Après l'installation de l'Ambassade de France à Phnom-Penh, l'arrivée des onusiens - fonctionnaires civils et militaires - les visites commencent en une ronde incessante. L'une d'elle, mémorable pour l'auteur : celle de la Frégate nivôse.
Chapitre 6
La frégate nivôse
Un des rôles que j’assume ici à Phnom-Penh, est celui de
guide touristique pour les innombrables visiteurs qui se suivent au pas
cadencé, puis conseillère pour les gens qui viennent s’installer en couple.
Cela sous-entend que je connais très bien toutes les ressources de la ville,
les marchés, les magasins et les artisans. Lorsque je suis arrivée il y a
quelques mois, j’aurais été bien contente que quelqu’un m’aide un peu. Or non
seulement il a fallu que je me débrouille toute seule, mais en plus, c’est moi
qui allais aider Le Colonel – et qui l’aide toujours quand il en a besoin – Au
fond, ce n’est pas plus mal. Ainsi j’ai appris vite et conservé mon
indépendance.
C’est que chaque jour, je suis confrontée à des situations
nouvelles, et cela m’oblige à être parfaitement informée des possibilités et
ressources dont je puis disposer tant pour faire face à nos obligations que
pour répondre aux attentes des gens qui me sollicitent. De plus, j’achète de
belles choses que nous pourrons emporter lorsque nous quitterons le pays, parce
qu’aucun poste n’est éternel !
Lorsque je ne suis pas occupée à l’extérieur, je contrôle le
travail de Marie qui suit ses classes grâce aux cours du CNED, et pour laquelle
j’ai embauché quelques professeurs pour des leçons particulières. Elle
travaille tous les matins et en début d’après midi. Vers quatre heures, nous
sortons ensemble et allons à la piscine. L’eau y est bien chaude. Nous nous
amusons un bon moment, puis nous regagnons la Résidence pour nous changer et
repartir dans la voiture diplomatique en compagnie du Colonel pour aller à un
cocktail, une réception ou un dîner. Mais s’il n’y a aucune obligation sociale,
il nous arrive de faire un petit tour par le No Problem. C’est le fief des
australiens. Ils s’y pressent en foule, surtout vers 18 heures lorsque Thierry,
le patron affiche « Happy Hour ! » C'est-à-dire que l’on a deux
consommations pour le prix d’une. Inutile de dire que les gars se
bousculent ! Nous nous asseyons par terre sur des coussins dans un
minuscule salon privé. Je commande une Foster’s - bière australienne – et un
jus de fruit pour Marie, et nous sirotons en commentant les derniers
évènements, un œil sur le téléviseur qui fait passer en boucle le même film de
Rambo, et l’autre sur les uniformes des « kangourous » !
Mais quelques fois, il y a des imprévus amusants comme par
exemple la visite de Monsieur Joxe, notre Ministre, fin septembre. C’est lors
de telles occasions que j’apprends le plus sur les gens et m’instruis de
l’actualité politique française à laquelle ma vie à Taïwan m’a rendue
totalement étrangère. En écoutant parler Le Colonel, qui est féru d’histoire
contemporaine, j’apprends que notre Ministre vient d’une famille de
politiciens, car son père, Louis, après avoir été professeur en tant qu’agrégé d’histoire,
s’est ensuite tourné vers la politique. Il connaissait tous les personnages
importants qui se sont succédé à la tête du gouvernement, et a été lui-même
ambassadeur, Ministre de l’Education Nationale, Garde des Sceaux Ministre de la
Justice, membre du Conseil Constitutionnel….Impressionnant. C’est donc son fils
que nous attendons, et il se prénomme Pierre. C’est un ami de Monsieur
Mitterand. Il a déjà été Ministre de l’Industrie, Président du groupe
socialiste à l’Assemblée Nationale, puis Ministre de l’Intérieur, et
maintenant, depuis la démission de Monsieur Jean-Pierre Chevènement l’an
dernier, il a pris sa place de Ministre de la Défense. Il parait qu’il vient
inspecter les troupes[1],
et cela met tout le monde sur les dents.
Arrivé le jeudi dans son joli Falcon 900, il doit partir le
lendemain à la première heure pour le sud, où le Colonel Irastorza l’attend
avec tous ses hommes[2].
Naturellement, le voyage doit se faire en hélicoptère, mais Monsieur Huang
n’est pas au rendez-vous pour conduire Le Colonel à l’aéroport ! Quoique
je suspecte François d’être lui-même très en avance et trop énervé pour
attendre son chauffeur, je me propose pour l’emmener dans ma BMW adorée. Je
suis toute fière et espère bien voir la tête du célèbre Ministre…. Eh bien, pas
du tout ! Il n’est pas là ! Nous apprenons que la veille au soir, il
a changé les horaires du programme et que l’Attaché de Défense n’en a pas été
prévenu…
Je rentre à la Résidence et tout en buvant mon thé du matin,
je me demande si les gars vont oser raconter au Ministre les bonnes histoires
qui circulent au 8° RPIMa. En effet, je sais qu’il doit aller au Bokor, puis à
Kampot où le Génie consolide un pont, seul moyen de franchissement de la
rivière qui coupe la ville en deux, et enfin, visiter une école de déminage. Ce
qui m’intéresse, c’est le Bokor. C’est une petite montagne au sommet de
laquelle les ruines d’un ancien hôtel tiennent encore debout, et qui servait de
refuge à quelques Khmers Rouges abandonnés des hommes et du Diable…. mais pas
d’El Senior Irastorza ! Peu après son arrivée, bien résolu à accomplir sa
mission de désarmement, il était allé là-haut en hélico, les portes de
l’appareil ouvertes et des tireurs armés de FAMAS[3],
grenades, et tout ce qui va bien en pareil cas, penchés vers l’objectif. Ils
avaient alors vu quelques pauvres hères sortir craintivement d’abris misérables
en agitant les bras. Comme ils n’avaient pas l’air bien dangereux, les hélicos
s’étaient posés et Irastorza était descendu avec son
interprète. « Messieurs, bonjour ! Nous sommes français. La paix
a été signée, nous sommes là pour faire appliquer le Traité. Mais d’abord, nous
vous avons apporté quelques cadeaux en gage d’amitié… » Et sur un geste de
lui, ses gars avaient descendu des sacs contenant des boîtes de pâté, du
biscuit, du riz, des boissons et des cigarettes. En voilà un qui sait parler
aux hommes ! Ils ont dû le prendre pour l’avatar d’une divinité Hindoue,
équivalent du Père Noël chez nous ! Après ce premier contact, il était
revenu discuter avec eux. Pour ce faire, il avait imaginé toute une mise en
scène : il s’asseyait face à son interlocuteur principal et ses
assistants. Tout autour, ses hommes, FAMAS en bandoulière. Si la conversation
devenait difficile, les gars braquaient les fusils vers les négociateurs. Et
quand on en venait aux cris, ils faisaient claquer les culasses de leurs armes.
