Chapitre 11 - Tu es belle…
Oui, David est jaloux… Cela me remplit d’aise !
Dimanche après midi, je l’ai emmené au Gong Bei – le Poste Frontière, entre
Macau et Zhu Hai. Il y a là outre plusieurs grands centres commerciaux, une sorte
de ville souterraine avec des centaines et des centaines de minuscules
boutiques. Un véritable paradis pour le shopping. J’y vais presque chaque
dimanche et connais beaucoup de vendeuses. Je me suis même fait une copine qui
vend des cosmétiques chinois le long d’un mur. Elle dispose de miroirs et de
petits tabourets en plastique rose. Chaque fois que je passe, elle m’appelle
par mon titre et mon nom « Professeur Mai ! Professeur
Mai ! » et n’a de cesse que je m’assoie quelques minutes avec elle.
Je sais pourquoi. Cela lui fait de la publicité. Les clients voient une
étrangère blonde et rose assise là, en train de bavarder familièrement avec
elle. Ils s’approchent, tendent l’oreille, au besoin, interviennent dans la
conversation, et bien souvent s’attardent pour acheter quelque chose. Je lui
dois bien cela parce qu’elle me donne l’impression de faire partie du paysage.
Et que je ne lui achète jamais rien…
J’emmène David au grand magasin de DVD. Nous y passons un
bon moment. J’y ai un vendeur attitré. Je l’appelle « Mon ami » Son
nom est Liu. S’il est absent, ou malade – sa santé semble fragile - un de ses camarades, toujours le même, me
donne de ses nouvelles et le remplace
pour m’aider et éventuellement me conseiller. David regarde attentivement. Tous les titres sont en anglais, il peut donc
comprendre. Il est content. Il me dit « Tu peux choisir un DVD. Je te
l’offre » Ravie, je commence à prospecter. J’en trouve deux qui racontent
des histoires des Trois Royaumes, avec d’excellents acteurs dans les rôles
principaux. En Chine, on ne peut pas dire « Je reviendrai demain »
pour acheter quelque chose. Dans les cinq minutes, il n’y a plus rien, et aucun
article n’est « suivi » comme on dit en Europe. On ne peut non plus passer commande. Un DVD ne
coûte que l’équivalent de 1,50 euro. Je prends donc les deux sans me poser de
question. Au moment de payer, David me fait remarquer « Tu en as pris
deux » Une ombre passe. Je réponds « Oui » modestement, mais
j’avoue que je suis indignée. Quelle absence de générosité ! Mon ex-mari m’en
aurait offert une douzaine sans même relever le nombre ! Que peuvent
représenter 3 euros pour quelqu’un comme lui, dont le salaire est supérieur au
mien d’au moins 40% ! Mais après tout, je ne le connais pas…
Il prend mes deux DVD et les met dans son sac à dos noir et
rouge. Nous allons voir le marché d’en haut. Je cherche une théière. Oui !
En voilà une à fleurs de prunier bleues sur fond blanc, assortie à mes deux
tasses. Elle est très belle et nous sera bien utile pour prendre le thé du
matin. Je paie et elle va rejoindre les DVD dans son sac. Puis, nous allons
dans les galeries du sous-sol voir les boutiques et dire bonjour à ma copine
vendeuse de cosmétiques. Lorsque nous traversons les avenues souterraines en
nous tenant par le petit doigt, mon cœur se dilate de bonheur. Pour la première
fois je ne suis pas seule, je suis avec l’homme que j’aime, comme tout un
chacun. David porte mes petits achats. Il me tient les portes. Il me sourit
quand je le regarde, en plissant les yeux. Quel charme il a… j’en suis toute
bouleversée. Et c’est à « moi » qu’il sourit, moi, la « petite
Mimi », qui trottine à côté du Beau Docteur Sorenson…
Mais ma copine me « douche » à nouveau. Elle nous
accueille et nous fait asseoir. Seulement, à son coup d’œil sur David, je vois
qu’elle ne l’aime pas d’emblée. C’est normal. Il est terriblement grand, porte
les cheveux assez longs, on voit qu’il a le corps recouvert de poils – chose
qui répugne aux orientales parce que leurs hommes n’ont pas de pilosité – il
n’a pas l’air riche, et est un peu âgé. Néanmoins, elle me fait fête, me prend
les mains et pose quelques questions bien féminines. Puis, une autre question,
bien chinoise, cette fois « Alors, dis-moi, qu’est-ce qu’il t’a offert
comme cadeau ? » « Mais…. rien… » « Comment ça,
rien ? Ce n’est pas possible ! Il t’aime, ou non ? Il est
américain, il a sûrement de l’argent… » « Heu… ça ne fait pas très
longtemps qu’on est ensemble, il me fera sûrement des cadeaux plus tard… »
J’essaie de nous sauver la face à tous les deux. David qui, lui, ne comprend
rien, sourit vaguement, et profite du tabouret pour se reposer un moment.
