dimanche 24 mai 2015

Quatre années au Cambodge - Chapitre 6 - La frégate Nivôse

Après l'installation de l'Ambassade de France à Phnom-Penh, l'arrivée des onusiens - fonctionnaires civils et militaires - les visites commencent en une ronde incessante. L'une d'elle, mémorable pour l'auteur : celle de la Frégate nivôse.




Chapitre  6
La frégate nivôse


Un des rôles que j’assume ici à Phnom-Penh, est celui de guide touristique pour les innombrables visiteurs qui se suivent au pas cadencé, puis conseillère pour les gens qui viennent s’installer en couple. Cela sous-entend que je connais très bien toutes les ressources de la ville, les marchés, les magasins et les artisans. Lorsque je suis arrivée il y a quelques mois, j’aurais été bien contente que quelqu’un m’aide un peu. Or non seulement il a fallu que je me débrouille toute seule, mais en plus, c’est moi qui allais aider Le Colonel – et qui l’aide toujours quand il en a besoin – Au fond, ce n’est pas plus mal. Ainsi j’ai appris vite et conservé mon indépendance.

C’est que chaque jour, je suis confrontée à des situations nouvelles, et cela m’oblige à être parfaitement informée des possibilités et ressources dont je puis disposer tant pour faire face à nos obligations que pour répondre aux attentes des gens qui me sollicitent. De plus, j’achète de belles choses que nous pourrons emporter lorsque nous quitterons le pays, parce qu’aucun poste n’est éternel !

Lorsque je ne suis pas occupée à l’extérieur, je contrôle le travail de Marie qui suit ses classes grâce aux cours du CNED, et pour laquelle j’ai embauché quelques professeurs pour des leçons particulières. Elle travaille tous les matins et en début d’après midi. Vers quatre heures, nous sortons ensemble et allons à la piscine. L’eau y est bien chaude. Nous nous amusons un bon moment, puis nous regagnons la Résidence pour nous changer et repartir dans la voiture diplomatique en compagnie du Colonel pour aller à un cocktail, une réception ou un dîner. Mais s’il n’y a aucune obligation sociale, il nous arrive de faire un petit tour par le No Problem. C’est le fief des australiens. Ils s’y pressent en foule, surtout vers 18 heures lorsque Thierry, le patron affiche « Happy Hour ! » C'est-à-dire que l’on a deux consommations pour le prix d’une. Inutile de dire que les gars se bousculent ! Nous nous asseyons par terre sur des coussins dans un minuscule salon privé. Je commande une Foster’s - bière australienne – et un jus de fruit pour Marie, et nous sirotons en commentant les derniers évènements, un œil sur le téléviseur qui fait passer en boucle le même film de Rambo, et l’autre sur les uniformes des « kangourous » !

Mais quelques fois, il y a des imprévus amusants comme par exemple la visite de Monsieur Joxe, notre Ministre, fin septembre. C’est lors de telles occasions que j’apprends le plus sur les gens et m’instruis de l’actualité politique française à laquelle ma vie à Taïwan m’a rendue totalement étrangère. En écoutant parler Le Colonel, qui est féru d’histoire contemporaine, j’apprends que notre Ministre vient d’une famille de politiciens, car son père, Louis, après avoir été professeur en tant qu’agrégé d’histoire, s’est ensuite tourné vers la politique. Il connaissait tous les personnages importants qui se sont succédé à la tête du gouvernement, et a été lui-même ambassadeur, Ministre de l’Education Nationale, Garde des Sceaux Ministre de la Justice, membre du Conseil Constitutionnel….Impressionnant. C’est donc son fils que nous attendons, et il se prénomme Pierre. C’est un ami de Monsieur Mitterand. Il a déjà été Ministre de l’Industrie, Président du groupe socialiste à l’Assemblée Nationale, puis Ministre de l’Intérieur, et maintenant, depuis la démission de Monsieur Jean-Pierre Chevènement l’an dernier, il a pris sa place de Ministre de la Défense. Il parait qu’il vient inspecter les troupes[1], et cela met tout le monde sur les dents.

Arrivé le jeudi dans son joli Falcon 900, il doit partir le lendemain à la première heure pour le sud, où le Colonel Irastorza l’attend avec tous ses hommes[2]. Naturellement, le voyage doit se faire en hélicoptère, mais Monsieur Huang n’est pas au rendez-vous pour conduire Le Colonel à l’aéroport ! Quoique je suspecte François d’être lui-même très en avance et trop énervé pour attendre son chauffeur, je me propose pour l’emmener dans ma BMW adorée. Je suis toute fière et espère bien voir la tête du célèbre Ministre…. Eh bien, pas du tout ! Il n’est pas là ! Nous apprenons que la veille au soir, il a changé les horaires du programme et que l’Attaché de Défense n’en a pas été prévenu…

Je rentre à la Résidence et tout en buvant mon thé du matin, je me demande si les gars vont oser raconter au Ministre les bonnes histoires qui circulent au 8° RPIMa. En effet, je sais qu’il doit aller au Bokor, puis à Kampot où le Génie consolide un pont, seul moyen de franchissement de la rivière qui coupe la ville en deux, et enfin, visiter une école de déminage. Ce qui m’intéresse, c’est le Bokor. C’est une petite montagne au sommet de laquelle les ruines d’un ancien hôtel tiennent encore debout, et qui servait de refuge à quelques Khmers Rouges abandonnés des hommes et du Diable…. mais pas d’El Senior Irastorza ! Peu après son arrivée, bien résolu à accomplir sa mission de désarmement, il était allé là-haut en hélico, les portes de l’appareil ouvertes et des tireurs armés de FAMAS[3], grenades, et tout ce qui va bien en pareil cas, penchés vers l’objectif. Ils avaient alors vu quelques pauvres hères sortir craintivement d’abris misérables en agitant les bras. Comme ils n’avaient pas l’air bien dangereux, les hélicos s’étaient posés et Irastorza était descendu avec son interprète. « Messieurs, bonjour ! Nous sommes français. La paix a été signée, nous sommes là pour faire appliquer le Traité. Mais d’abord, nous vous avons apporté quelques cadeaux en gage d’amitié… » Et sur un geste de lui, ses gars avaient descendu des sacs contenant des boîtes de pâté, du biscuit, du riz, des boissons et des cigarettes. En voilà un qui sait parler aux hommes ! Ils ont dû le prendre pour l’avatar d’une divinité Hindoue, équivalent du Père Noël chez nous ! Après ce premier contact, il était revenu discuter avec eux. Pour ce faire, il avait imaginé toute une mise en scène : il s’asseyait face à son interlocuteur principal et ses assistants. Tout autour, ses hommes, FAMAS en bandoulière. Si la conversation devenait difficile, les gars braquaient les fusils vers les négociateurs. Et quand on en venait aux cris, ils faisaient claquer les culasses de leurs armes. Le calme revenait comme par enchantement. El Senior Irastorza me plait beaucoup. Il se comporte à la fois comme un seigneur de la guerre et un diplomate avisé. Il me semble beaucoup plus malin que pas mal de politiciens. Mais je doute fort que l’on régale le Ministre de ces bonnes histoires que l’on raconte dans mon salon ! Quoi qu’il en soit, la visite s’écoulera sûrement comme prévu et tout le monde fera le nécessaire pour que Monsieur Joxe soit content.

La vie reprend son cours normal – si je puis dire – avec mille visites, dîners, soirées, restaurants, rencontres… Tout cela est loin d’être inutile. Nous rencontrons des gens très intéressants, quelque fois même passionnants, et apprenons une foule de choses concernant le Cambodge et tous les acteurs qui se bousculent sur cette scène. Leurs métiers, leurs opinons, leurs expériences, et par-dessus tout, pourquoi et comment ils sont arrivés là et ce qu’ils espèrent de leur séjour parmi nous.

Je fais parfois des rencontres très amusantes. Entre autres, une dame, belge, qui s’appelle Marie-Ange. Elle accompagne son mari qui, je n’en doute pas, est un monsieur très sérieux, mais elle se moque totalement de la politique, des forces armées, des traités internationaux… bref, de tout ce qui passionne les hommes. Tout ce qu’elle veut, c’est être en agréable compagnie et faire des choses qui l’amusent. Mais comme elle dit tout haut tout ce qu’elle pense et que ce n’est pas forcément très diplomatique, elle s’attire des inimitiés, sans même s’en rendre compte. Moi, je la trouve amusante ! Elle arrive à la Résidence, se plante au milieu du salon et me dit «Oh ! C’est vraiment beau chez toi ! J’apprécie beaucoup…» et pour mieux apprécier encore, elle tourne sur elle-même, puis s’arrête devant une petite vitrine dont François a hérité, et me dit « Mais alors là, c’est pas possible ! Quelle faute de goût ! Tu te rends compte que c’est affreux ? » « Oh oui, mais je m’en fiche complètement ! Quand je donne une réception, tous les militaires posent leurs téléphones portables dessus. C’est très amusant ! Rien que pour ça je la garde » Elle grogne comme un grizzli et me déclare « Mais les autres choses sont tout à fait correctes. Emmène-moi  chez tes fournisseurs. » Hé ! C’est un ordre ! Je l’emmène dans ma BMW adorée. Elle regarde tout et tout le monde d’un air dégoûté, jusqu’à ce qu’elle me fatigue et que je la ramène chez elle.