Le calme revenait comme par enchantement. El Senior Irastorza me plait
beaucoup. Il se comporte à la fois comme un seigneur de la guerre et un
diplomate avisé. Il me semble beaucoup plus malin que pas mal de politiciens. Mais
je doute fort que l’on régale le Ministre de ces bonnes histoires que l’on
raconte dans mon salon ! Quoi qu’il en soit, la visite s’écoulera sûrement
comme prévu et tout le monde fera le nécessaire pour que Monsieur Joxe soit
content.
La vie reprend son cours normal – si je puis dire – avec
mille visites, dîners, soirées, restaurants, rencontres… Tout cela est loin
d’être inutile. Nous rencontrons des gens très intéressants, quelque fois même
passionnants, et apprenons une foule de choses concernant le Cambodge et tous
les acteurs qui se bousculent sur cette scène. Leurs métiers, leurs opinons,
leurs expériences, et par-dessus tout, pourquoi et comment ils sont arrivés là
et ce qu’ils espèrent de leur séjour parmi nous.
Je fais parfois des rencontres très amusantes. Entre autres,
une dame, belge, qui s’appelle Marie-Ange. Elle accompagne son mari qui, je
n’en doute pas, est un monsieur très sérieux, mais elle se moque totalement de
la politique, des forces armées, des traités internationaux… bref, de tout ce
qui passionne les hommes. Tout ce qu’elle veut, c’est être en agréable compagnie
et faire des choses qui l’amusent. Mais comme elle dit tout haut tout ce
qu’elle pense et que ce n’est pas forcément très diplomatique, elle s’attire
des inimitiés, sans même s’en rendre compte. Moi, je la trouve amusante !
Elle arrive à la Résidence, se plante au milieu du salon et me dit «Oh !
C’est vraiment beau chez toi ! J’apprécie beaucoup…» et pour mieux apprécier
encore, elle tourne sur elle-même, puis s’arrête devant une petite vitrine dont
François a hérité, et me dit « Mais alors là, c’est pas possible !
Quelle faute de goût ! Tu te rends compte que c’est affreux ? »
« Oh oui, mais je m’en fiche complètement ! Quand je donne une
réception, tous les militaires posent leurs téléphones portables dessus. C’est
très amusant ! Rien que pour ça je la garde » Elle grogne comme un
grizzli et me déclare « Mais les autres choses sont tout à fait correctes.
Emmène-moi chez tes fournisseurs. »
Hé ! C’est un ordre ! Je l’emmène dans ma BMW adorée. Elle regarde
tout et tout le monde d’un air dégoûté, jusqu’à ce qu’elle me fatigue et que je
la ramène chez elle.
Au nombre de « mes fournisseurs » comme elle dit,
figure, en bonne place, Le Grigou. Le Grigou est un sino-khmer dont j’ignore le
nom. C’est un vieux monsieur aux cheveux déjà presque tout blancs mais d’assez
bonne prestance. Mince, beau visage, mine avenante, et d’excellentes manières.
Il règne en souverain seigneur sur un énorme dépôt de meubles anciens au sud de
la ville. Depuis que je le connais, et chaque fois que j’y vais, les visites se
déroulent de la même façon. Je devrais dire : suivent le même cérémonial.
En effet, Le Grigou siège dans une chambrette tout en haut du dépôt, assis sur
un beau fauteuil devant une petite table sur laquelle il y a un plateau avec sa
théière, les petits bols, et un gros cendrier. Dans la pénombre, à moitié
invisible à cause des volutes de fumée, j’aperçois mon Grigou. Je le salue
respectueusement. Il me sourit et me prie de m’asseoir. Je prends des nouvelles
de sa santé et de ses affaires. Nous échangeons courtoisement quelques
informations sur l’arrivée de nouveaux étrangers – susceptibles de devenir
clients – et la sécurité à Phnom-Penh. « Je t’en prie, me dit-il, tu peux
fumer » et il pousse le gros cendrier dans ma direction. En général je ne
fume pas dans l’après midi, mais ici, c’est une cigarette diplomatique que
j’allume ! Nous fumons ensemble un petit moment, puis il me suggère
« Est-ce que cela te ferait plaisir de visiter mon entrepôt ? J’ai
reçu de nouveaux meubles récemment… » J’aime cette élégance. Nous ne
parlons jamais d’argent bien que je sache parfaitement qu’il est le cerveau
financier le l’affaire. Il me confie
donc aux bons soins de son fils, gros nigaud que je n’aime guère mais qui est
bien consciencieux, me montre toutes les plus belles choses et me donne les
détails techniques puis le prix. Je commence par le remercier, puis par
protester du prix trop élevé, et fais ma propre proposition. « Impossible,
dit-il rituellement. Mon père n’acceptera jamais. » « Et bien, va lui
demander ! » Il monte l’espèce d’échelle qui mène à l’antre-salon du
Grigou, et redescend avec une contre-proposition autant de fois qu’il le faut
jusqu’à ce que nous soyons d’accord. Comme je le disais, Le Grigou et moi je
parlons jamais d’argent !