« D’ailleurs, il vient de m’offrir deux DVD ! » « Deux
DVD ! » répète-t-elle méprisante « Non, quelque chose de
sérieux. Un bijou, des robes, des chaussures…tu vois ? » Oh, oui, je
vois ! Mais je ne crois pas que ce soit le genre de David…
Pour rentrer nous prenons d’autobus de la Résidence. Quel
plaisir de s’asseoir sur de bons sièges et de bénéficier de la climatisation.
Nous sommes assis cuisse contre cuisse, main dans la main. Il m’avoue se sentir
épuisé. Il ne va jamais dans de tels endroits. Oui, j’avais cru comprendre…. Après
un petit moment, il me dit « Viens chez Harry ce soir » Harry est le
Recteur de la Fac des Sciences Sociales. Je sais qu’il organise une fête chez
lui ce soir, mais je ne suis pas invitée. D’ailleurs je ne l’aime pas. Il est
âgé et fort laid, ce qui ne l’empêche pas de courir après toutes les femmes,
surtout celles qui sont beaucoup plus jeunes que lui. Il a des manières sucrées
et insidieuses et les mains baladeuses. « Non. Je ne suis pas
invitée » « Ca ne fait rien » « Je suis formaliste »
Sur ce, mon portable sonne : William-aux-Beaux-Cheveux. « Mélanie,
mon petit chou, est-ce que tu viens ce soir chez Harry ? Non ? Mais
si, tu es invitée. Je te passe Harry… » Décidément, ils veulent tous que
je vienne ! « Je viens » dis-je à David. Il me prend le bras, me
secoue un peu et dit « Mais je t’avais déjà invitée et tu m’as
refusé ! » « Oui. Parce que tu n’es pas le maître de
maison » Il rit... Mais je sens
passer la troisième ombre de la journée…
Toutefois, je ne saurais vraiment pas dire si l’un de nous
deux a fait la moindre allusion précise à un déménagement-emménagement, mais me
voilà en pourparlers avec Elaine, une des filles qui travaillent dans ce que
j’appelle « Le Bureau des Logements » de la Whampoah Hudchinson Co. au
dessus du ParkinShop. Je lui dis que je recherche un appartement plus grand que
celui que j’occupe actuellement. Pas de problème. Il y en a un grand nombre de
disponibles. Mais comme elle part en vacances, elle me présente à une jeune
collègue qui va se faire un plaisir de s’occuper de moi. Comme je ne comprends
pas son nom, je la surnomme La Charmante, car elle l’est ! Où allons-nous
ainsi, David et moi ? Je n’en sais rien. Nous ne parlons pas. Cela se fait
tout seul. Et après tout « Come what may ! » De plus, c’est
toujours très amusant de visiter des appartements. J’adore ça. Alors,
faisons-nous plaisir !
Mais je vais d’abord visiter seule parce qu’il a des
vacances. Il veut aller les passer à Hong-Kong. Je lui souhaite bon voyage,
avec toutefois un pincement au cœur. Pour une fois, moi aussi j’ai des
vacances, mais seulement deux jours… Alors, il reste encore un peu.
Je ne sais jamais ce qu’il fait, ce que sera la soirée, si
je vais le voir. Cela crée une atmosphère spéciale. Au fond, c’est bien.