Au nombre de « mes fournisseurs » comme elle dit, figure, en bonne place, Le Grigou. Le Grigou est un sino-khmer dont j’ignore le nom. C’est un vieux monsieur aux cheveux déjà presque tout blancs mais d’assez bonne prestance. Mince, beau visage, mine avenante, et d’excellentes manières. Il règne en souverain seigneur sur un énorme dépôt de meubles anciens au sud de la ville. Depuis que je le connais, et chaque fois que j’y vais, les visites se déroulent de la même façon. Je devrais dire : suivent le même cérémonial. En effet, Le Grigou siège dans une chambrette tout en haut du dépôt, assis sur un beau fauteuil devant une petite table sur laquelle il y a un plateau avec sa théière, les petits bols, et un gros cendrier. Dans la pénombre, à moitié invisible à cause des volutes de fumée, j’aperçois mon Grigou. Je le salue respectueusement. Il me sourit et me prie de m’asseoir. Je prends des nouvelles de sa santé et de ses affaires. Nous échangeons courtoisement quelques informations sur l’arrivée de nouveaux étrangers – susceptibles de devenir clients – et la sécurité à Phnom-Penh. « Je t’en prie, me dit-il, tu peux fumer » et il pousse le gros cendrier dans ma direction. En général je ne fume pas dans l’après midi, mais ici, c’est une cigarette diplomatique que j’allume ! Nous fumons ensemble un petit moment, puis il me suggère « Est-ce que cela te ferait plaisir de visiter mon entrepôt ? J’ai reçu de nouveaux meubles récemment… » J’aime cette élégance. Nous ne parlons jamais d’argent bien que je sache parfaitement qu’il est le cerveau financier le l’affaire. Il me  confie donc aux bons soins de son fils, gros nigaud que je n’aime guère mais qui est bien consciencieux, me montre toutes les plus belles choses et me donne les détails techniques puis le prix. Je commence par le remercier, puis par protester du prix trop élevé, et fais ma propre proposition. « Impossible, dit-il rituellement. Mon père n’acceptera jamais. » « Et bien, va lui demander ! » Il monte l’espèce d’échelle qui mène à l’antre-salon du Grigou, et redescend avec une contre-proposition autant de fois qu’il le faut jusqu’à ce que nous soyons d’accord. Comme je le disais, Le Grigou et moi je parlons jamais d’argent !

Les hommes ont des soucis. Fin octobre, le général Pol Saroeurn, Vice-Ministre de la Défense et Chef d’Etat Major général de l’armée populaire du Cambodge reçoit officiellement le Colonel Torrès, Attaché Militaire près l’ambassade de France, et après avoir évoqué toutes les provocations dont les Khmers Rouges se sont rendus coupables récemment, lui dit qu’il estime qu’ils s’apprêtent à lancer « une attaque d’envergure contre les positions gouvernementales » dès le début de la saison sèche. Il ajoute qu’ « ils ne participeront pas aux élections générales, mais intensifieront leurs activités militaires en vue de s’emparer du pouvoir ». Le Colonel lui répond qu’on « attendrait jusqu’au 15 novembre, dernier délai pour les démarches diplomatiques faites conjointement par le Japon, la Thaïlande et les coprésidents de la Conférence de Paris sur le Cambodge pour tenter de convaincre les Khmers Rouges de se soumettre aux accords de paix. En cas de résultat négatif, les élections devraient se dérouler sans eux et l’UNTAC prendrait d’autres mesures… »

De même que nous avions été en expédition à Battambang avec les Combeau, nous décidons d’aller à Kampot avec les Chassagne. Monsieur Chassagne est de la police et vient d’accueillir sa « charmante épouse » selon l’expression consacrée. En effet, elle est sympathique. C’est une petite dame blonde, mince et décontractée. D’autres personnes se  joignent à nous, de leurs amis je suppose, et nous voilà partis, ce samedi 24 octobre, sur la route du sud. Quand je suis en voiture, je n’écoute plus les conversations. Je me concentre sur le paysage et laisse les pleins pouvoirs à mes facultés d’observation. La route n’est pas aussi mauvaise que celle de Battambang. Seuls les ponts sont difficiles à franchir. C’est comme lors de notre voyage à Kompong Cham au tout début de notre séjour, il faut avancer tout doucement et retirer les planches une fois la voiture passée, pour les mettre devant afin de pouvoir continuer à progresser. Mais les ponts sont petits et nous commençons à avoir l’habitude ! Le paysage est désolé, et désolant. Plat, sec, abandonné, seulement piqueté de palmiers à sucre. Quelques petits hameaux peu peuplés d’êtres assez misérables. Certes, ils sont pauvres, mal vêtus et hirsutes. Mais ce n’est pas grave dans un pays chaud.  C’est leur état de santé qui fait peur….Ils sont tous maigres comme des chats de gouttières, la peau toute noire typique des sans abris, souvent claudiquant, et lorsqu’ils sourient on voit bien que la plupart n’ont plus que quelques chicots noirâtres dans la bouche. Une fois, j’en vois quelques uns qui souffrent d’une maladie de peau qui dessine d’étranges plaques blanches sur leurs membres et dont les doigts, réduits à l’état de moignons, évoquent vraiment la lèpre…

Nous progressons de façon assez satisfaisante, nous arrêtant quelques fois pour nous dégourdir les jambes et échanger nos impressions. Je photographie d’anciennes bornes kilométriques françaises au sommet arrondi et peint en rouge… délavé, mais tout de même bien reconnaissable. Une fois, nous rencontrons un éléphant ! Le cornac est un jeune type au visage peu avenant. Je suppose que son animal lui permet de gagner sa vie parce qu’il porte des tongues de plastique orange, chose que l’on peut considérer comme un signe extérieur de richesse dans un pays où toute la population va pieds nus. Plus loin, il y a une fête dans un village et quelques jeunes gens jouent d’instruments de musique fort étranges, surtout les percussions. Les sons discordants qu’ils produisent ne charment pas les oreilles mais l’ambiance est gentille. Je prends des photos. Ces gens ont le sourire facile mais je me demande ce qu’ils pensent en réalité et s’ils comprennent bien ce qui se passe dans leur pays.

Je ne puis m’empêcher de penser que parmi tous les étrangers récemment débarqués ici, nombreux sont ceux qui manquent du réalisme le plus élémentaire. Pour le prouver, je ne raconterai qu’une seule anecdote. Une fois, j’ai entendu un homme de bonne volonté prendre son entourage à témoin en déclarant « Rendez-vous compte ! Si c’était chez nous que l’ONU avait débarqué… Que penseriez-vous en voyant tous ces véhicules blancs estampillés UN ? » Je ne sais ce que pensent les khmers, mais une chose est sûre, c’est que la plupart ne savent pas lire  nos lettres romaines et je doute que les pauvres gens sachent ce qu’est l’ONU. Quant à moi, il me semble que si j’étais à bout de misère, quiconque viendrait s’occuper de moi serait le bienvenu. Je ne me poserais sûrement aucune question politique !

Nous arrivons à Kep. C’est un site merveilleux ! Nous avons parcouru environ 170 km par la route N°3 en venant de Phnom-Penh, et traversé Takhmau et Takeo, petites bourgades pauvrissimes et pas bien belles, comme la plupart des villages de ce pays. Il est vrai qu’il y a des étrangers pour trouver que le Cambodge est un « beau » pays  mais pas moi. A ce sujet, j’ai déjà remarqué que la plupart des gens manquent d’objectivité. Quand ils disent que tel ou tel pays est « beau » cela veut dire qu’ils s’y sont sentis bien pour des raisons souvent beaucoup plus personnelles qu’objectives. Par exemple, s’ils ont vécu une aventure intéressante, été agréablement dépaysé de leurs soucis quotidiens en métropole, fait de charmantes rencontres, ou plus trivialement, gagné beaucoup d’argent ! Pour moi, je m’en tiens au point de vue géographique. Le Cambodge est un pays plat et  plein d’eau, les montagnes sont basses, la terre est rouge et les palmiers à sucre ressemblent à des plumeaux. Quant à la jungle, c’est un endroit dangereux – car grouillant d’animaux venimeux - puant  - à cause de la décomposition permanente des végétaux sous l’effet d’une humidité chaude et gluante – et sombre – à cause de la hauteur des arbres et de l’épaisseur des frondaisons. Si je compare avec Taïwan, les paysages sont bien plus variés et ont beaucoup plus de majesté parce qu’ils allient les beautés de la nature à celles dues au travail de l’homme. Les hautes montagnes de la chaîne centrale sont taillées en terrasses à leur base, puis on peut distinguer quantité de nuances de verts qui traduisent les étagements forestiers selon l’altitude et la température, et enfin, les sommets neigeux, souvent noyés dans les nuages, sont bien beaux à contempler. Quant aux plaines, elles sont petites, baignées par la mer, et admirablement cultivées. Mais je suis sûre que le Cambodge pourrait être un pays prospère si l’on se donnait la peine de le cultiver. Ce que j’en vois, ce sont les ruines d’après guerre.