Les hommes ont des soucis. Fin octobre, le général Pol
Saroeurn, Vice-Ministre de la Défense et Chef d’Etat Major général de l’armée
populaire du Cambodge reçoit officiellement le Colonel Torrès, Attaché
Militaire près l’ambassade de France, et après avoir évoqué toutes les
provocations dont les Khmers Rouges se sont rendus coupables récemment, lui dit
qu’il estime qu’ils s’apprêtent à lancer « une attaque d’envergure contre
les positions gouvernementales » dès le début de la saison sèche. Il
ajoute qu’ « ils ne participeront pas aux élections générales, mais
intensifieront leurs activités militaires en vue de s’emparer du pouvoir ».
Le Colonel lui répond qu’on « attendrait jusqu’au 15 novembre, dernier
délai pour les démarches diplomatiques faites conjointement par le Japon, la
Thaïlande et les coprésidents de la Conférence de Paris sur le Cambodge pour
tenter de convaincre les Khmers Rouges de se soumettre aux accords de paix. En
cas de résultat négatif, les élections devraient se dérouler sans eux et
l’UNTAC prendrait d’autres mesures… »
De même que nous avions été en expédition à Battambang avec
les Combeau, nous décidons d’aller à Kampot avec les Chassagne. Monsieur
Chassagne est de la police et vient d’accueillir sa « charmante
épouse » selon l’expression consacrée. En effet, elle est sympathique.
C’est une petite dame blonde, mince et décontractée. D’autres personnes se joignent à nous, de leurs amis je suppose, et
nous voilà partis, ce samedi 24 octobre, sur la route du sud. Quand je suis en
voiture, je n’écoute plus les conversations. Je me concentre sur le paysage et
laisse les pleins pouvoirs à mes facultés d’observation. La route n’est pas
aussi mauvaise que celle de Battambang. Seuls les ponts sont difficiles à
franchir. C’est comme lors de notre voyage à Kompong Cham au tout début de
notre séjour, il faut avancer tout doucement et retirer les planches une fois
la voiture passée, pour les mettre devant afin de pouvoir continuer à
progresser. Mais les ponts sont petits et nous commençons à avoir
l’habitude ! Le paysage est désolé, et désolant. Plat, sec, abandonné,
seulement piqueté de palmiers à sucre. Quelques petits hameaux peu peuplés d’êtres
assez misérables. Certes, ils sont pauvres, mal vêtus et hirsutes. Mais ce
n’est pas grave dans un pays chaud.
C’est leur état de santé qui fait peur….Ils sont tous maigres comme des
chats de gouttières, la peau toute noire typique des sans abris, souvent
claudiquant, et lorsqu’ils sourient on voit bien que la plupart n’ont plus que
quelques chicots noirâtres dans la bouche. Une fois, j’en vois quelques uns qui
souffrent d’une maladie de peau qui dessine d’étranges plaques blanches sur
leurs membres et dont les doigts, réduits à l’état de moignons, évoquent
vraiment la lèpre…
Nous progressons de façon assez satisfaisante, nous arrêtant
quelques fois pour nous dégourdir les jambes et échanger nos impressions. Je
photographie d’anciennes bornes kilométriques françaises au sommet arrondi et
peint en rouge… délavé, mais tout de même bien reconnaissable. Une fois, nous
rencontrons un éléphant ! Le cornac est un jeune type au visage peu
avenant. Je suppose que son animal lui permet de gagner sa vie parce qu’il
porte des tongues de plastique orange, chose que l’on peut considérer comme un
signe extérieur de richesse dans un pays où toute la population va pieds nus.
Plus loin, il y a une fête dans un village et quelques jeunes gens jouent
d’instruments de musique fort étranges, surtout les percussions. Les sons
discordants qu’ils produisent ne charment pas les oreilles mais l’ambiance est
gentille. Je prends des photos. Ces gens ont le sourire facile mais je me
demande ce qu’ils pensent en réalité et s’ils comprennent bien ce qui se passe
dans leur pays.
Je ne puis m’empêcher de penser que parmi tous les étrangers
récemment débarqués ici, nombreux sont ceux qui manquent du réalisme le plus
élémentaire. Pour le prouver, je ne raconterai qu’une seule anecdote. Une fois,
j’ai entendu un homme de bonne volonté prendre son entourage à témoin en
déclarant « Rendez-vous compte ! Si c’était chez nous que l’ONU avait
débarqué… Que penseriez-vous en voyant tous ces véhicules blancs estampillés
UN ? » Je ne sais ce que pensent les khmers, mais une chose est sûre,
c’est que la plupart ne savent pas lire
nos lettres romaines et je doute que les pauvres gens sachent ce qu’est
l’ONU. Quant à moi, il me semble que si j’étais à bout de misère, quiconque
viendrait s’occuper de moi serait le bienvenu. Je ne me poserais sûrement
aucune question politique !
Nous arrivons à Kep. C’est un site merveilleux ! Nous
avons parcouru environ 170 km par la route N°3 en venant de Phnom-Penh, et
traversé Takhmau et Takeo, petites bourgades pauvrissimes et pas bien belles,
comme la plupart des villages de ce pays. Il est vrai qu’il y a des étrangers
pour trouver que le Cambodge est un « beau » pays mais pas moi.
A ce sujet, j’ai déjà remarqué que la plupart des gens manquent d’objectivité.
Quand ils disent que tel ou tel pays est « beau » cela veut dire
qu’ils s’y sont sentis bien pour des raisons souvent beaucoup plus personnelles
qu’objectives. Par exemple, s’ils ont vécu une aventure intéressante, été
agréablement dépaysé de leurs soucis quotidiens en métropole, fait de
charmantes rencontres, ou plus trivialement, gagné beaucoup d’argent !