« Ca me convient » comme il répond sobrement quand je lui dis que
j’ai envie de le couvrir de baisers de la tête aux pieds. On se perd, on se
croise, on se retrouve dans le jardin, le soir, au bord su lac. On dort
ensemble quelques fois. Et la dernière fois, j’ai dormi ! Oui ! Moi
qui n’ai jamais réussi à dormir avec qui que ce soit auparavant. Et les réveils
sont tellement tendres… David, mon soleil, mon Bel Alien.
Il ne parle pas. Mais je l’aime ainsi. Il ne faut jamais
chercher à changer les gens, encore moins les harceler de questions, mais les
laisser être ce qu’ils sont. Quand nous nous sommes épuisés au jeu « des
nuages et de la pluie » nous nous reposons un peu dans les bras l’un de
l’autre. Il sourit et murmure « C’est si bon. Tu es belle. J’aime
ton corps » Alors je cherche un grand appartement que nous pourrions
partager, avec un grand lit, ou nous pourrions nous aimer.
Hier soir, assise sur la bordure de ciment d’un des très nombreux
parkings de la Résidence, je lui téléphone, juste pour le bonheur d’entendre sa
voix. Encore invité chez Harry ! à une réunion de poètes ! Que
faire ? Comment trancher entre
Harry et ses pseudos poètes et moi ? Mon Bel Alien ne semble pas très fort
pour prendre des décisions. Je lui suggère d’aller se cultiver pendant une
heure, et ensuite de venir me voir. Il arrive à huit heures et demie. Me
soulève de terre dans ses grands bras, m’étouffe de baisers « Ah !
Comme je suis heureux de te voir ! Tu es la poésie pure ! » Je
lui demande « Comment-était-ce là-bas ?» « Impur » me
répond-il.
Mon merveilleux David ! Il se lève le matin et se met à
lire « Tristan et Iseult » C’est mon livre de chevet. Une édition
Poche qui date de 1972 et que je traîne avec moi de continent en continent
depuis des siècles. Je m’approche de lui, baise doucement sa tempe, et les yeux
fermés, selon son habitude, il me murmure « Iseult » … Mais il finit
par partir pour Hong-Kong, comme Tristan quitta la cour de Tintagel pour le
Petite Bretagne…
Aujourd’hui, le parc de Horizon Cove resplendit de la
verdure recouvrée après les pluies tant attendues. Nous sommes début mai. Les
premiers frangipaniers s’épanouissent. Ils vont prendre la relève des
gardénias, mes fleurs préférées. Les nymphéas fleurissent à la surface du lac.
Papillons aux ailes de moire noire et bruissants criquets s’esbaudissent à
l’envie. Les lourdes senteurs sucrées s’exhalent particulièrement à la nuit
tombante. Comme c’est beau ! Comme j’apprécie ! Dans quelques jours
mon téléphone portable me jouera le Pas de Quatre du Lac des Cygnes et je lirai
« David Sorenson » sur l’écran. Alors, le soleil sera encore plus
brillant.
Je visite des appartements avec La Charmante. Certains sont
impossibles, ou étrangement distribués, ou meublés à vous en donner mal au
ventre ! Nous rions ensemble, elle et moi. L’un d’entre eux me plait bien.
Un trois pièces, grand living, jardin intérieur, le tout Immeuble 18 rangée
Sud. Mais c’est au second étage. J’aime l’altitude, et je crains les
moustiques, même quand tout est équipé de moustiquaires. Le propriétaire, qui
veut s’en aller au plus vite aux Etats-Unis, n’en demande que 2.800 RMB par
mois. Je crois rêver !
En attendant que le téléphone sonne, je prends mon sac de
piscine et vais nager dehors pour la première fois de l’année. C’est absolument délicieux.
« Come to me,
come to me, come to me,
J’ai envie de ton baiser
Le baiser que tu m’as donné
Pour t’aimer
Nos lèvres vont se mouiller
Nos cheveux vont s’emmêler… »
Indochine
Les jours passent. Mon Bel Alien ne revient pas. Il fait
chaud et lourd. Je suis au bureau parce que moi, je dois travailler !