Bref, pour une fois, je trouve un endroit fort joli, et c’est le site de Kep. Je ne m’étonne pas du tout que les français y aient créé une station balnéaire en 1908, baptisée « Kep-sur-Mer » et construit des dizaines de délicieuses villas de style colonial ou même art-déco. Nous nous arrêtons et je m’approche pour prendre quelques photos, mais immédiatement, on me rappelle à l’ordre « Stop ! N’avance surtout pas ! Il y a des mines partout ! » Ah… Comme je tiens à conserver mes deux jambes, je recule prudemment et me contente de regarder avec nostalgie les façades ruinées, les terrasses à demi effondrées et les murs gluants de moisissures. Comme ce devait être joli autrefois ! Quel charme cela devait avoir ! Combien d’idylles se sont nouées ici parmi les vacanciers venus de la capitale….

On me rappelle à l’ordre une fois de plus. Après une si longue route, tout le monde est fatigué, et surtout affamé. Nous reviendrons nous extasier sur les merveilles architecturales perdues après avoir calmé nos estomacs. Comme il parait que, depuis sa fondation, Kep-sur-Mer est célèbre pour ses crabes, nous allons nous installer sous le toit de paille d’une petite gargote en bord de plage. Les cocotiers laissent tomber leurs palmes sur le sable blanc, l’eau est verte et bleue au loin, car nous arrivons à marée basse, il fait chaud, c’est délicieux. Nous nous asseyons tous autour d’une table en bois grossier et une fille assez avenante nous apporte quelques affreux petits verres d’une propreté plus que douteuse et une bonne quantité de bouteilles de bière tirées de la glacière qui constitue à elle seule la moitié du matériel de restauration. Puis elle se met en devoir de décapsuler toutes les bouteilles. En voilà une qui sait ce que c’est que la soif ! Je m’empare d’un verre et d’une bouteille, me sers, et commence à voir la vie sous ses couleurs les plus aimables. En l’occurrence, sable mouillé et bleu turquoise ! Les hommes, comme d’habitude « refont le Cambodge » mais je n’écoute pas. Quelques jeunes gens, qui s’étaient levés à notre arrivée, sont partis dans la baie, un petit sceau à la main. Ils ramassent les célèbres crabes. Au bout d’un moment qui me parait assez long, ils reviennent tous. C’est là que la seconde moitié du matériel de restauration joue son rôle. Il s’agit d’un grand chaudron. Dès que l’eau se met à bouillir, on y jette la récolte de crabes, et dès qu’ils sont tout rouges, on les retire à l’aide d’une grande écumoire. Puis, on nous les apporte tout fumants et on les jette sur la table, sans autre forme de procès. Tout le monde a l’air de trouver cela parfaitement naturel et les convives se jettent sur les crustacés et commencent à en casser les pattes, voire à carrément  mordre dedans. Moi, je ne bouge pas. Je suis incapable de faire cela. Je n’ai pas assez de force dans mes petits doigts pour rompre les membres de cet animal, ni assez de voracité pour y mordre de toutes mes dents. Je regarde la petite montagne de bestioles rouges avec effroi, réalisant qu’il n’y a absolument rien d’autre à se mettre sous la dent. L’eau de cuisson dégoutte de la table, et je commence à voir la vie sous ses couleurs les plus tristes, bois mouillé et rose-crabe. C’est alors que se produit un miracle. Oui. Un véritable miracle. Une petite adolescente, maigre comme un lézard mais tout sourire, tire un tabouret de plastique et s’assoit à côté de moi, le plus naturellement du monde. Elle s’empare d’un crabe et en quelques gestes prompts et précis, elle en extrait tout ce qui est mangeable et me le met dans la main en me souriant gentiment. Elle ne s’occupe de personne d’autre tout au long du repas. Les amis plaisantent et se moquent gentiment de moi. En très peu de temps, la petite montagne de crustacés disparait. Je sais très bien que cela ne suffit pas aux hommes, mais ils mangeront mieux plus tard. Pour ma part, je suis rassasiée. Ma voisine doit l’avoir senti car… elle a disparu ! Qui était-ce ? La modeste réincarnation d’une Apsara céleste venue – pour une fois – non pour le plaisir des hommes, mais pour aider une étrangère un peu rêveuse… Je n’oublierai jamais Kep, ses villas englouties, sa plage immense et la petite Apsara au visage brun…

Après Kep, nous repartons pour Kampot et Sihanoukville, et rentrons à Phnom-Penh par la route N°4. La région semble parfaitement tranquille et il ne nous arrive aucune aventure digne d’être racontée. Nous avons passé tout le week-end en excursion et je ne suis pas fâchée de regagner nos pénates, où la vie reprend comme par devant. Je dois régler les salaires de tous mes employés, car je suis le PDG de la PME « Attaché de Défense ». Naturellement, c’est Le Colonel qui assume le rôle politico-stratégique, mais c’est moi qui gère les affaires économiques et toute la logistique. Quant au rôle social, nous nous le partageons. Le mois de novembre s’écoule sans rien de particulier, sauf la soirée du samedi 14, un grand dîner-buffet que j’offre pour réunir des invités variés mais tous remarquables et qui, je l’espère, ont ainsi l’occasion d’échanger des propos intéressants. Je réunis Wolfgang Lerke – Ambassadeur d’Allemagne – et Maryse, Sir David Allan Burns – Ambassadeur de Grande Bretagne – et Inger, John et Lorraine Sanderson. Oui, le beau général australien que j’avais embrassé sans vergogne a été rejoint par son épouse, une dame absolument charmante, dont le Général Rideau – autre invité – semble vaguement amoureux ! Nous avons également Monsieur Sérgio Vieira de Mello[4], très beau garçon capable de parler tant de langues parfaitement que l’on ne sait jamais de quelle nationalité il est. Nous avons également Alexandre Zorine - Attaché de Défense Russe - et Nathalie. Le Professeur Blanchot, Le Général Patrick Pacaud, le Colonel Guillou, Pascal Charlat, notre Premier Secrétaire si sympathique, et bien d’autres encore.

Depuis environ six mois que nous sommes installés, je considère que cette maison est aménagée et meublée de façon satisfaisante. Elle est aussi bien organisée pour recevoir. J’ai acheté des meubles à mon Grigou, fait réparer ou transformer certains autres apportés de France, poncer, vernir au tampon… Les cambodgiens n’ont plus de savoir-faire et leurs outils sont très vieux… Au Marché Russe, j’ai pu acquérir de belles choses pour décorer et de la vaisselle thaï très originale et élégante dont nous nous servons quotidiennement. Elle est épaisse et peinte de grands dragons entrelacés, je trouve cela très chic ! Mais en réalité, je sais parfaitement qu’il s’agit de bols, d’assiettes et de plats qui ont été recalés à l’examen de qualité, mais peu m’importe.

Mon personnel se plait beaucoup. Certes, je donne de bons salaires. Au début, ils voulaient être payés à la journée. Je leur ai répondu que c’était  hors de question. Ils sont tous logés, nourris et vêtus, ils  peuvent donc attendre la fin du mois pour toucher leur enveloppe et apprendre à gérer leur pécule. Mais, outre les dollars, ils apprécient l’ambiance, je crois. En effet, nous discutons et rions ensemble souvent. La cuisinière, Madame Saut, me reproche de trop dépenser d’argent pour l’embellissement de notre Résidence. Mais lorsque je rentre du Marché Russe avec quelque nouvelle trouvaille, elle se précipite pour regarder, apprécier, admirer, puis elle nettoie le butin et me le rapporte cérémonieusement pour que je lui trouve la meilleure place au salon. Quand je donne une réception, tout le monde met la main à la pâte pour la préparation. Je fais toutes les courses à l’avance. Toy décharge ma BWM adorée et porte toutes les provisions et les boissons dans la ruelle derrière la cuisine. Nous passons l’après midi à préparer, faire des bouquets, dresser le buffet. Nous courons partout pieds nus et transpirons comme buffles en rizière ! Mais je tiens à ce que tout soit prêt bien avant l’arrivée des invités parce qu’après avoir tant travaillé, nous allons nous doucher. Tout le monde se fait une beauté, de la plus jeune à la plus âgée, et chacune est à son poste, comme les Apsaras sur les murs des temples, lorsque les premiers de nos hôtes se présentent sous la frondaison.