Pour moi, je m’en tiens au point de vue géographique. Le Cambodge est un pays
plat et plein d’eau, les montagnes sont basses, la terre est rouge et les
palmiers à sucre ressemblent à des plumeaux. Quant à la jungle, c’est un
endroit dangereux – car grouillant d’animaux venimeux - puant - à cause de la décomposition permanente des
végétaux sous l’effet d’une humidité chaude et gluante – et sombre – à cause de
la hauteur des arbres et de l’épaisseur des frondaisons. Si je compare avec
Taïwan, les paysages sont bien plus variés et ont beaucoup plus de majesté
parce qu’ils allient les beautés de la nature à celles dues au travail de
l’homme. Les hautes montagnes de la chaîne centrale sont taillées en terrasses
à leur base, puis on peut distinguer quantité de nuances de verts qui
traduisent les étagements forestiers selon l’altitude et la température, et
enfin, les sommets neigeux, souvent noyés dans les nuages, sont bien beaux à
contempler. Quant aux plaines, elles sont petites, baignées par la mer, et
admirablement cultivées. Mais je suis sûre que le Cambodge pourrait être un
pays prospère si l’on se donnait la peine de le cultiver. Ce que j’en vois, ce
sont les ruines d’après guerre.
Bref, pour une fois, je trouve un endroit fort joli, et
c’est le site de Kep. Je ne m’étonne pas du tout que les français y aient créé
une station balnéaire en 1908, baptisée « Kep-sur-Mer » et construit
des dizaines de délicieuses villas de style colonial ou même art-déco. Nous
nous arrêtons et je m’approche pour prendre quelques photos, mais
immédiatement, on me rappelle à l’ordre « Stop ! N’avance surtout
pas ! Il y a des mines partout ! » Ah… Comme je tiens à
conserver mes deux jambes, je recule prudemment et me contente de regarder avec
nostalgie les façades ruinées, les terrasses à demi effondrées et les murs
gluants de moisissures. Comme ce devait être joli autrefois ! Quel charme
cela devait avoir ! Combien d’idylles se sont nouées ici parmi les
vacanciers venus de la capitale….
On me rappelle à l’ordre une fois de plus. Après une si
longue route, tout le monde est fatigué, et surtout affamé. Nous reviendrons
nous extasier sur les merveilles architecturales perdues après avoir calmé nos
estomacs. Comme il parait que, depuis sa fondation, Kep-sur-Mer est célèbre
pour ses crabes, nous allons nous installer sous le toit de paille d’une petite
gargote en bord de plage. Les cocotiers laissent tomber leurs palmes sur le
sable blanc, l’eau est verte et bleue au loin, car nous arrivons à marée basse,
il fait chaud, c’est délicieux. Nous nous asseyons tous autour d’une table en
bois grossier et une fille assez avenante nous apporte quelques affreux petits
verres d’une propreté plus que douteuse et une bonne quantité de bouteilles de bière
tirées de la glacière qui constitue à elle seule la moitié du matériel de
restauration. Puis elle se met en devoir de décapsuler toutes les bouteilles.
En voilà une qui sait ce que c’est que la soif ! Je m’empare d’un verre et
d’une bouteille, me sers, et commence à voir la vie sous ses couleurs les plus
aimables. En l’occurrence, sable mouillé et bleu turquoise ! Les hommes,
comme d’habitude « refont le Cambodge » mais je n’écoute pas.
Quelques jeunes gens, qui s’étaient levés à notre arrivée, sont partis dans la
baie, un petit sceau à la main. Ils ramassent les célèbres crabes. Au bout d’un
moment qui me parait assez long, ils reviennent tous. C’est là que la seconde
moitié du matériel de restauration joue son rôle. Il s’agit d’un grand
chaudron. Dès que l’eau se met à bouillir, on y jette la récolte de crabes, et
dès qu’ils sont tout rouges, on les retire à l’aide d’une grande écumoire.
Puis, on nous les apporte tout fumants et on les jette sur la table, sans autre
forme de procès. Tout le monde a l’air de trouver cela parfaitement naturel et
les convives se jettent sur les crustacés et commencent à en casser les pattes,
voire à carrément mordre dedans. Moi, je
ne bouge pas. Je suis incapable de faire cela. Je n’ai pas assez de force dans
mes petits doigts pour rompre les membres de cet animal, ni assez de voracité
pour y mordre de toutes mes dents. Je regarde la petite montagne de bestioles
rouges avec effroi, réalisant qu’il n’y a absolument rien d’autre à se mettre
sous la dent. L’eau de cuisson dégoutte de la table, et je commence à voir la
vie sous ses couleurs les plus tristes, bois mouillé et rose-crabe. C’est alors
que se produit un miracle. Oui. Un véritable miracle. Une petite adolescente,
maigre comme un lézard mais tout sourire, tire un tabouret de plastique et
s’assoit à côté de moi, le plus naturellement du monde. Elle s’empare d’un
crabe et en quelques gestes prompts et précis, elle en extrait tout ce qui est
mangeable et me le met dans la main en me souriant gentiment. Elle ne s’occupe
de personne d’autre tout au long du repas. Les amis plaisantent et se moquent
gentiment de moi. En très peu de temps, la petite montagne de crustacés
disparait. Je sais très bien que cela ne suffit pas aux hommes, mais ils mangeront
mieux plus tard. Pour ma part, je suis rassasiée. Ma voisine doit l’avoir senti
car… elle a disparu ! Qui était-ce ? La modeste réincarnation d’une
Apsara céleste venue – pour une fois – non pour le plaisir des hommes, mais
pour aider une étrangère un peu rêveuse… Je n’oublierai jamais Kep, ses villas
englouties, sa plage immense et la petite Apsara au visage brun…
Après Kep, nous repartons pour Kampot et Sihanoukville, et
rentrons à Phnom-Penh par la route N°4. La région semble parfaitement
tranquille et il ne nous arrive aucune aventure digne d’être racontée. Nous
avons passé tout le week-end en excursion et je ne suis pas fâchée de regagner
nos pénates, où la vie reprend comme par devant. Je dois régler les salaires de
tous mes employés, car je suis le PDG de la PME « Attaché de
Défense ». Naturellement, c’est Le Colonel qui assume le rôle
politico-stratégique, mais c’est moi qui gère les affaires économiques et toute
la logistique. Quant au rôle social, nous nous le partageons. Le mois de
novembre s’écoule sans rien de particulier, sauf la soirée du samedi 14, un
grand dîner-buffet que j’offre pour réunir des invités variés mais tous
remarquables et qui, je l’espère, ont ainsi l’occasion d’échanger des propos
intéressants. Je réunis Wolfgang Lerke – Ambassadeur d’Allemagne – et Maryse,
Sir David Allan Burns – Ambassadeur de Grande Bretagne – et Inger, John et
Lorraine Sanderson. Oui, le beau général australien que j’avais embrassé sans
vergogne a été rejoint par son épouse, une dame absolument charmante, dont le
Général Rideau – autre invité – semble vaguement amoureux ! Nous avons
également Monsieur Sérgio Vieira de Mello[4],
très beau garçon capable de parler tant de langues parfaitement que l’on ne
sait jamais de quelle nationalité il est. Nous avons également Alexandre Zorine
- Attaché de Défense Russe - et Nathalie. Le Professeur Blanchot, Le Général
Patrick Pacaud, le Colonel Guillou, Pascal Charlat, notre Premier Secrétaire si
sympathique, et bien d’autres encore.
