dimanche 19 janvier 2014

Parfum d'Asie

Aujourd'hui, je livre à mes lecteurs le récit de mon dernier voyage.
Il comportera trois parties :
1 - Passage en Chine
2 - Séjour à Vientiane
3 - Nouvel envol


Passage  en CHINE

Voilà déjà trois années que je suis revenue de Chine. Mais j’ai été tellement occupée que je n’ai pas trouvé le temps de voyager. Même pas en France ! Alors que le « sport national » de mes compatriotes me semble être justement de « partir en vacances » ! Tous les six mois, régulièrement, je suis reprise par le « mal du pays ». C'est-à-dire que la Chine, où j’ai vécu et travaillé pendant quelques décennies, me manque cruellement. Je décide donc de repartir.

Toutefois, j’ai déjà eu l’occasion d’observer à maintes reprises que le retour, après des années, dans un endroit qui a été très cher, n’est pas toujours très sain – psychologiquement – et que l’on est presque toujours déçu d’une façon ou d’une autre. Je me dis également qu’un peu de changement conserve la jeunesse en maintenant l’esprit en alerte. Enfin, puisque mon Editeur doit très prochainement m’envoyer les épreuves de mon dernier livre intitulé « Quatre années au Cambodge », je me prends à penser que s’installer sur les bords du Mékong pour faire ce travail serait probablement inspirant. Mais cette fois, de l’autre côté du fleuve : au Laos.

Et c’est pourquoi, en compagnie d’Alex – mon nouvel ordinateur HP – je monte dans un avion de la China Eastern pour Shanghaï, première étape sur la route de Vientiane. Pourquoi Alex ? Mais voyons ! Par référence à Alexandre de Macédoine qui conquit le monde, allant toujours plus loin, à la recherche des limites des terres habitées. En cela il suivait l’enseignement de son maître Aristote. C’est qu’avant d’être écrivain, j’ai enseigné l’Histoire Ancienne à mes étudiants chinois ou coréens…

La China Eastern n’est certes pas le « top » au niveau du confort, des repas, et de l’amabilité des hôtesses qui montrent une très nette préférence pour les messieurs et oublient parfois totalement de s’occuper des dames…. En quoi elles font preuve d’une parfaite normalité, mais qui est déplaisant lorsque l’on a le mauvais goût d’être une dame seule… Toutefois, le fait que je parle chinois m’aide beaucoup. J’ai, certes, déjà oublié pas mal, faute de pratique, mais tant que je parviens à me faire servir de la bière, ma survie est assurée !

Pourquoi la China Eastern ? Mais …. Nostalgie de la Chine. Et puis ils offrent les meilleurs tarifs. Seulement il faut aller chercher sa valise à chaque escale. Sortir. Réenregistrer et repasser tous les contrôles. Epuisant….A Shanghaï-Pudong, dès que l’on quitte la partie Aéroport International pour se diriger vers celle des Vols Intérieurs, les choses changent. Beaucoup moins de déco et d’amabilité… C’est également très mal renseigné et je ne sais où aller. Qu’à cela ne tienne : je demande à tout le monde. Mais les gens courent ou ne répondent pas. Enfin, j’avise un employé subalterne, en uniforme, du genre auquel personne n’adresse jamais la parole, surtout pas une étrangère blonde ! Il commence à me regarder d’un air médusé, puis, réalisant que je m’exprime en chinois, il me fait un grand sourire et me dit, l’air très sérieux « Attends-moi une minute. Ne bouge pas ». Je me fige, sans toutefois le quitter des yeux. Il revient immédiatement – c’était juste affaire de se donner de l’importance – et me dit « Je sais où tu dois aller. Suis-moi, je t’accompagne » Et, très galant, il me conduit jusqu’à la porte d’un énorme ascenseur « Vas-y ! Monte au second, puis tu vas à droite pour enregistrer. Bon voyage ! » Je me confonds en remerciements et nous nous faisons des courbettes jusqu’à ce que la porte se referme.

Je fais tout ce qu’il faut et vais attendre mon avion dans une affreuse pièce  où s’entassent tellement de passagers que plus de la moitié  doit rester debout, dansant d’un pied sur l’autre en tâchant de parler avec son voisin pour tromper l’attente. C’est là que je remarque quatre grand-mères, petites et très ridées, vêtues de costumes traditionnels tels qu’en portent les femmes de la minorité Naxi dans la petite ville de Lijiang. Elles ont beau être âgées, cela ne les empêche pas d’avoir l’œil vif et de jacasser dans leur dialecte. Elles me regardent et l’une d’elles me fait des clins d’œil alors que les autres rient….