Nous recevons beaucoup. Parfois trop parce qu’hélas, il arrive que certains invités n’en soient pas dignes. Un soir, alors que nous avions à notre table des khmers et des officiers français, un invité s’est mis à critiquer la France et l’Armée – alors que nous représentons les deux – Chacun peut avoir son opinion, surtout s’il peut la justifier d’une façon intelligente – ce qui est loin d’être toujours le cas parce que l’émotivité et la subjectivité prennent le pas sur la raison plus souvent qu’à leur tour….. Mais personne ne devrait insulter un hôte qui le reçoit gracieusement. Il ne s’agit plus d’opinion mais de courtoisie. De plus, il y a mille façons d’exposer un point de vue, la plus blessante étant à proscrire. Bref. Comme je ne supporte pas les mufles grossiers, j’en ai parlé à François qui a fini par me dire « Fais ce que tu veux. Invite qui tu veux. Mais débrouille-toi pour que ce soit réussi. » C’est pourquoi j’ai changé la formule. Au lieu de donner des dîners protocolaires à un petit nombre d’invités assis à table, je privilégie les dîners buffets. Et pour moi, ce n’est pas le menu qui fait que la réception est appréciée, mais l’ambiance. Or, ce sont les invités qui la font. C’est donc le choix des convives qui est crucial. Mon rôle consiste à les choisir et à veiller à ce qu’ils se sentent bien grâce à l’accueil que je leur réserve. Le dernier dîner que j’ai organisé a été une grande réussite grâce à la qualité de nos hôtes. Le lendemain, j’ai reçu de nombreuses lettres de remerciements et des fleurs. Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir discuter entre eux des gens qui ne travaillent pas ensemble au quotidien et dont les intérêts divergent souvent. A la Résidence, ils peuvent s’asseoir face à face, un verre à la main, et discuter entre gentlemen, sans être épiés par leur personnel de bureau ou pis encore, des journalistes ! C’est ce qui ce qui se passe lorsque John Sanderson et le Général Rideau se retrouvent chez nous. De plus Lorraine Sanderson est une dame si affable qu’on ne peut que l’apprécier. Il me semble bien que, s’ils avaient vingt ans de moins, le Sous-Lieutenant Rideau ferait les yeux doux à la charmante jeune fille australienne… D’ailleurs, pendant qu’il lui raconte – sa vie, sûrement – je bavarde avec ce cher John…

C’est à la fin de ce mois de novembre qu’il se passe quelque chose de fort intéressant pour toute notre petite société, et de particulièrement palpitant pour moi ! En effet, je suis amenée à vivre une (petite) aventure à laquelle ma formation d’universitaire ne m’avait pas préparée, mais que mon côté fantaisiste prête à tout me fait apprécier tout particulièrement. Ajoutons-y une dosette de risque, une autre d’interdit et – par conséquent – une troisième de secret, et le cocktail est vraiment délicieux !

On annonce l’arrivée à Sihanoukville d’une Frégate de la Marine Française.[5] Aussitôt toutes sortes de belles images défilent dans ma mémoire, à commencer par ces petits navires de guerre construits au XVI° siècle, plus vifs et manoeuvrables que les lourdes coques d’antan. Puis je vois « La Confiance » de Robert Surcouf, avec ses 22 canons sur le pont… « La Belle Poule » voguant de Sainte Hélène vers la France, avec dans ses cales le cercueil de l’Empereur, et sur le pont, 60 canons pour se protéger d’éventuelles entreprises britanniques peu dignes de gentlemen…

« Il faudrait peut-être que tu reviennes à notre époque ! » Et on m’explique que les Frégates actuelles sont des navires de guerre de taille moyenne – 93 mètres de long en l’occurrence, cela me semble assez respectable, mais l’Océan est tellement vaste qu’en effet, cela peut paraître tout à fait « moyen » - mais remarquablement équipés. Ainsi, elles peuvent naviguer en haute mer, quelles que soient les conditions météorologiques, et se défendre ou attaquer des cibles très variées comme des cibles terrestres, d’autres vaisseaux, des avions et même des sous-marins. Ces frégates peuvent donc protéger de gros bâtiments comme des porte-avions, repérer des sous-marins ou des vaisseaux ennemis, surveiller des zones maritimes fort étendues…. Enfin, je comprends que la visite de cette merveille polyvalente est un honneur pour nous, et une occasion exceptionnelle pour moi de m’instruire. La seule chose qui me contrarie un peu, c’est le nom « Nivôse » Ma sympathie pour Fabre d’Eglantine est médiocre, et « La neige qui blanchit la terre » me refroidit… Enfin, la chaleur du Cambodge et de notre accueil fera fondre cette neige inappropriée, je présume !

Naturellement je veux aller accueillir le Nivôse, le Capitaine de Frégate qui s’appelle Thierry O’Neill – d’autant plus que j’ai connu, dans une autre vie, quelqu’un de sa famille – féliciter les membres de l’équipage, et assister à la réception offerte à cette occasion. Le seul problème est : comment m’y rendre ? En effet, il faut au bas mot 3h30 pour arriver à Sihanoukville et plus de 4 heures pour en revenir de nuit et je ne suis pas assez forte pour conduire 8 heures dans la même journée. De plus, ma BWM adorée a la garde au sol trop basse pour rouler sans dommages graves sur ces routes-pistes. Que faire ? François, qui part en hélico, me propose alors de le rejoindre en prenant la 405 du Poste, avec Monsieur Huang au volant. J’accepte d’enthousiasme ! Nous devons avoir une escorte de deux jeeps prêtées par le COMELEF, le Colonel Guillou, parce que c’est dangereux.

Seulement voilà : de même que Le Colonel était trop en avance lors de la venue de Monsieur Joxe pour pouvoir attendre son chauffeur, Monsieur Huang est tellement nerveux qu’il quitte Phnom-Penh avec ma fille, sans m’attendre, de peur que son patron ait besoin de lui ! Je me retrouve donc toute seule face aux gars qui doivent assurer la sécurité avec leurs jeeps. Que faire ? Eux aussi dépendent d’un Colonel, et pas n’importe lequel : Guillou ! Le COMELEF ! Ce dernier, de taille moyenne, maigre et nerveux, très autoritaire, est constamment sur la brèche. Avec lui « Le règlement c’est le règlement ». Il est intraitable et fait peur à tout le monde. Or, il existe bel et bien un Règlement qui dit que les véhicules de l’ONU sont strictement réservés au transport du personnel de l’ONU, militaire ou civil. Et je n’en fais pas partie. Par ailleurs, Guillou est connu pour sa misogynie. Seigneur, que faire ? Si je n’arrive pas à Sihanoukville pour la réception, François va se demander ce qui s’est passé et sera furieux. Si je prends un des véhicules de l’ONU, les gars de la sécurité auront affaire à Guillou et moi je subirai à la fois ses foudres, celles de mon mari et un blâme de l’ONU ! Si je rentre chez moi et dis que Monsieur Huang est parti sans m’attendre, il se fera incendier… Quelle que soit la solution, j’aurai tout le monde contre moi…

Alors, les gars et moi, nous prenons une décision qui nous rend complices. Nous partons ensemble. Comme je suis petite et mince, je me cache à l’avant d’une des jeeps, accroupie par terre, au cas où le terrible Colonel Guillou – qui doit prendre un hélicoptère, heureux mortel ! – regarderait – Puis, nous roulerons vers Sihanoukville. A l’arrivée, ils me déposeront quelque part, tout près de la Frégate, que je gagnerai seule, faisant comme si je descendais de la 405. Aucun de nous ne parlera jamais de cette affaire.

Enchantée ravie, je grimpe à l’avant d’une des jeeps et me fais aussi petite que possible pendant qu’un des gars regarde partout pour s’assurer que le COMELEF ne traîne pas par là. Ils prennent les affaires dont ils ont besoin et nous démarrons doucement, pour ne pas nous faire remarquer. Mais dès que nous sortons de Phnom-Penh, nous prenons une bonne vitesse de croisière – enfin, autant que l’état de la route le permet – Nous sommes tous très contents, les chauffeurs, les tireurs, et moi. Ils chantent. Je regarde la route. Ces jeeps sont ouvertes et le vent de la course emmêle mes cheveux qui, étant longs et bouclés, sont rapidement changés en une touffe inextricablement emmêlée. Mais c’est le cadet de mes soucis ! De temps à autre, nous faisons une petite halte. Les gars évoquent leurs souvenirs d’Afrique ou d’ailleurs. Ils me passent une gourde et nous buvons à la régalade. Une fois, l’un d’eux s’avise que je suis devenue toute rouge. Hé, oui, ma peau ne supporte pas le grand soleil, j’avais oublié… Un « sheich » sort d’une poche comme par enchantement. Je me l’enroule autour de la tête et des bras. Ce n’est sûrement pas réglementaire, mais au point où nous en sommes ! « Hum…. » fait le chauffeur « Vous êtes vraiment très rouge…. » Ca m’est égal. Un coup de soleil ne me gâtera pas mon plaisir. Je ne pense plus à rien. Je leur fais confiance pour la sécurité, l’horaire et le reste. Je regarde défiler le paysage. Je suis parfaitement heureuse.