Depuis environ six mois que nous sommes installés, je
considère que cette maison est aménagée et meublée de façon satisfaisante. Elle
est aussi bien organisée pour recevoir. J’ai acheté des meubles à mon Grigou,
fait réparer ou transformer certains autres apportés de France, poncer, vernir
au tampon… Les cambodgiens n’ont plus de savoir-faire et leurs outils sont très
vieux… Au Marché Russe, j’ai pu acquérir de belles choses pour décorer et de la
vaisselle thaï très originale et élégante dont nous nous servons
quotidiennement. Elle est épaisse et peinte de grands dragons entrelacés, je
trouve cela très chic ! Mais en réalité, je sais parfaitement qu’il s’agit
de bols, d’assiettes et de plats qui ont été recalés à l’examen de qualité,
mais peu m’importe.
Mon personnel se plait beaucoup. Certes, je donne de bons
salaires. Au début, ils voulaient être payés à la journée. Je leur ai répondu
que c’était hors de question. Ils sont
tous logés, nourris et vêtus, ils
peuvent donc attendre la fin du mois pour toucher leur enveloppe et
apprendre à gérer leur pécule. Mais, outre les dollars, ils apprécient
l’ambiance, je crois. En effet, nous discutons et rions ensemble souvent. La
cuisinière, Madame Saut, me reproche de trop dépenser d’argent pour
l’embellissement de notre Résidence. Mais lorsque je rentre du Marché Russe
avec quelque nouvelle trouvaille, elle se précipite pour regarder, apprécier,
admirer, puis elle nettoie le butin et me le rapporte cérémonieusement pour que
je lui trouve la meilleure place au salon. Quand je donne une réception, tout
le monde met la main à la pâte pour la préparation. Je fais toutes les courses
à l’avance. Toy décharge ma BWM adorée et porte toutes les provisions et les
boissons dans la ruelle derrière la cuisine. Nous passons l’après midi à
préparer, faire des bouquets, dresser le buffet. Nous courons partout pieds nus
et transpirons comme buffles en rizière ! Mais je tiens à ce que tout soit
prêt bien avant l’arrivée des invités parce qu’après avoir tant travaillé, nous
allons nous doucher. Tout le monde se fait une beauté, de la plus jeune à la
plus âgée, et chacune est à son poste, comme les Apsaras sur les murs des
temples, lorsque les premiers de nos hôtes se présentent sous la frondaison.
Nous recevons beaucoup. Parfois trop parce qu’hélas, il
arrive que certains invités n’en soient pas dignes. Un soir, alors que nous
avions à notre table des khmers et des officiers français, un invité s’est mis
à critiquer la France et l’Armée – alors que nous représentons les deux –
Chacun peut avoir son opinion, surtout s’il peut la justifier d’une façon
intelligente – ce qui est loin d’être toujours le cas parce que l’émotivité et
la subjectivité prennent le pas sur la raison plus souvent qu’à leur tour…..
Mais personne ne devrait insulter un hôte qui le reçoit gracieusement. Il ne
s’agit plus d’opinion mais de courtoisie. De plus, il y a mille façons
d’exposer un point de vue, la plus blessante étant à proscrire. Bref. Comme je
ne supporte pas les mufles grossiers, j’en ai parlé à François qui a fini par
me dire « Fais ce que tu veux. Invite qui tu veux. Mais débrouille-toi
pour que ce soit réussi. » C’est pourquoi j’ai changé la formule. Au lieu
de donner des dîners protocolaires à un petit nombre d’invités assis à table,
je privilégie les dîners buffets. Et pour moi, ce n’est pas le menu qui fait
que la réception est appréciée, mais l’ambiance. Or, ce sont les invités qui la
font. C’est donc le choix des convives qui est crucial. Mon rôle consiste à les
choisir et à veiller à ce qu’ils se sentent bien grâce à l’accueil que je leur
réserve. Le dernier dîner que j’ai organisé a été une grande réussite grâce à
la qualité de nos hôtes. Le lendemain, j’ai reçu de nombreuses lettres de
remerciements et des fleurs. Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir
discuter entre eux des gens qui ne travaillent pas ensemble au quotidien et
dont les intérêts divergent souvent. A la Résidence, ils peuvent s’asseoir face
à face, un verre à la main, et discuter entre gentlemen, sans être épiés par
leur personnel de bureau ou pis encore, des journalistes ! C’est ce qui ce
qui se passe lorsque John Sanderson et le Général Rideau se retrouvent chez
nous. De plus Lorraine Sanderson est une dame si affable qu’on ne peut que
l’apprécier. Il me semble bien que, s’ils avaient vingt ans de moins, le
Sous-Lieutenant Rideau ferait les yeux doux à la charmante jeune fille australienne…
D’ailleurs, pendant qu’il lui raconte – sa vie, sûrement – je bavarde avec ce
cher John…
C’est à la fin de ce mois de novembre qu’il se passe quelque
chose de fort intéressant pour toute notre petite société, et de
particulièrement palpitant pour moi ! En effet, je suis amenée à vivre une
(petite) aventure à laquelle ma formation d’universitaire ne m’avait pas
préparée, mais que mon côté fantaisiste prête à tout me fait apprécier tout
particulièrement. Ajoutons-y une dosette de risque, une autre d’interdit et –
par conséquent – une troisième de secret, et le cocktail est vraiment
délicieux !