L’orage tournoie entre les montagnettes avoisinantes, mais il a beau
gronder, il n’y a pas un souffle d’air
et il ne se passe rien. Je repense souvent à ce que ma fille racontait de la
province de Canton lorsqu’elle était venue nous voir à Qing Dao. Elle parlait
du « vent empoisonné du Guang Dong ». Elle disait les gens sournois
et inamicaux. L’atmosphère traîtreuse… Et moi qui suis si heureuse ici !
Mais je vis dans la plus belle Résidence de toute la Province. Même les chinois
d’Outre Mer, expatriés aux Etats-Unis s’y plaisent. Et je travaille dans un
milieu très spécial, mi hongkongais, mi étranger. Je suis certes privilégiée,
mais parfaitement consciente de l’être, et j’apprécie chaque heure que je vis
dans ce Paradis.
Même lorsque je suis arrivée ici, fin août 2006, ne
connaissant rien à rien, vivant et travaillant en milieu totalement sino-chinois,
dormant dans une minuscule chambrette, j’étais déjà dans de bonnes
dispositions. Après avoir compris que mon université tenait plus du gigantesque
Club de Rencontres que d’une pépinière de cerveaux, je l’avais surnommée
« Love University » Je prenais les choses comme elles se
présentaient, je ramassais la paie quand on me la donnait : des billets
jetés en vrac sur une petite table. Seule formalité : une signature sur la
liste. Et je me démenais pour mes étudiants. J’étais vite devenue très
populaire.
Je marche le long du lac en fermant à demi les yeux. C’est
le soir. La nuit tombée. De loin, je vois la haute silhouette tant attendue du
Beau Docteur Sorenson qui progresse à grandes enjambées vers l’Immeuble 18. Mon
cœur bondit dans ma poitrine. Je souris malgré moi. Je le regarde intensément.
Il le sent, me voit, me tend les bras. Oh ! Mon Enchanteur !
« Tu es belle. J’aime ton corps »
Il m’appelle vers onze heures un matin. Naturellement je
suis à l’université. Je travaille. De plus, aujourd’hui, j’ai des réunions.
L’une au sujet du développement de notre université à l’international. Je fais partie de ce Comité
et ne puis m’en dispenser. L’autre est une rencontre entre quelques unes de mes
étudiantes et des jeunes venus de Nouvelle Calédonie. C’est une initiative de
Roser. Mais la pauvre est connue pour son incapacité à l’organisation… Elle
nous fait attendre, Danger, Moon et moi, pendant une éternité. Enfin, elle
arrive. Je la salue et lui demande de m’excuser, j’ai une autre réunion
ailleurs.
Je saute dans le premier bus qui passe, cours chez moi
prendre une douche bien méritée et appelle David. Oh là là ! Quel baiser
passionné nous nous donnons dans le petit couloir de mon appartement !
Nous ne pouvons nous déprendre l’un de l’autre. Nous titubons vers la chambre
et passons l’après midi à jouer au jeu des nuages et de la pluie. C’est un jeu
délicieux, qui réconcilie avec la vie, les hommes, soi-même. Le soleil inonde
la pièce.
« Tu es belle. J’aime ton corps »
Puis je cuisine du tofu, des champignons, des nouilles de
riz, tout ce que nous aimons. Il fait honneur. Mais… est-il vraiment
américain ? Il est tellement différent, tellement « alien »
autre. Un petit moment amusant. Il prend une douche et s’enroule dans la
serviette rouge sombre qui est la plus grande que je possède. Je le vois aller
et venir, manifestement à la recherche de quelque chose « J’avais des
vêtements… » dit-il perplexe. En effet ! Mais je les avais posés sur
une boîte de rangement au lieu de les laisser sur le rebord de la fenêtre,
comme d’habitude. Je suis secouée de fou-rire pendant un bon petit
moment !
C’est tout de même curieux qu’il parle si peu. Il semble
doux. Il laisse venir, laisse aller, ne décide rien. Il vit au gré des
circonstances. Est-il philosophe ? A-t-il été blessé par la vie ?
