy. » (Je conserve l’orthographe de l’époque)
« Je m’engage difficilement (cela me rappelle quelqu’un !) Autant que je puis, je m’employe tout à moy ; et en ce subject mesme, je briderois pourtant et soutiendrois volontiers mon affection qu’elle ne s’y plonge trop entière, puis que c’est un subject que je possède à la mercy d’autruy, et sur lequel la fortune a plus d’edroict que je n’ay…. Mai aux affections qui me distrayent de moy et attachent ailleurs, à celles là certes m’oppose-je de toutes ma force. Mon opinion est qu’il se faut prester à autruy et ne se donner qu’à soy-mesme. »
Phrase célèbre s’il en est !

Un peu plus loin « … communément (je) désire mollement ce que je désire, et désire peu ; m’occupe et embesongne de mesme ; rarement et tranquillement. »

Montaigne laisse aller sa plume librement mais sans trop dévier de son thème principal qui fait le titre du chapitre et est : « De mesnager sa volonté ». Il parle comme un « barbon » de l’époque, un homme qui aurait barbe longue, c'est-à-dire déjà âgé. « Je ne suis plus en termes d’un grand changement, et de me jetter à un nouveau trein et inusité. Non pas mesme vers l’augmentation. Il n’est plus temps de devenir autre. » Et plus loin « …la fin se trouve de soy au bout de chaque besongne. Mon monde est failly, ma forme est vuidée ; je suis tout du passé… incapable de nouvelleté… » Il est en effet déjà âgé dans sa tête.

Autre remarque fort intéressante à mes yeux : « Il ne faut pas se précipiter si éperduement après nos affections et interests. Comme, estant jeune, je m’opposois au progrez de l’amour que je sentoy trop avancer sur moy….. Je me panche à l’oppposite de mon inclination… »
Pour conclure : « J’essaie à tenir mon âme et mes pensées en repos » Amen.

Admirable Montaigne dira-t-on ! Certes !

Maintenant, je souhaite donner mon opinion personnelle. Certes, je suis une littéraire et je n’ai pas étudié la philosophie. D’autant moins d’ailleurs qu’ayant une tournure d’esprit très concrète, je suis portée à appliquer les domaine de la connaissance à la vie pratique et j’ai beaucoup de mal à suivre des énoncés de concepts abstraits.

Voyons un peu les traits les plus marquants de nos quatre philosophes.

Héraclite est qualifié d’Obscur et il était notoirement misanthrope. Il n’avait rien pour vivre et son unique ami fut chassé d’Ephèse. Il eut une triste fin. Ses paroles, conservées dans les « Fragments » sont souvent fort intéressantes… quand on les comprend ! Et c’est son côté Stoïcien qui est finalement passé à la postérité.

Soren Kierkegaard lui, eu la vie courte et affreusement triste. Enfant, c’est son père qui lui infusa ses propres angoisses et terreurs religieuses. Une fois devenu adulte, et malgré une intelligence que tout le monde s’accorde à qualifier d’exceptionnellement brillante, la perspective d’un bonheur possible lui fit tellement peur qu’il s’enfuit à toutes jambes, brisant ainsi son propre cœur et celui de son amour partagé et unique, pour se consacrer à écrire sur le désespoir.

Quant à notre homme d’affaires reconverti en philosophe, Arthur Schopenhauer, sa vie ne fut guère plus plaisante. Bon fils, il se plia aux exigences de son père tant que celui-ci vécut. Mais dès que ce dernier se fut jeté à l’eau, Arthur se jeta lui, dans la philosophie. Il vécut seul, les étudiants refusaient d’assister à ses cours, ses livres n’étaient pas appréciés, et il finit par mourir de froid dans l’indigence avec un caniche pour seul ami…. Certes, aujourd’hui, c’est un philosophe de renom. Mais il justifie parfaitement la remarque caustique de la mère adoptive de Jean Le Rond d’Alembert « Qu’est-ce qu’un philosophe ? C’est un fou qui se tourmente toute sa vie pour qu’on parle de lui lorsqu’il n’y sera plus ! » Parole de femme, bien faite pour faire hausser les épaules aux « philosophes ». Toutefois, le mot clé est « vie ». De mon point de vue, ces trois hommes se sont refusés à la Vie. A tout ce qui fait la vie. Dans ses beautés et ses risques.
La question est : pourquoi ?

Venons-en maintenant à notre dernier auteur. Michel de Montaigne, en général, n’a que des admirateurs. En effet, c’est un personnage qui n’est pas d’une  austérité mortelle comme Héraclite, d’une sévérité pathologique comme Kierkegaard, ou d’une solitude affligeante comme Schopenhauer. Il n’était pas misanthrope, avait un ami très cher, s’est laissé marier par sa famille, a exercé des fonctions officielles au service de ses concitoyens et de son roi, et ne vivait pas dans la misère. Il semble donc très nettement plus équilibré que les trois philosophes précédemment cités.

Pourtant, il reste froid. Détaché des passions humaines comme l’amour ou l’ambition. On ne lui connait qu’une affection, celle qu’il éprouva pour son ami La Boétie, et s’il exerça des fonctions publiques ou diplomatiques ce fut seulement par attachement à la monarchie et estime personnelle pour Henri IV. Il ne se passionna pas non plus pour les questions religieuses, pourtant d’actualité brûlante à cette époque. Bon catholique, il était néanmoins tolérant et ouvert. A preuve : son aide à Henri de Navarre – et je crois même qu’il avait de l’estime pour Philippe Duplessis-Mornay et qu’il le rencontra à l’occasion. Il faut dire que cet homme forçait l’admiration de tous…. Bref. Montaigne entend préserver son calme et sa vie ordonnée. Stoïcisme ! Diront les « philosophes ». Peut-être.
Mais moi, je réponds : flegmatisme.