On annonce l’arrivée à Sihanoukville d’une Frégate de la
Marine Française.[5] Aussitôt
toutes sortes de belles images défilent dans ma mémoire, à commencer par ces
petits navires de guerre construits au XVI° siècle, plus vifs et manoeuvrables
que les lourdes coques d’antan. Puis je vois « La Confiance » de
Robert Surcouf, avec ses 22 canons sur le pont… « La Belle Poule »
voguant de Sainte Hélène vers la France, avec dans ses cales le cercueil de
l’Empereur, et sur le pont, 60 canons pour se protéger d’éventuelles
entreprises britanniques peu dignes de gentlemen…
« Il faudrait peut-être que tu reviennes à notre époque ! »
Et on m’explique que les Frégates actuelles sont des navires de guerre de
taille moyenne – 93 mètres de long en l’occurrence, cela me semble assez
respectable, mais l’Océan est tellement vaste qu’en effet, cela peut paraître tout
à fait « moyen » - mais remarquablement équipés. Ainsi, elles peuvent
naviguer en haute mer, quelles que soient les conditions météorologiques, et se
défendre ou attaquer des cibles très variées comme des cibles terrestres,
d’autres vaisseaux, des avions et même des sous-marins. Ces frégates peuvent
donc protéger de gros bâtiments comme des porte-avions, repérer des sous-marins
ou des vaisseaux ennemis, surveiller des zones maritimes fort étendues…. Enfin,
je comprends que la visite de cette merveille polyvalente est un honneur pour
nous, et une occasion exceptionnelle pour moi de m’instruire. La seule chose
qui me contrarie un peu, c’est le nom « Nivôse » Ma sympathie pour
Fabre d’Eglantine est médiocre, et « La neige qui blanchit la terre »
me refroidit… Enfin, la chaleur du Cambodge et de notre accueil fera fondre
cette neige inappropriée, je présume !
Naturellement je veux aller accueillir le Nivôse, le
Capitaine de Frégate qui s’appelle Thierry O’Neill – d’autant plus que j’ai
connu, dans une autre vie, quelqu’un de sa famille – féliciter les membres de
l’équipage, et assister à la réception offerte à cette occasion. Le seul
problème est : comment m’y rendre ? En effet, il faut au bas mot 3h30
pour arriver à Sihanoukville et plus de 4 heures pour en revenir de nuit et je
ne suis pas assez forte pour conduire 8 heures dans la même journée. De plus,
ma BWM adorée a la garde au sol trop basse pour rouler sans dommages graves sur
ces routes-pistes. Que faire ? François, qui part en hélico, me propose
alors de le rejoindre en prenant la 405 du Poste, avec Monsieur Huang au
volant. J’accepte d’enthousiasme ! Nous devons avoir une escorte de deux
jeeps prêtées par le COMELEF, le Colonel Guillou, parce que c’est dangereux.
Seulement voilà : de même que Le Colonel était trop en
avance lors de la venue de Monsieur Joxe pour pouvoir attendre son chauffeur,
Monsieur Huang est tellement nerveux qu’il quitte Phnom-Penh avec ma fille,
sans m’attendre, de peur que son patron ait besoin de lui ! Je me retrouve
donc toute seule face aux gars qui doivent assurer la sécurité avec leurs
jeeps. Que faire ? Eux aussi dépendent d’un Colonel, et pas n’importe
lequel : Guillou ! Le COMELEF ! Ce dernier, de taille moyenne,
maigre et nerveux, très autoritaire, est constamment sur la brèche. Avec lui
« Le règlement c’est le règlement ». Il est intraitable et fait peur
à tout le monde. Or, il existe bel et bien un Règlement qui dit que les
véhicules de l’ONU sont strictement réservés au transport du personnel de
l’ONU, militaire ou civil. Et je n’en fais pas partie. Par ailleurs, Guillou
est connu pour sa misogynie. Seigneur, que faire ? Si je n’arrive pas à
Sihanoukville pour la réception, François va se demander ce qui s’est passé et
sera furieux. Si je prends un des véhicules de l’ONU, les gars de la sécurité
auront affaire à Guillou et moi je subirai à la fois ses foudres, celles de mon
mari et un blâme de l’ONU ! Si je rentre chez moi et dis que Monsieur
Huang est parti sans m’attendre, il se fera incendier… Quelle que soit la
solution, j’aurai tout le monde contre moi…
Alors, les gars et moi, nous prenons une décision qui nous
rend complices. Nous partons ensemble. Comme je suis petite et mince, je me
cache à l’avant d’une des jeeps, accroupie par terre, au cas où le terrible
Colonel Guillou – qui doit prendre un hélicoptère, heureux mortel ! –
regarderait – Puis, nous roulerons vers Sihanoukville. A l’arrivée, ils me
déposeront quelque part, tout près de la Frégate, que je gagnerai seule,
faisant comme si je descendais de la 405. Aucun de nous ne parlera jamais de
cette affaire.
Enchantée ravie, je grimpe à l’avant d’une des jeeps et me
fais aussi petite que possible pendant qu’un des gars regarde partout pour
s’assurer que le COMELEF ne traîne pas par là. Ils prennent les affaires dont
ils ont besoin et nous démarrons doucement, pour ne pas nous faire remarquer.