Sûrement, comme nous tous ici. D’ailleurs, lorsque nous avons fait
connaissance, je lui ai demandé pourquoi la Chine ? Il s’est troublé, puis
repris, et a répondu « Pour tourner une page » Rien à voir avec la
Chine. Pur hasard. Mais à voir avec la vie.
Il s’en va. Je l’accompagne jusque sur le palier.
« Trop de bonheur, dit-il, les dieux vont être jaloux… » Tant
pis ! Qu’ils le soient ! Dans ma vie, jusqu’à présent, il n’y a
jamais eu d’amour. Alors je prends ce bonheur qui tombe du ciel. Je le chéris,
le vénère, l’idolâtre et le serre contre mon cœur très fort, très fort…
Aujourd’hui nous rentrons ensemble de l’université avec le
bus 69.Quand il arrive à Horizon Cove, je dois crier « Yao
xia ! » « On veut descendre ! » Les chauffeurs des bus
69 sont des brutes. Comme ils transportent presqu’exclusivement des étudiants,
ils conduisent n’importe comment, estimant que les jeunes n’ont qu’à se
cramponner. Ils vont à toute vitesse pour faire un maximum d’allers retours
dans la journée et ne s’arrêtent aux stations que s’ils entendent la sonnette
ou mieux, que les survivants se mettent à hurler pour descendre. Ce que je
fais. Je ne suis vraiment pas une étrangère ordinaire ! J’emmène David par
les arrières boutiques, c'est-à-dire que je traverse les plates bandes et passe
par le parking des livreurs du supermarché. Naturellement, il ne connaissait
pas. Nous montons au Bureau des Logements. Cette fois, La Charmante est
occupée. On nous confie à un jeune homme qui nous emmène à l’Immeuble 18 Sud
dans la voiture de golf. J’adore me promener dans cette voiture rapide et
silencieuse ! Quelques fois, Elaine, La Charmante ou une autre de mes connaissances
au Bureau des Logements me rencontre et me propose un petit tour. Je saute sur
le siège avec empressement et reconnaissance. Un vrai plaisir !
Nous n’avons pas encore visité que les palabres commencent.
A peine dans l’entrée, le gars me demande tout de go «Tu veux y habiter seule,
ou avec lui, ou tu veux seulement lui montrer ? » Je réponds
« Je lui montre, et ensuite, on discute entre nous » et je traduis
pour David. L’appartement semble lui plaire. Le fait qu’il ne soit qu’au second
étage ne le gêne pas du tout. La seule chose qui le chagrine, c’est qu’il
n’y a pas de vue sur le lac. Moi je suis plus prosaïque. Ce qui m’ennuie, c’est
qu’il n’y a pas de courant d’air pour sécher le linge. « Tu n’as qu’à
acheter un ventilateur » me dit le gars !
Après la visite, chacun retourne dans sa chacunière…
Mais le soir je me mets en route. C’est que je suis invitée
à dîner Immeuble 3. Et voilà que je rencontre David sur le chemin du lac !
Il vient vers moi. Quand il me voit, il se fige. Je m’approche et lui offre une
fleur de frangipanier. Il a l’air penaud. « J’ai pris un bain… et je n’ai
rien fait. Je suis si fatigué… Je vais faire des courses » Nous allons au
ParkinShop main dans la main. Raviolis, yaourt et bière. Quelle belle
soirée ! Son propriétaire a enfin fait poser des moustiquaires. Moi, je
fournis deux verres à bière car je ne supporte pas de boire dans des bols à
riz. J’ai aussi apporté des bougies et mon éventail. Je lui montre comment le
manier. Je le regarde. Son beau visage, les rides autour de ses yeux, sa bouche
étrange et sinueuse qui me fascine… Comme je le trouve beau, comme il m’attire
et me séduit, comme j’ai envie de le couvrir de baisers de la tête aux pieds…
Mon Enchanteur, qu’avez-vous dit une fois, alors que je prenais l’ascenseur ?
Sans paroles. Seulement des mots formés sur les lèvres. J’ai cru comprendre…
« Idem » pour moi. Ah ! Je fais des efforts pour répondre en
latin !