Contrairement à ce que je craignais pour avoir fait des expériences déplaisantes dans le passé, nous partons à l’heure. Prochaine étape : Kunming, la « Ville de l’Eternel Printemps ». Plusieurs villes en Chine – comme ailleurs dans le monde – se sont vues attribuer de charmants surnoms par le Ministère du Tourisme. Zhu-Hai, où j’ai résidé presque cinq ans, signifie « Perle des Mers » et son qualificatif est la « Ville Romantique ». A Kunming, on cultive les fleurs qui sont expédiées dans toutes les grandes villes de Chine par avion. Lorsque je résidais à Pékin, je pouvais fleurir la Résidence de splendides lys, même en plein hiver…
Nous atterrissons à minuit.

Minuit. Ce n’est pas une heure chrétienne. Et le prochain avion décollera à 14 heures….Résignée, je m’apprête à récupérer ma valise et chercher un siège pour y passer la nuit. Alors, une jeune et très jolie hôtesse m’adresse un sourire éclatant et me dit – en chinois, sans se poser la question de savoir si je vais comprendre – « Bonsoir ! Mais tu es toute seule ? C’est le dernier avion. Comment vas-tu passer la nuit ? » « Je ne sais vraiment pas… » « Tu ne peux pas rester là. Tu veux aller à l’hôtel ? » Hé ! Certainement ! Mais je n’ai pas de visa et sans visa, pas d’hôtel… Mais je ne le lui dis pas. « Bon. Va récupérer ta valise. Je m’occupe de toi » et elle me présente à un type d’allure un peu minable, installé dans un bureau juste à côté de la porte de sortie de l’aéroport. « Une chambre à 280 RMB, ça te va ? »  demande le type. Certes ! Heureusement que j’ai pensé à emporter des billets rouges à l’effigie de Mao ! Il sort un formulaire, un de ces papiers presque transparents tels qu’on en remplit dans toute la Chine, et je me sens revenue chez moi. De mon côté, je lui dis « Tiens, voilà mon nom» en lui mettant sous le nez ma carte de professeur sur laquelle sont écrits les cinq caractères Mai An-Li, Bo Shi – ce qui signifie Docteur Mai. Comme je le prévoyais, cela produit en effet magique. De goguenard (que peut bien faire une femme étrangère seule au milieu de la nuit…Traditionnellement, les voyageurs sans famille ou amis étaient suspectés de mauvaise vie, voire carrément de banditisme) il devient très poli et appelle un autre gars pour porter ma valise, dans laquelle repose Alex, bien au chaud entre mes vêtements !

Voici l'enseigne pour les amateurs éventuels
C’est ainsi que je suis sortie sans avoir à subir les vexations des policiers et que j’ai pu dîner à deux heures du matin dans un restaurant encore ouvert à côté d’un petit hôtel très familial dont j’étais la seule cliente !

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Toutefois, j’avoue qu’en arrivant, je me demande si je ne suis pas tombée dans un coupe-gorge car je n’ai pas trop l’habitude de ce genre d’endroit. Mais le propriétaire de l’hôtel monte ma valise dans une chambre bien propre et me donne une clé. Je me rassérène et redescends quelques instants plus tard pour aller voir le restaurant encore ouvert. Je le trouve enroulé dans une vieille couette et couché sur le large canapé devant la porte qui demeure ouverte. En sortant, je la pousse parce qu’il ne fait que 12°. Il me remercie d’un petit hochement de tête. De mon côté, je lui fais un signe de la main, mi salut, mi bénédiction « Dors bien, je reviens tout à l’heure ». Pourquoi est-ce que je me sens si bien en Chine ? J’aime les chinois…. Tout en n’ignorant pas à quelles mesquineries, turpitudes, voire horreurs ces gens-là peuvent se livrer….