Mais dès que nous sortons de Phnom-Penh, nous prenons une bonne vitesse de
croisière – enfin, autant que l’état de la route le permet – Nous sommes tous
très contents, les chauffeurs, les tireurs, et moi. Ils chantent. Je regarde la
route. Ces jeeps sont ouvertes et le vent de la course emmêle mes cheveux qui,
étant longs et bouclés, sont rapidement changés en une touffe inextricablement
emmêlée. Mais c’est le cadet de mes soucis ! De temps à autre, nous
faisons une petite halte. Les gars évoquent leurs souvenirs d’Afrique ou
d’ailleurs. Ils me passent une gourde et nous buvons à la régalade. Une fois,
l’un d’eux s’avise que je suis devenue toute rouge. Hé, oui, ma peau ne supporte
pas le grand soleil, j’avais oublié… Un « sheich » sort d’une poche
comme par enchantement. Je me l’enroule autour de la tête et des bras. Ce n’est
sûrement pas réglementaire, mais au point où nous en sommes !
« Hum…. » fait le chauffeur « Vous êtes vraiment très
rouge…. » Ca m’est égal. Un coup de soleil ne me gâtera pas mon plaisir.
Je ne pense plus à rien. Je leur fais confiance pour la sécurité, l’horaire et
le reste. Je regarde défiler le paysage. Je suis parfaitement heureuse.
« Nous y serons dans un quart d’heure » dit
soudain le plus âgé – et sûrement le plus gardé. Je reviens sur terre. Il y a
un problème. Je suis en short. Il est impossible que j’arrive ainsi faite à une
réception sur un vaisseau de guerre où je vais retrouver notre ambassadeur, le
Capitaine de la Frégate, quelques hôtes étrangers, une collection de colonels
et tout l’équipage ! « C’est pas un problème – me répond le même beau
garçon – nous allons vous arrêter quelque part où vous pourrez vous changer »
En effet, ils avisent une maison sur pilotis, s’arrêtent, l’encerclent et me
font signe de monter. Je suppose que leur seule vue intimide les occupants et,
en toute confiance, monte l’escalier-échelle de bois. Sur la coursive qui fait
le tour de la pièce principale, j’ôte short et chemise pour passer une
combinaison « gorge de pigeon » décolletée dos-nu – il fait tellement
chaud – Avec les mules dorées que je porte en toutes occasions, je pense être
présentable. Je redescends donc, toute contente. Mais là, mes anges gardiens me
regardent d’un œil critique. Non seulement j’ai le teint d’un beau rouge
flamboyant, mais mes cheveux ne forment plus qu’une masse compacte. Je
ressemble à une langouste sortant du court-bouillon les antennes toutes
frisées ! Une autre que moi aurait peut-être un poudrier dans son sac, mais ce n’est pas
mon genre d’emporter des cosmétiques pour aller en brousse. Je tire mes cheveux
en arrière, les attache comme je peux, et marche dignement, seule, vers le
bateau qui me parait énorme. Il y a une échelle blanche. Je monte le plus
rapidement possible et une fois sur le pont, apprécie la fraîcheur de la brise
de mer.
Pas longtemps. Le pont est blanc de monde. Oui. Je sais. La
coutume veut que l’on dise « noir de monde » mais en l’occurrence, comme
tout les membres de l’équipage et la plupart des invités sont en grand blanc,
je maintiens que le pont est blanc de monde ! Je m’approche pour saluer
notre ambassadeur. Il est venu en hélicoptère et semble en pleine forme. Hum…
Vraiment ? Philippe Coste est d’ordinaire un peu distant quoique toujours
aimable. Cette fois, à ma très grande surprise, alors que je m’approche pour
lui serrer la main, il me tend les bras, me prend par les épaules et me serre
sur son cœur très chaleureusement. Quoique fort interloquée, je lui rends
effusion pour effusion et lui assure que j’ai fait un excellent voyage, sans
aucune mauvaise rencontre, avarie ou problème de quelque sorte que ce soit. Il
semble rassuré. Se faisait-il des soucis pour moi ? Trop gentil !
Mais, j’ai beau être fort novice dans ces milieux, je ne suis pas assez niaise
pour imaginer que mon ambassadeur se soucie réellement de mon confort et même
de ma sécurité. Et pendant que je lui souris d’une oreille à l’autre, je me
demande ce qui s’est passé ici qui pourrait justifier un accueil si empressé…
S’il me caresse ainsi c’est qu’il a besoin de moi, et s’il a besoin de moi
c’est qu’il s’est passé quelque chose entre lui et son Attaché de Défense ….
Mon hypothèse est vite confirmée. François se précipite vers
moi, plutôt nerveux. « Alors ? Ce trajet ? Comment cela s’est-il
passé ? » « On ne peut mieux – en effet, je suis euphorique – Et
toi, comment vas-tu ? Et Son Excellence ? Il vient de
m’embrasser ! » « Ah ! Ce matin nous étions tous les
deux dans l’hélicoptère et il m’a dit ….. » enfin, sans être grand
clerc, j’avais deviné. Quelques « mots » avec Monsieur, et quelques
bises à Madame. Ceci compense cela !
Son Excellence Philippe Coste sur
le pont du Nivôse
La réception se déroule à la satisfaction générale. Mais mon
Colonel semble avoir des suspicions au sujet de la façon dont j’ai voyagé. Je
l’assure que tout a été pour le mieux, que les règles de sécurité ont été
respectées, que je me sens très bien…. Sachant à quels très graves ennuis
j’exposerais mes anges gardiens si je disais le moindre mot de notre voyage, et
adorant moi-même le secret, je n’en ai jamais soufflé mot à personne. Aujourd’hui,
vingt ans plus tard, je pense qu’il y a prescription…Et si jamais un des
charmants jeunes gens qui ont fait partie de cette expédition, devenu un homme
mûr et rassis, lit mes souvenirs, j’espère que cela lui rappellera également
ces bons moments pour lesquels je tiens à le remercier !