Bientôt la mi mai. David est venu déjeuner. Menu :
poisson et asperges. Il m’a dit « J’adore ça » Nous nous asseyons sur
le sofa et il sort une feuille de son sac. Un poème intitulé
« Amour » L’auteur est une femme qui s’appelle Ping Hsin. J’en ai fait une traduction, très
libre.
Love
To escape from
thoughts of love,
I put on my fur cloak
And ran out from the
lamp lit silent house
On a tiny footpath
The bright moon peeps,
And the withered twigs
on the snow-clad earth
Across and across,
everywhere scrawl “Love”
Amour
Pour fuir mes pensées d’amour
De fourrure me suis vêtue
Hors la maison silencieuse
Loin de la lampe ai couru
Sur un très étroit chemin
Se lève une lune brillante
Et sur la terre enneigée
Toutes les brindilles fanées
De ça de là et partout
Dessinent le mot « Amour »
Il m’a demandé « Est-ce qu’on peut échapper à son
destin ? Est-ce que tu essaies d’y échapper ? » J’ai baisé très
tendrement ses lèvres, son visage, son cou. Je sens combien il aime mes baisers
et mes caresses… Par le choix de ce poème, il me fait part de ses sentiments.
Comme c’est délicat et éloigné des sentiers battus. Quelle délicieuse
déclaration d’amour…
Depuis, et pour la première fois, il me parait plus détendu,
il s’observe moins. Il parle même d’affaires personnelles. Son épouse veut
vendre leur maison – ou appartement – de Washington, mais le marché de
l’immobilier n’est pas favorable. Elle voudrait ensuite rejoindre leur fille
dans une autre grande ville des Etats-Unis. Lui-même a un ranch dans les
Appalaches. Il y a un grand hangar avec des bateaux dedans et deux antiques
voitures, une Mercédès et une BMW. Je me les imagine à l’état d’épaves,
batterie à plat depuis des années… Au fond je n’en sais rien… et je ne pose pas
de questions.
Il semble heureux à l’idée que nous allons habiter ensemble.
Il me dit « Alors, il va falloir décider des tâches de chacun, car si c’est
toi qui fais tout, ce ne sera pas juste ! J’ai déjà prouvé que je sais
repasser » Oui, en effet ! Mais je lui réponds que je n’attends pas
d’un homme qu’il aide aux tâches ménagères. Toutefois, s’il sait faire quelque
chose, c’est mieux. Guilleret, il part corriger les copies de ses étudiants. Il
est très lent et ce qu’il m’en laisse entendre, c’est qu’il a horreur de faire
ça… Le lendemain quand je lui téléphone, c’est pour le trouver tout triste.
Qu’est-il arrivé ? Ses étudiants le dépriment ? Il a des corbeaux
noirs dans la tête ? Il est fatigué ? « Je me sens mieux quand
j’entends ta voix » me dit-il, et il accourt et m’embrasse passionnément.
Il n’est pas le seul qui doive faire des choses ennuyeuses.
Il faut que j’aille voir notre nouveau Recteur. Je suis responsable de 10 à 15
professeurs et de 300 à 350 étudiants. Il faut qu’il signe mon Syllabus pour le
prochain semestre. Son bureau est très éloigné du mien. Et il ne respecte pas
ses heures de présence. J’y vais trois fois dans la matinée. Une quatrième fois
vers 14 heures. Qui a dit « Labor improbus… » Sûrement moi ! Et
voilà que je le vois debout près de l’ascenseur, en grande conversation avec
Michaël. Je reste à faire les cent pas autour d’eux jusqu’à ce que ce dernier
s’en aille. Gibbon me lance un coup d’œil mauvais « Vous voulez quelque
chose ? » Non mais sans blague ! « Oui, il faut que je vous
parle » Il a l’air de vouloir rester planté là, dehors, en plein vent.
Mais j’ai des papiers à lui montrer. Manifestement furieux, il s’élance vers
son bureau. « Bientôt, il faudra que je donne des rendez-vous »
maugrée-t-il. Et moi de faire la sotte « Oh, mais oui ! Si ça vous
arrange, je prendrai rendez-vous » Il n’insiste pas.
Maintenant, je commence à comprendre comment il fonctionne.