« Nous y serons dans un quart d’heure » dit soudain le plus âgé – et sûrement le plus gardé. Je reviens sur terre. Il y a un problème. Je suis en short. Il est impossible que j’arrive ainsi faite à une réception sur un vaisseau de guerre où je vais retrouver notre ambassadeur, le Capitaine de la Frégate, quelques hôtes étrangers, une collection de colonels et tout l’équipage ! « C’est pas un problème – me répond le même beau garçon – nous allons vous arrêter quelque part où vous pourrez vous changer » En effet, ils avisent une maison sur pilotis, s’arrêtent, l’encerclent et me font signe de monter. Je suppose que leur seule vue intimide les occupants et, en toute confiance, monte l’escalier-échelle de bois. Sur la coursive qui fait le tour de la pièce principale, j’ôte short et chemise pour passer une combinaison « gorge de pigeon » décolletée dos-nu – il fait tellement chaud – Avec les mules dorées que je porte en toutes occasions, je pense être présentable. Je redescends donc, toute contente. Mais là, mes anges gardiens me regardent d’un œil critique. Non seulement j’ai le teint d’un beau rouge flamboyant, mais mes cheveux ne forment plus qu’une masse compacte. Je ressemble à une langouste sortant du court-bouillon les antennes toutes frisées ! Une autre que moi aurait peut-être  un poudrier dans son sac, mais ce n’est pas mon genre d’emporter des cosmétiques pour aller en brousse. Je tire mes cheveux en arrière, les attache comme je peux, et marche dignement, seule, vers le bateau qui me parait énorme. Il y a une échelle blanche. Je monte le plus rapidement possible et une fois sur le pont, apprécie la fraîcheur de la brise de mer.

Pas longtemps. Le pont est blanc de monde. Oui. Je sais. La coutume veut que l’on dise « noir de monde » mais en l’occurrence, comme tout les membres de l’équipage et la plupart des invités sont en grand blanc, je maintiens que le pont est blanc de monde ! Je m’approche pour saluer notre ambassadeur. Il est venu en hélicoptère et semble en pleine forme. Hum… Vraiment ? Philippe Coste est d’ordinaire un peu distant quoique toujours aimable. Cette fois, à ma très grande surprise, alors que je m’approche pour lui serrer la main, il me tend les bras, me prend par les épaules et me serre sur son cœur très chaleureusement. Quoique fort interloquée, je lui rends effusion pour effusion et lui assure que j’ai fait un excellent voyage, sans aucune mauvaise rencontre, avarie ou problème de quelque sorte que ce soit. Il semble rassuré. Se faisait-il des soucis pour moi ? Trop gentil ! Mais, j’ai beau être fort novice dans ces milieux, je ne suis pas assez niaise pour imaginer que mon ambassadeur se soucie réellement de mon confort et même de ma sécurité. Et pendant que je lui souris d’une oreille à l’autre, je me demande ce qui s’est passé ici qui pourrait justifier un accueil si empressé… S’il me caresse ainsi c’est qu’il a besoin de moi, et s’il a besoin de moi c’est qu’il s’est passé quelque chose entre lui et son Attaché de Défense ….

Mon hypothèse est vite confirmée. François se précipite vers moi, plutôt nerveux. « Alors ? Ce trajet ? Comment cela s’est-il passé ? » « On ne peut mieux – en effet, je suis euphorique – Et toi, comment vas-tu ? Et Son Excellence ? Il vient de m’embrasser ! »  « Ah ! Ce matin nous étions tous les deux dans l’hélicoptère et il m’a dit ….. »  enfin, sans être grand clerc, j’avais deviné. Quelques « mots » avec Monsieur, et quelques bises à Madame. Ceci compense cela ! 


Son Excellence Philippe Coste sur le pont du Nivôse

La réception se déroule à la satisfaction générale. Mais mon Colonel semble avoir des suspicions au sujet de la façon dont j’ai voyagé. Je l’assure que tout a été pour le mieux, que les règles de sécurité ont été respectées, que je me sens très bien…. Sachant à quels très graves ennuis j’exposerais mes anges gardiens si je disais le moindre mot de notre voyage, et adorant moi-même le secret, je n’en ai jamais soufflé mot à personne. Aujourd’hui, vingt ans plus tard, je pense qu’il y a prescription…Et si jamais un des charmants jeunes gens qui ont fait partie de cette expédition, devenu un homme mûr et rassis, lit mes souvenirs, j’espère que cela lui rappellera également ces bons moments pour lesquels je tiens à le remercier !

Après la réception, nous allons manger des crevettes dans une gargote du bord de mer. Naturellement, on demande à s’asseoir dehors sur des chaises en tubulures, autour d’un guéridon de plastique, et nous buvons des boîtes de bière australienne. Le gérant de la gargote est assurément un grand artiste doublé d’un économiste de génie. Il récupère toutes les boîtes, en perce le fond, et les enfile sur des ficelles. Puis il les accroche en lignes au linteau de la porte de son établissement. C’est artistique, économique et écologique – puisqu’il recycle – On pourrait même ajouter que c’est musical car les boîtes s’entrechoquent au moindre souffle d’air. Hélas… J’ai sûrement mauvais esprit et n’apprécie pas à leur juste valeur ces efforts d’intégration dans le monde contemporain… Mon voisin non plus d’ailleurs : un monsieur grand et gros, pourvu d’une barbe grise broussailleuse, bourru et un peu mal gracieux, mais gentil malgré les apparences. C’est le colonel Attaché de Défense non-résident près l’Ambassade d’Allemagne à Bangkok. François décide que nous rentrerons ensemble à Phnom-Penh, le Colonel allemand et moi, parce que Philippe Coste va rester à Sihanoukville et qu’il se doit de demeurer avec lui sur place.

Cette fois, nous partons dans la 405 du poste, avec Monsieur Huang au volant. Un Monsieur Huang contrit, qui me fait des courbettes et se demande bien par quelle magie j’ai pu arriver ici toute seule….Je lui dis qu’il ne faut plus qu’il en parle, et surtout pas au Colonel ! Enfin, ce matin, il s’est occupé de Marie. Je ne puis donc me fâcher trop contre lui. Elle a voyagé confortablement sous sa protection. Maintenant, nous repartons vers la capitale en convoi de plusieurs voitures blanches. C’est que de nuit, les routes sont encore plus dangereuses que de jour, principalement à cause des bandits qui se postent près de certains villages, posent des barrières pour arrêter les véhicules, et attendent les clients, kalachnikov au poing. Tant qu’ils sont encore sobres, on peut espérer discuter, mais dès qu’ils ont bu trop d’alcool de palme, on ne répond de rien. Voilà un de ces barrages dont le but est de racketter les voyageurs. Tout le monde s’arrête. Marie, qui dormait sur le siège avant, se réveille. Je baisse la vitre. Un sale type approche sa sale tête de sale racketteur et dit quelque chose …. C’est alors que le colonel allemand, qui, lui aussi dormait, se réveille…. d’une humeur de grizzli ! Quatre fois plus grand et plus gros que le misérable petit cambodgien, il se redresse et émet un grognement inarticulé véritablement effrayant puis, se recale dans son siège. L’autre, à la vue de ce colosse à barbe blanche recule précipitamment et fait de grands gestes des bras. Ses comparses ouvrent la barrière et nous passons. Comme c’est bien d’être grand, fort et impressionnant physiquement, me dis-je. Si j’avais été seule….Mais je ne suis pas seule ! Ma fille et moi avons presque une petite armée privée pour nous protéger. C’est formidable, cette impression de confiance et de sécurité qui se dégage de mon voisin. Non seulement il n’a pas eu peur de ces demi-soldes devenus bandits par habitude et nécessité, mais encore il leur en a imposé sans même ouvrir la bouche, comme ces plantigrades géants que tous les hôtes de la forêt respectent !