Après la réception, nous allons manger des crevettes dans
une gargote du bord de mer. Naturellement, on demande à s’asseoir dehors sur
des chaises en tubulures, autour d’un guéridon de plastique, et nous buvons des
boîtes de bière australienne. Le gérant de la gargote est assurément un grand
artiste doublé d’un économiste de génie. Il récupère toutes les boîtes, en
perce le fond, et les enfile sur des ficelles. Puis il les accroche en lignes
au linteau de la porte de son établissement. C’est artistique, économique et
écologique – puisqu’il recycle – On pourrait même ajouter que c’est musical car
les boîtes s’entrechoquent au moindre souffle d’air. Hélas… J’ai sûrement
mauvais esprit et n’apprécie pas à leur juste valeur ces efforts d’intégration
dans le monde contemporain… Mon voisin non plus d’ailleurs : un monsieur
grand et gros, pourvu d’une barbe grise broussailleuse, bourru et un peu mal
gracieux, mais gentil malgré les apparences. C’est le colonel Attaché de
Défense non-résident près l’Ambassade d’Allemagne à Bangkok. François décide
que nous rentrerons ensemble à Phnom-Penh, le Colonel allemand et moi, parce
que Philippe Coste va rester à Sihanoukville et qu’il se doit de demeurer avec
lui sur place.
Cette fois, nous partons dans la 405 du poste, avec Monsieur
Huang au volant. Un Monsieur Huang contrit, qui me fait des courbettes et se
demande bien par quelle magie j’ai pu arriver ici toute seule….Je lui dis qu’il
ne faut plus qu’il en parle, et surtout pas au Colonel ! Enfin, ce matin,
il s’est occupé de Marie. Je ne puis donc me fâcher trop contre lui. Elle a
voyagé confortablement sous sa protection. Maintenant, nous repartons vers la
capitale en convoi de plusieurs voitures blanches. C’est que de nuit, les
routes sont encore plus dangereuses que de jour, principalement à cause des
bandits qui se postent près de certains villages, posent des barrières pour
arrêter les véhicules, et attendent les clients, kalachnikov au poing. Tant
qu’ils sont encore sobres, on peut espérer discuter, mais dès qu’ils ont bu
trop d’alcool de palme, on ne répond de rien. Voilà un de ces barrages dont le
but est de racketter les voyageurs. Tout le monde s’arrête. Marie, qui dormait
sur le siège avant, se réveille. Je baisse la vitre. Un sale type approche sa
sale tête de sale racketteur et dit quelque chose …. C’est alors que le colonel
allemand, qui, lui aussi dormait, se réveille…. d’une humeur de grizzli !
Quatre fois plus grand et plus gros que le misérable petit cambodgien, il se
redresse et émet un grognement inarticulé véritablement effrayant puis, se
recale dans son siège. L’autre, à la vue de ce colosse à barbe blanche recule
précipitamment et fait de grands gestes des bras. Ses comparses ouvrent la
barrière et nous passons. Comme c’est bien d’être grand, fort et impressionnant
physiquement, me dis-je. Si j’avais été seule….Mais je ne suis pas seule !
Ma fille et moi avons presque une petite armée privée pour nous protéger. C’est
formidable, cette impression de confiance et de sécurité qui se dégage de mon
voisin. Non seulement il n’a pas eu peur de ces demi-soldes devenus bandits par
habitude et nécessité, mais encore il leur en a imposé sans même ouvrir la
bouche, comme ces plantigrades géants que tous les hôtes de la forêt
respectent !
Jusqu’à Phnom-Penh, plus aucun incident. Seulement une belle
image. A l’aller, nous avions remonté toute une immense colonne de charriots
attelés de paires de zébus. Ils tiraient des branchages épineux propres à faire
des barrières très solides. J’aime beaucoup ces animaux. Je les trouve
gracieux, élégants et sympathiques. Ils ont une robe claire, une bosse sur le
cou, et ces merveilleuses cornes pointues longues, fines et galbées qui leur
donnent tant de charme… à mes yeux du moins. Voilà qu’au retour, nous les
retrouvons. Ils se sont arrêtés. Les conducteurs sont assis sur la route,
occupés à faire chauffer leur dîner dans des boîtes de conserve sur des feux de
brindilles, mais les animaux, toujours attelés, fixent de leurs grands yeux
dorés les véhicules automobiles qui viennent vers eux. Toutes ces paires d’yeux
grands ouverts et scintillants produisent une impression extraordinaire,
totalement surréaliste, un conte de fées… ou plus prosaïquement fait penser à
une bande dessinée à fond noir sur laquelle on ne voit que des yeux…
L’auteur sur le pont du Nivôse
[1] La
visite du Ministre de la Défense, Pierre Joxe, a lieu du 24 au 28 septembre
1992.
[2] Il y a
le 8° RPIMa et des hommes du 6° RPIMa (Régiments Parachutistes d’Infanterie de
Marine) et d’autres du 14° RPCS (Régiment Parachutiste de Commandement et de
Soutien) et du 1° RCP Régiment de Chasseurs parachutistes)
[3] Fusils
d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne.
[4] Sérgio
Vieira de Mello, brésilien, fils de diplomate, membre de l’ONU. Né en 1948, il
fit ses études en Europe. Docteur en Philosophie, puis Docteur d’Etat ès
Lettres et Sciences Humaines à la Sorbonne. Au Cambodge, il dirigeait l’UNHCR
(Haut Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés). Puis il fut HCDR (Haut
Commissaire pour les Droits de l’Homme). Il mourut en 2003 à Bagdad lors de
l’attaque du QG de l’ONU.
[5] Il
s’agit du Nivôse. Construite en 1992, cette frégate quitta Lorient le 18
octobre pour rallier Nouméa. Elle fit escale le 18 novembre à Sihanoukville
puis Haïphong et Hong-Kong.