En effet, Michel de Montaigne était d’un caractère flegmatique – au sens caractérologique du terme, non dans son acception ordinaire. Il figure même en bonne place dans le Traité de Caractérologie de Monsieur René le Senne qui fait autorité en la matière. Or, le flegmatique est un homme à faible émotivité, qui aime l’activité bien organisée et régulière, les bonnes habitudes qui structurent la vie quotidienne, et le calme propice à l’étude. Il est souvent porté à la réflexion intellectuelle et plus particulièrement à l’analyse et à la systématisation. Il est travailleur, ordonné, foncièrement honnête et partant, honorable. Il est enclin à mépriser toutes les exagérations et les passions et toutes les illusions subjectives. Ce qu’il refuse aux sentiments, il le reporte sur son activité. Montaigne est donc une parfaite illustration de ce type caractérologique.

Or, pour un caractérologue, qu’est-ce que le « caractère » ? C’est l’inné, ce qui fait l’ossature de la personnalité. Ce qui demeurera toujours. L’éducation et le vécu personnel constituent l’acquis et sont indépendants du caractère profond de chacun.

Faute de connaissances plus approfondies, je ne puis déduire les caractères des autres philosophes. Toutefois, je pense que leurs biographies respectives expliquent en grosse partie leurs points de vue négatifs sur la vie car ils ont tous été malheureux et je crois que les chagrins aigrissent l’humeur et peuvent même rendre les gens méchants. Et plus particulièrement le manque d’amour. Aucun des trois n’a eu une jeunesse heureuse, et ils ont tous refusé de se marier. Même Soren qui était passionnément aimé de Régina et qui l’aimait de même. Il n’y avait donc point d’affection dans leur vie. Ils sont morts seuls, misérablement, sans personne pour leur tenir la main, sans enfant pour leur survivre….L’Amour qui donne la Vie leur faisait grand peur…

Comme ils avaient tous l’esprit porté à la philosophie et des facilités intellectuelles, ils ont tous écrit leurs idées et elles se sont répandues au cours des siècles. On peut les étudier, les critiquer – de façon positive ou négative – les adopter ou les rejeter, mais je pense qu’il faut s’efforcer de les examiner de façon objective, donc, ne jamais oublier quelle fut la vie de leur concepteur. Car aucune oeuvre ne peut être indépendante de son auteur. C’est pourquoi j’ai insisté sur les détails des biographies respectives de nos quatre héros.

Une dernière chose. Il ne se peut que nos lectures n’influencent notre façon de penser et de voir la vie. Aussi je crois souhaitable de lire des auteurs aux pensées positives. Autrement dit, de se référer à des gens équilibrés. Mais bien sûr, pour savoir ce qui est positif, il faut connaître ce qui est négatif et c’est ce qui est déséquilibré qui nous fait apprécier l’équilibré – comme le dirait Zhuang-Zi !

Je crois aussi que c’est notre propre caractère nous influence inconsciemment à nous référer à tel auteur plutôt qu’à tel autre….  

J’ai laissé une question en suspens. J’ai écrit précédemment  qu’il me semblait que le misanthrope Héraclite, le triste Kierkegaard et le solitaire Schopenhauer s’étaient refusés à la Vie. A ses risques et à ses beautés qui d’ailleurs, pour moi, sont indissociables. Et je me suis demandé « Pourquoi ? »

Chacun d’entre eux a justifié son choix. L’un ne voulait rien avoir à faire en compagnie d’imbéciles, l’autre s’en tenait à la théologie pour remplir son cœur et le troisième se contentait de caresser son chien quand il cessait d’écrire….
Etaient-ils affligés d’un caractère portant au pessimisme ?
Avaient-ils été trop maltraités par la vie et en étaient-ils devenus aigris ?
Se sont-ils « piégés » eux-mêmes à leurs propres théories ?
Tout est possible et je n’ai pas la réponse.

Il me semble toutefois que l’on peut dire qu’ils ne font pas partie de ce qu’il est convenu d’appeler « le commun des mortels »…
Il me semble également évident que très nombreux sont les hommes qui sont obsédés par leur condition de « mortel » au point que l’idée de la mort les empêche littéralement de vivre.

Ce fut le cas du cinquième roi de la première dynastie d’Ourouk, le célèbre Guilgamesh, qui régna vers 2650 avant J.-C. Le décès de son ami Enkidu lui fit brutalement prendre conscience de son état de mortel, et il refusa de l’admettre. Mais après une épuisante – et vaine – quête de l’immortalité, il finit par « se faire une raison » comme on dit, rentra chez lui, épousa une belle fille qui l’aimait, eut des enfants et s’occupa de leur éducation et de l’embellissement de sa cité. C’est ainsi qu’il fut heureux et trouva la paix. Son histoire, la plus ancienne épopée de l’humanité, l’a finalement rendu immortel !

4664 ans plus tard – puisque nous sommes en 2014 après J.-C. – un promoteur de tablette tactile a conçu une publicité qui me semble d’un niveau remarquable, à la fois par son esthétique et sa philosophie. De splendides images défilent : nuages, soleil, montagnes, jeunes personnes sportives, sourires après l’effort…. ils prennent des risques…. et des photos !
Une voix en fond dit :
« … que la Vie existe,
Que tu es en Vie,
Que le prodigieux spectacle continue
Et que tu peux y apporter ta rime…..
Quelle sera votre rime ? »

Guilgamesh et Enkidu