Jusqu’à Phnom-Penh, plus aucun incident. Seulement une belle image. A l’aller, nous avions remonté toute une immense colonne de charriots attelés de paires de zébus. Ils tiraient des branchages épineux propres à faire des barrières très solides. J’aime beaucoup ces animaux. Je les trouve gracieux, élégants et sympathiques. Ils ont une robe claire, une bosse sur le cou, et ces merveilleuses cornes pointues longues, fines et galbées qui leur donnent tant de charme… à mes yeux du moins. Voilà qu’au retour, nous les retrouvons. Ils se sont arrêtés. Les conducteurs sont assis sur la route, occupés à faire chauffer leur dîner dans des boîtes de conserve sur des feux de brindilles, mais les animaux, toujours attelés, fixent de leurs grands yeux dorés les véhicules automobiles qui viennent vers eux. Toutes ces paires d’yeux grands ouverts et scintillants produisent une impression extraordinaire, totalement surréaliste, un conte de fées… ou plus prosaïquement fait penser à une bande dessinée à fond noir sur laquelle on ne voit que des yeux…



L’auteur sur le pont du Nivôse


[1] La visite du Ministre de la Défense, Pierre Joxe, a lieu du 24 au 28 septembre 1992.
[2] Il y a le 8° RPIMa et des hommes du 6° RPIMa (Régiments Parachutistes d’Infanterie de Marine) et d’autres du 14° RPCS (Régiment Parachutiste de Commandement et de Soutien) et du 1° RCP Régiment de Chasseurs parachutistes)
[3] Fusils d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne.
[4] Sérgio Vieira de Mello, brésilien, fils de diplomate, membre de l’ONU. Né en 1948, il fit ses études en Europe. Docteur en Philosophie, puis Docteur d’Etat ès Lettres et Sciences Humaines à la Sorbonne. Au Cambodge, il dirigeait l’UNHCR (Haut Commissaire des Nations Unies pour les Réfugiés). Puis il fut HCDR (Haut Commissaire pour les Droits de l’Homme). Il mourut en 2003 à Bagdad lors de l’attaque du QG de l’ONU.
[5] Il s’agit du Nivôse. Construite en 1992, cette frégate quitta Lorient le 18 octobre pour rallier Nouméa. Elle fit escale le 18 novembre à Sihanoukville puis Haïphong et Hong-Kong.

Romantique Zhu-Hai - Chapitre 12 - Heurs et malheurs d'un professeur





 Heurs et malheurs d’un professeur


Dehors, tout est luisant de pluie. Les montagnettes disparaissent dans la brume et les palmiers dégoulinent. Tout à l’heure, me disant que « Pluie du matin n’arrête pas le pèlerin » je suis partie vêtue de ma seule petite robe rose à Dragons-Volants, autrement dit, à motifs libellules, et j’ai un peu frais… Mais je vais me réchauffer parce que les lundis sont des journées terribles. L’autobus de notre université prend son chargement de professeurs à la Porte Sud, puis longe la Résidence. Nous passons en bas de l’Immeuble 3 et j’aperçois la silhouette du Beau Docteur Sorenson. Il est assis à sa table, un peu voûté, et il lit. Sa fenêtre est grande ouverte, comme d’habitude. Le voir, même de loin, me remplit le cœur de joie. Cela me suffit… au moins pour quelques heures…

Le soir, de retour à l’appartement, douchée et détendue, je l’appelle. Il ne me semble pas avoir passé une très bonne journée. Son Aÿ est venue faire le ménage – chose qui l’agace fort – et elle lui a cuisiné un déjeuner-dîner à cinq heures de l’après midi. Il doit ces interventions à Mrs Williams, la terrible danseuse-anthropologue, amie de Paul. Il y a quelques temps, mon bien aimé Recteur m’avait demandé de participer une fois de plus au recrutement d’un nouveau professeur. Avec plaisir ! Une dame. Anthropologue. Pourquoi pas ? Il me donne son Curriculum avant l’entretien d’embauche téléphonique. La première chose que je remarque est que la dame en question a … 80 ans ! Après la conversation, je demande à Paul « Cette Dame est déjà bien âgée. A-t-elle bonne santé ? » « Excellente » « Mais elle a peut-être une douzaine de petits enfants qui vont se suspendre à ses basques pour l’empêcher de partir en Chine ? » « Peuf… Elle n’a jamais eu d’enfants… » Ah bon. Affaire réglée alors.

Un soir, invitée à un dîner-buffet chez une collègue Néo-Zélandaise, je vois Paul arriver en compagnie… d’un fauteuil roulant ! Dedans, une personne manifestement âgée, les cheveux blancs come neige, corpulente, un visage carré, l’œil inquisiteur. Mais… est-ce un homme ou une femme ? Je l’entends parler sans comprendre ce qu’elle dit, à cause du brouhaha de l’assemblée, mais elle a une voix d’homme. Non, de grande fumeuse ! C’est l’amie de Paul. Il me présente. Instantanément, elle m’est si antipathique que je décide de mettre la plus grande distance possible entre elle et moi. D’ailleurs, cette américaine imbue de sa personne et de ses principes de démocratie, liberté, et supériorité, va vite se rendre odieuse à beaucoup. Je ne supporte pas ses propos acrimonieux au sujet des étudiants chinois ni la façon qu’elle a de se comporter en Diva capricieuse, et d’être en permanence entourée d’une cour d’hommes qu’elle transforme en petits toutous à ses ordres. Paul, David, les autres collègues, tous, ils y passent. Personne ne peut échapper à son autoritarisme. Elle appartient à ce type de femme qui veut régenter tout le monde, et décider de la vie des autres dans les moindres détails sans leur demander leur consentement. Elle est manipulatrice, dominatrice et étouffante. Et en fauteuil roulant ! C’est un comble ! Paul m’a menti… Dès le début, elle s’est emparée de David, littéralement, et lui a envoyé son Aÿ sans qu’il ait rien demandé. Quand elle veut le voir, elle le siffle, littéralement. C’est le cas de dire que ses désirs sont des ordres ! Pour moi, même l’affection que j’éprouve pour Paul n’a pas pu me décider à être seulement aimable avec elle. Bien m’en a pris, d’ailleurs…

Pauvre David. Mrs Williams – que plus tard je surnommerai « Dreadful Dreed » ravie de faire des bons mots en anglais, lui a imposé une Aÿ ingérable puisqu’elle est à ses ordres à elle ! Il dit « Je vais prendre du champ » mais ça m’étonnerait. Moi, j’ai une autre solution. J’ai envoyé un mail à Iris, ma propriétaire, disant en substance « Je vais être obligée de quitter votre délicieux appartement, à mon immense chagrin. Non que je ne m’y plaise plus, mais parce que maintenant j’ai un ami et nous y serions trop à l’étroit. Si seulement vous aviez un appartement plus grand à louer … » Et elle a répondu immédiatement qu’elle pouvait me proposer celui d’une amie. Mais je sais qu’elle possède tout le huitième étage. C’est donc qu’elle serait d’accord pour me louer un des deux grands appartements sur le même palier. Ce serait génial et réglerait bien des problèmes pratiques, tant pour David que pour moi. Le rêve. Pas de changement d’habitudes ni d’environnement. Vue sur le lac. Déménagement qui consisterait à traverser le palier…

Je suis en train de vérifier la véracité de certains adages populaires. Plus précisément « Les gens heureux n’ont pas d’histoire » Comment raconter son bonheur ? On n’en parle pas. On le vit, on l’apprécie, on s’y jette et le courant nous porte. D’ailleurs il y a des choses trop intimes dont il ne convient pas de parler. C’est quand on est malheureux que l’on va hurler comme un loup sous la lune, rimer comme poète au cœur brisé, pleurer jusqu’à tout oublier, jusqu’à oublier pour quoi ou qui l’on pleure, et se retrouver tellement seul que l’on ne veut même plus de sa propre compagnie… Mais quand on est heureux, on n’est plus sur terre, on plane, on est « ailleurs ». On sourit à la brise, aux fleurs qui jonchent le chemin, à la vie. On la sent légère, belle, douce, rose et or, on ne s’inquiète plus de rien. Regarde-t-on autour de soi ? Certes non ! D’ailleurs on ne veut rien voir hors son rêve, son enchantement, son poème.


L’enchanteur 
(Le 20 mai 2008)

Bel Enchanteur
Tu es venu
Tu es venu
Et puis resté

Sous tes baisers
Tout le passé
S’est envolé
Bien oublié

A l’avenir
N’ai point songé
Seul le désir
Du Bien aimé

M’a possédée
De le baiser
Le caresser
Et l’accoler
Bel Enchanteur
Tu es venu
Et dans tes bras
Tu m’as tenue

Alors le temps
Ne compte plus
Alors le monde
Ne tourne plus

Que pourrais-je dire ?
Des mots sans suite
J’étais en pleurs
Toute esseulée

Tu es entré
Et les étoiles
Par milliers
Ont scintillé



Tout récemment, j’ai écrit à une amie que même si ce rêve prenait fin dans la minute, j’aurais assez de doux souvenirs pour éclairer mes jours jusqu’à mes 99 ans. Même dans mes rêves, je n’aurais imaginé vivre un jour ce que je vis. « David » en Hébreu, cela veut dire « Le Bien Aimé »

Autre adage populaire « Les jours se suivent et ne se ressemblent pas » En ce moment, contrariétés, soucis, voire incidents s’accumulent. Et pour commencer, un problème avec mon Certificat de Police. C’est un livret qui ressemble exactement à mon Passeport par la taille, la couleur brun-rouge, et le logo doré imprimé sur la couverture. Il atteste que je suis bien enregistrée à l’Hôtel de Police de mon lieu de résidence, que je travaille ici, et donc, que je suis en situation parfaitement légale aux yeux du gouvernement chinois. Il est perdu ! Les filles des bureaux administratifs prétendent me l’avoir rendu, et je prétends le contraire. Après les recherches minutieuses, longues et réitérées auxquelles je me suis livrée chez moi, j’insiste ! Et la responsable est en vacances ! D’ailleurs, depuis qu’elle a pris du galon, Tanya est devenue hautaine, méprisante, inabordable. La dernière fois que je suis allée la voir pour demander des précisions sur les nouveaux règlements de police concernant les visas pour les étrangers, elle a été parfaitement odieuse.