Il lui faut des choses très simples, éventuellement visuelles, comme ces
pyramides projectives des cours de français. C’est que j’ai aussi fait des
statistiques, moi ! Ca, c’est l’immense avantage que j’ai sur la plupart
de mes collègues : je ne me suis jamais spécialisée à outrance. J’ai
touché à tout et étudié énormément de choses. Et je sais m’en souvenir…. à
l’occasion ! Bref, je passe sur les détails de l’entretien. Il devait me
rendre mon Syllabus signé le lendemain. Or voilà déjà dix jours que je le lui
ai donnés. Paul l’aurait signé dans l’instant, lui !
Au retour, je prends le mini bus. Je laisse mon fauteuil
habituel à John, dont c’est la place préférée. Je vais m’asseoir au second rang,
et quand le Beau Docteur Sorenson monte, il vient s’asseoir à côté de moi. Et
même s’il se retourne pour parler à quelqu’un d’autre, je sens la chaleur de sa
cuisse contre la mienne, de temps à autre, je jette un petit coup d’œil sur ses
belles boucles et sur son profil, et je suis heureuse…
Dès le lendemain à la première heure, cap sur le bureau de
Gibbon ! Miracle ! Il est là ! Je frappe, entre, la porte grince
horriblement. Après avoir dit bonjour, je reste plantée là pour voir comment il
va réagir. C’eût été moi, le Syllabus aurait été daté, signé, posé en bonne
place, prêt à être donné à son destinataire. Un affreux fouillis règne chez
lui. Il cherche, il cherche et ne trouve pas. Il fait pivoter son fauteuil et
me regarde avec un air de chien battu et malheureux « Mélanie, chaque fois
que je vous vois, je me sens en faute. J’ai peur d’avoir oublié quelque
chose… » Et moi de répondre
froidement « Je suis désolée d’être votre cauchemar, Monsieur »
Enfin, il trouve le fameux Syllabus. Je lui dis « Datez et signez. Ca
suffira » Il s’exécute.
Avant de partir, Syllabus en main, je lui dis « Pour le
Laboratoire de Langues, négociez seulement le principe avec Madame Eva Lai.
Puis dites-lui que je viendrai la voir pour les modalités. Cela vous épargnera
soins et soucis » Je m’incline légèrement et m’en vais. Ah ! Je suis
devenue son cauchemar ! Quelle aubaine ! A l’avenir, il fera ce que
je voudrai pour se débarrasser de moi… Cela me met en joie pour toute la
journée !
Le soir, j’appelle David « Je me demandais si tu
attendais que je t’appelles, ou s’il fallait que j’attende que tu
m’appelles ? » Il rit, lui aussi. « Quelle heure est-il ?
Sept heures ? » « Viens » Je suis chez moi depuis un petit
moment et j’ai préparé un bon dîner. Je n’en peux plus d’attendre, je descends
dans le parc et marche à sa rencontre. Ca me manquera si nous habitons
ensemble… Alors que j’arrive au petit pont, je le vois, je suis toute
bouleversée. Je l’aime tellement… Comme d’habitude il marche à grandes
enjambées tête baissée, regardant à terre, ce que m’intrigue toujours. Moi, je
trouve le spectacle du parc si beau que je ne m’en lasserai jamais. Nous
nous embrassons et marchons enlacés jusqu’à la porte de l’Immeuble 18. Il tient
un petit bouquet à la main : trois roses roses et cinq gerbéras. Ces
fleurs n’ont pas l’air très fraîches, mais l’intention me touche. Je prends le
vase que Valérie-Aloïze m’a offert et les mets dans de l’eau bien froide pour
essayer de leur prolonger la vie.
Les petites lampes à parfum sont allumées et répandent une
douce senteur de jasmin. Vivaldi charme nos oreilles. Nous dînons, puis nous
écoutons une version chinoise de l’Appassionata de Beethoven très douce.
« Luxe, calme et volupté » dit David. C’est un moment de tendresse et
de beauté. Quand il s’en va, je l’accompagne sur le palier, comme toujours. Il
se retourne vers moi et sourit.
« Tu es belle. Et puis, il y a la musique… »
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