Autre sujet d’embarras : Sophie Dubois-Pépin, un de mes professeurs de français. Grande nerveuse et grande fumeuse, le teint jaunâtre et des boutons noirs sur le visage… Lors de notre première rencontre et entretien d’embauche, ses questions étaient « Quelles sont les dates des vacances ? Combien d’heures par semaine est-on supposé enseigner ? Quel sera mon salaire ? Y aura-t-il des gratifications ? » Quel esprit syndicaliste ! Marie-Françoise lui avait répondu que chez nous, tout n’était pas encore « institutionnalisé » et qu’il fallait s’adapter au jour le jour. Que les salaires étaient l’affaire de Tanya. Et que chacune avait à cœur de donner des heures sans les compter si besoin était. Sophie n’avait rien répliqué.

Quand j’organise une réunion de planification-coordination, et que je lui demande si elle pourrait se charger de réviser les questions des examens et de préparer des exercices communs à toutes les classes d’un même niveau, elle répond immédiatement qu’elle ne veut être « responsable » de rien. Mais naturellement ! Puisque c’est « moi » la Responsable, de tout !

Je reçois les horaires de cours du prochain semestre des mains de Serena, la plus charmante collaboratrice des bureaux administratifs. Toute contente, je remonte dans mon bureau pour les examiner de plus près. Et là, je vois que les cours de langues sont tous groupés les lundis, mercredis et vendredis. Sophie vient de Canton. Elle souhaite ne rester que le moins possible sur place. En toute sincérité, je m’écrie « Mais cela ne fait pas du tout votre affaire, Sophie ! » Et là, elle explose ! Quelle douche je prends ! Elle déballe ses récriminations depuis son arrivée ici. Ni mon Recteur ni moi ne nous sommes occupés de lui trouver un logement. Mais pourquoi l’aurions-nous fait ? Elle est grande fille, non ? Les horaires des cours, quelle horreur ! Pourtant, elle n’arrive que le lundi après midi pour repartir le jeudi à 15 heures. Ce na me semble pas trop lourd, à moi ! Elle veut travailler ou non ? Elle est tellement en colère qu’elle me dit avoir consulté l’avocat de la société de son mari. Mais celui-ci a trouvé le Contrat inattaquable. Elle rongeait donc son frein et ravalait sa bile noire…

Un jour, la coupe étant pleine, elle est allée voir Gibbon pour lui mettre le marché en main « Vous m’arrangez les horaires de mes cours, ou je démissionne » C’est à moi qu’elle aurait dû s’adresser. Elle met Gibbon dans une situation difficile. Que peut-il faire ? Dire oui à tout et s’enfuir en courant, sa politique habituelle. Ce qui est étrange c’est que je n’ai pas été informée des horaires avant les autres. Il semble vraisemblable que Serena se réservait de me le dire personnellement. L’échange d’informations participe aux excellentes relations que nous entretenons. Elle veut démissionner ? Mais qu’elle aille ! Je ne retiens personne contre son gré, et je pars du principe que les gens malheureux, malcontents et frustrés  s’aigrissent et deviennent méchants, partant, indésirables.

Ah, voilà maintenant Lilly, la prof chinoise chargée des cours de japonais, qui arrive droit sur moi, toute agitée, pour se plaindre - une millième fois - de l’affreuse photocopieuse qu’on nous a refilée, et du fait que l’imprimante n’a plus d’encre. « On réclame, on réclame – me dit-elle, manifestement désespérée – et personne ne nous écoute. Si c’est toi qui demande, ce sera peut-être suivi d’effet… ou faut-il que nous rédigions une pétition ? » Une pétition !  De toute évidence, elle est à bout ! Hélas, elle a raison. Cette machine, dont personne n’a voulu, est une véritable horreur, d’une lenteur inacceptable, incapable de faire du recto-verso, et toujours en panne. Quant à Ben, le garçon supposé veiller aux cartouches d’encre, c’est l’homme invisible… « Bien – lui dis-je – J’y vais tout de suite ! » Ca sert à quelque chose de parler la langue du pays…

Et me voilà partie à l’assaut des bureaux de l’entretien et des fournitures. Par chance, je rencontre Maria Shing, petite dame très gentille et qui me fait toujours penser à un mignon nain de Blanche Neige. Elle est Responsable de l’Equipement. Je lui demande un entretien qu’elle m’accorde sur le champ. Je lui expose mon problème de photocopieuse, et elle m’explique comment faire une demande pour une machine neuve. Elle pousse même la bonté jusqu’à me présenter personnellement le monsieur en charge : Ronald Yu, qui me reçoit courtoisement, et me demande même de lui indiquer le type de machine que je souhaite ! Peut-on être plus aimable ? Je cours prendre les références de la machine de mes rêves et en remontant pour annoncer la bonne nouvelle à Lilly, je me sers, toute seule comme une grande, dans les réserves de l’affreux Ben. Je me souviens qu’un excellent ami m’a dit un jour qu’à force d’être poli et bien élevé, on se fait mépriser… Lilly saute sur la cartouche, et en apprenant que la photocopieuse ira bientôt au rebut pour faire place à une neuve, elle s’écrie « Tu vois ! C’est parce que tu es Docteur et que tu es notre Chef ! Tu es super ! » Je réponds modestement « Tu me flattes » Au moins une qui est contente !

A côté de ces heurs et malheurs quotidiens, la Direction de notre université veille à ce que nous entretenions notre niveau intellectuel. Le Président a fait venir un certain Docteur Eric Dougdale, du Minnesota, pour nous organiser des « Workshops » au sujet de l’enseignement des langues. Naturellement, tous les professeurs de mon Centre de Langues sont concernés au premier chef. Mais quiconque veut participer est le bienvenu. Bien entendu, le Beau Docteur Sorenson  se précipite, lui qui parle huit langues. Mais il me dit être très déçu. En effet, ce qu’il aime, ce sont des cours ex-cathedra, où l’on apprend quelque chose de la bouche d’un Maître, si je puis dire.

Le Docteur Dougdale est un grand jeune homme au teint clair et aux yeux candides. Son élocution est posée et agréable. Je crois qu’il est latiniste, mais assurément trop jeune pour avoir seulement connu des professeurs genre « vieille école ». Il organise des « rencontres » autour d’un sandwich et d’un gobelet de café. Génial ! Pas besoin d’apporter sa gamelle aujourd’hui ! Il est le Gentil Organisateur et entend bien que tout le monde participe. Et quoi que disent les participants, il ouvre de grands yeux émerveillés, son sourire s’allonge d’une oreille à l’autre, et il s’exclame « Remarquable ! Très intéressant ! »Il est désarmant de gentillesse, mais pour moi, ce genre d’attitude est bien proche de la niaiserie… au mieux, on enfile les lieux communs. Mais je suis tout de même très contente d’être là. D’abord, mes troupes sont au complet, écoutant la bonne parole de toutes leurs oreilles. Cela me fait plaisir de constater une fois de plus leurs excellentes dispositions. Puis, nous avons tous eu un petit quelque chose à manger et un gobelet de boisson chaude. C’est insuffisant pour les jeunes gens, mais ils iront goûter dans l’après midi. Moi, je suis rassasiée. Enfin, le Beau Docteur Sorenson a gardé un fauteuil à côté de lui, pour moi ! Il me fait un petit signe discret. Je viens prendre place à sa gauche, tout en continuant à parler avec ma voisine. Lui aussi est absorbé par la lecture de ses papiers. Mais soudain, la main qu’il avait posée sur le dossier de mon fauteuil glisse et me frôle le dos. Je sais bien que c’est intentionnel, et, en effet, j’en ai des frissons ! Toutefois, après un moment, je me lève, vais saluer le jeune Docteur Dougdale. J’ai des cours. A mon très grand regret, je dois quitter l’assemblée. Merci infiniment pour cette si intéressante initiative. Echange de cartes professionnelles et de courbettes, et je disparais !

Oui, j’ai bien un cours. Deux heures de pur bonheur avec mes French II-2. C’est vraiment une excellente classe. Tous sont vifs, intelligents et motivés. De plus, le ratio entre les garçons et les filles est de 50-50, ce qui est rarissime. Cela transforme l’atmosphère du groupe. Alors que les classes de langue, traditionnellement, accueillent une majorité de filles, celle-ci est parfaitement équilibrée. Cela engendre également une saine émulation. Je fais travailler tout le monde, mais chaque fois que je le peux, je cherche à dire à chacun un mot personnel. Cela entretient les bonnes relations. Aujourd’hui, j’ai demandé à Emma pourquoi elle ne réparait pas sa petite pochette de satin brodé, car les fleurs s’effilochent. Elle ne sait pas le faire. Alors je lui ai demandé de me la confier. Je la lui réparerai. Pour moi, c’est un jeu d’enfant !

Quelle journée ! Je remonte au bureau. Je corrige leurs devoirs, et, la conscience tranquille, je prends l’ascenseur pour descendre dans la belle cour paysagée. De là, je vais gagner l’arrêt des bus de la ville pour rentrer chez moi. Cela me fera une petite marche bien agréable après toutes ces péripéties…

Il fait délicieusement beau. Le soleil n’est plus aussi brûlant à cette heure de l’après midi, mais la brise encore chaude me caresse le visage et les bras. Après tout, ce n’était qu’une journée parmi tant d’autres, une journée type pour une Responsable d’Institut en Chine. La surface du lac réfléchit la lumière en éclats brillants. C’est tout de même très joli. Et je ris en évoquant le jour où on a vidé le lac. Tous les paysans sont venus ramasser à pleines mains dans une boue épaisse et puante d’énormes poissons qui commençaient à suffoquer, et certains professeurs chinois ont voulu leur en acheter. Les gars montaient les escaliers de l’université pieds nus, les mollets dégoulinants de vase, pendant que les carpes essayaient de sauter hors de leurs sceaux !
« Mélanie ! Mélanie ! » C’est une voix familière qui m’appelle derrière moi. Je me retourne et je vois le plus joli garçon de notre université s’approcher pour me faire des bises. J’ai nommé Benjamin, le fils aîné de mon Assistante préférée. J’ai un faible pour lui. « Mais comment fais-tu pour avoir un aussi joli teint ? lui dis-je. Je suis un peu jalouse… » Il sourit, mais je sens que le cœur n’y est pas. « Est-ce que je peux te parler ? Tu as le temps ? » « Mais oui ! Allons nous asseoir sur ce banc » Face au lac au dessus duquel est construite la bibliothèque, il y a quelques bancs de fer forgé, l’ombre de jeunes arbres, une belle vue… C’est idyllique. Nous nous installons.

Une véritable confession ! Il a un copain qui s’appelle Ronaldo, lequel a une copine qui répond au doux nom de… Zoé ! Comme les immeubles de dortoirs sont partagés entre les garçons et les filles, la direction de l’université, craignant quelques histoires indésirables, a fait en sorte que les portes de communication soient fermées. Sage mesure… qui ne fait pas l’affaire de nos Dom Juan. Ils étudient pendant quelques nuits comment fracturer les serrures, y parviennent, et peuvent aller chez les filles. Naturellement, l’affaire s’ébruite ! Ronaldo, au lieu de se sentir coupable, appelle la Police ! Prétexte invoqué : après avoir étudié les règlements de sécurité émis par la Police elle-même, il a constaté qu’il n’y avait pas le nombre voulu d’issues de secours, et il a « peur » ! La Police effectue une visite au cours de laquelle elle ouvre toutes les portes et…  les laisse ouvertes. Les gars pensent qu’il n’y a plus de problème.

Mais s’ils peuvent aller voir les filles, les filles peuvent faire le même trajet dans l’autre sens ! Et voilà que la belle Zoé vient voir son Ronaldo-Dom-Juan dans sa chambre. Ils s’y enferment, et ce qu’ils y font… le diable seul le sait !  Après cela, ils ont besoin d’une douche. Mais voilà qu’une femme de service arrive. Trouvant la porte fermée, elle se met à crier… et moi je ne sais pas si j’aurais eu envie de rire ou de gifler cet idiot de Ronaldo. Mais j’écoute sérieusement Benjamin. Il m’a prise pour confidente, je me dois d’être à la hauteur de sa confiance. D’autant plus que je comprends son angoisse. Ronaldo saute sur son téléphone et … appelle la Police une seconde fois ! Ils arrivent immédiatement. Les policiers chinois sont bien diligents. Tout le monde crie, hurle, Benjamin descend pour voir ce qui se passe…. Finalement, Ronaldo menace de tout raconter à une journaliste qui travaille pour un magazine de Hong-Kong.

« Tout » quoi ? Ce me semble être un garçon dangereux et peu recommandable. « Tu dis à Ronaldo de n’en rien faire. Ca peut aller très loin, et pour lui, c’est le renvoi garanti. Quant à toi, attention ! Au large ! Rompt avec ce mauvais camarade et fais-toi tout petit » Naturellement il n’a rien dit à sa mère. Je pose la question, connaissant d’avance la réponse, sinon, il n’aurait pas demandé à me parler…. Pauvres enfants, ils deviennent adultes. Il m’embrasse, et en me quittant  me dit « Ne te fais pas de soucis pour moi »

Cela me rappelle une histoire juive que mon père aimait raconter lorsque nous étions encore en Lorraine. La ville de Metz a toujours  donné asile aux juifs mais contre espèces sonnantes et trébuchantes, naturellement. De siècle en siècle leur communauté a prospéré, s’est agrandie, et rendue indispensable. Plusieurs rois lui ont même accordé des privilèges. Il n’est donc pas étonnant que l’on y raconte d’assez nombreuses « histoires juives »


Cela se passe à Metz, rue Serpenoise. Deux juifs, grands amis, résident chacun d’un côté de la rue, juste en face l’un de l’autre : Lévi et Salomon. C’est la nuit. Lévi est au lit avec sa femme. Il ne peut pas dormir. Il se tourne, se retourne, soupire à fendre l’âme. Sa femme, qu’il empêche ainsi de dormir lui demande « Qu’est-ce qui ne va pas, Lévi ? » « Ah ! Tu te souviens que j’ai emprunté de l’argent à Salomon ? » « Oui » « Et que je dois le lui rendre demain ? » « Oui » «  Eh bien, je n’ai pas l’argent ! Que vais-je lui dire ? » « Ah ? C’et ça qui t’empêche de dormir ? Attends un peu ! » Elle se lève, court à la fenêtre, l’ouvre et se met à crier « Salomon ! Salomon ! » Au bout d’un petit moment, Salomon réveillé, ouvre sa croisée et demande « Qu’y a-t-il Sarah ? Qu’as-tu à crier comme ça au milieu de la nuit ? » « Lévi te dois de l’argent, n’est-ce pas ? » « Oui » « Il doit te le rendre demain ? » « Oui » « Et bien, il ne l’a pas. Alors il ne te le rendra pas ! » Et elle ferme la fenêtre. De retour au lit, elle dit à son mari « Tu peux dormir maintenant. C’est Salomon qui ne dort pas »
Et moi, je suis dans le rôle de ce pauvre type…

Il a plu et maintenant le soleil brille.

Je viens de recevoir un appel téléphonique de Marie-Françoise. Le Docteur Paul Edward H. part. Définitivement. Il a été « remercié ». Alors, il a écrit un texte pour dire ce qu’il avait sur le cœur au sujet de la direction de cette université. Marie-Françoise et moi considérons Paul comme notre bienfaiteur. Arrivée ici assez malade psychologiquement, Paul m’a non seulement offert un poste remarquablement intéressant, mais il a fait beaucoup plus. Il m’a rendu l’estime de moi-même en m’appelant « Docteur Mai », me traitant sur un pied d’égalité avec lui, et me faisant participer au recrutement et parfois à l’orientation de notre université. Quant à Marie-Françoise, il l’a trouvée, jugée à sa juste valeur, et lui a offert de travailler comme professeur dans notre Institut, alors qu’elle n’a que des qualifications techniques et même pas de Bac ! Du coup, elle va passer un diplôme pour être officiellement reconnue comme professeur de Français Langue Etrangère. Paul, en tant que membre fondateur de l’UIC a une vision claire et saine des choses. Il va nous manquer cruellement. Nous sommes comme deux orphelines. « Il fallait que je partage cette nouvelle avec toi » m’a-t-elle dit. Chère Marie-Françoise… 

Hier après midi, la terrible Mrs Williams a envoyé David lui chercher du pain ! Puis elle l’a invité à boire l’apéritif avec de nombreuses autres personnes. Il est arrivé chez moi en piteuse forme. Je n’avais rien prévu pour le dîner, mais j’ai toujours des raviolis congelés au frigidaire. Nous avons écouté un peu de musique et sommes allés dormir. Maintenant, il reste quand il veut, et je peux dormir avec lui. J’en suis tellement étonnée et heureuse que je ne suis pas loin de penser que c’est un signe du ciel ! Et le réveil, le réveil avec lui, toutes ses boucles sur la figure, c’est tellement merveilleux. Il est attentionné, délicat, et si beau. Nous nous connaissons de mieux en mieux et sommes plus à l’aise, mais toujours un peu timides. J’aime cette réserve, j’aime la lente et précautionneuse progression de nos relations, j’aime cette courtoisie exquise et cette prudence. Il me fait réviser mes opinions sur les hommes en général et les américains en particulier. Mais je reste persuadée qu’il est tout à fait exceptionnel.