Le restaurant est un endroit très bien, pourvu de meubles lourds et massifs de style chinois traditionnel en bois laqué : ces grandes tables rondes à plateau central tournant, sièges râpés par l’usage – preuve que c’est une bonne maison – comptoir en bois et étagères en verre pour les bouteilles d’alcool, et les inévitables étalages de légumes prélavés, de morceaux de viandes pré-coupés et de boulettes non identifiables. Rien n’y manque. A la table du fond, le chef, en toque blanche, joue aux cartes avec deux autres types. Ils sont tellement absorbés par leur jeu qu’ils ne me prêtent aucune attention. J’appelle le garçon et commande une soupe aux nouilles. Quelques petites minutes plus tard, un gâte-sauce très mignon qui n’a pas l’air d’avoir plus de douze ans m’apporte un bol pour un ogre ! C’est que la China Eastern, non contente d’obliger ses passagers à s’occuper eux-mêmes de leurs bagages, ne leur donne que trois biscuits et un gobelet d’eau froide entre deux escales ! Et, comme Oliver Twist, j’ai osé en demander « encore » ….

Les chinois sont d’excellents voyageurs. Ils ne s’en font pas. Tant qu’ils sont au sol, ils s’agitent, criaillent, jouent, mangent, boivent et surtout, achètent de véritables montagnes d’articles en détaxe. Mais dès qu’ils sont obligés de s’asseoir dans un véhicule – voiture, train ou avion – ils s’endorment tous comme un seul homme, instantanément ! C’est très comique. Lorsque les hôtesses les secouent sans ménagement, ils ouvrent un œil et avalent promptement les biscuits – hé ! ils ont payé, il faut consommer – puis se rendorment !

Après le festin, je regagne mon hôtel. Rien n’est fermé. Le propriétaire dort sur un canapé derrière la porte d’entrée en verre. Ce brave homme ne craint manifestement pas les voleurs ou les bandits. A mon arrivée, il ouvre un œil. Je dis doucement « Shi wo » - C’est moi – comme si je rentrais à la maison, et je monte. Je prends une douche chaude, mais la nuit, j’ai un peu froid. Tant pis, je m’enroule dans mon manteau. Quelques heures plus tard, je retrouve ce brave homme en train de laver lui-même les draps. Il me reconduit à l’aéroport dans son mini-van.

L’aéroport de Kunming est tout neuf. J’y étais déjà venue il y a une dizaine d’années et cela ressemblait à une petite gare de campagne. Maintenant, c’est parfait : moderne, bien organisé, rutilant mais encore à échelle humaine. D’ailleurs, on voit bien qu’on est en province car les gens sont très « cool » et tout le personnel de l’aéroport, des hôtesses aux policiers, est souriant et décontracté. Les passagers aussi. Ils ne sont plus vêtus comme des mannequins occidentaux mais tout à fait selon leur goût, qui n’est assurément pas BCBG mais qui me plait parce qu’au moins on se sent à l’aise. A l’aise. C’est peut-être un des maîtres mots en Chine.

Je me sens très bien. Presqu’euphorique ! C’est que je viens de vérifier le proverbe « Les montagnes sont hautes, et l’Empereur est loin ! » Décidément, j’aime le Yunnan. Je vais m’asseoir et commande une bière de Qing Dao. Comme je parle à tout le monde, et en chinois, les gens sont tous très gentils avec moi. Néanmoins, je trouve que le prix de cette bouteille est exorbitant. Et je me prends à penser qu’à l’heure actuelle,  alors que tout le monde est bien convaincu que nous vivons une époque merveilleuse où règnent égalité, justice et confort, surtout comparée à ce que les français appellent l’Ancien Régime et les chinois l’Epoque Féodale (quoiqu’il n’y ait pas eu chez eux de système féodal au sens où nous l’entendons en occident) je ne vois pas, moi, de changements fondamentaux. Les voyageurs sont toujours rackettés, volés et détroussés à toutes les époques. Seule la forme change. Les entreprises d’état ou les sociétés privées ont simplement remplacé les bandits de grands chemins – que les chinois, à l’époque des Tang, appelaient « Chevaliers des vertes forêts » ! Chez moi, je paie un demi litre d’excellente bière allemande 50 centimes d’euro, et dans les aéroports, c’est dix à quinze fois plus cher…..et pour une qualité souvent bien inférieure. Mais peut-être suis-je de mauvaise foi : je paie, certes, mais on ne me roue pas de coups de bâtons et on va même jusqu’à me donner un reçu ! Après tout, ce sont peut-être les chinois traditionnels qui ont raison : les honnêtes gens restent chez eux !

Il fait très beau. Le soleil de midi brille comme en été. Notre avion décolle comme prévu vers 14 heures pour Vientiane, et je suis assise à côté d’une dame noire, épouse d’un monsieur barbu déjà un peu âgé. Un couple de français. La dame est charmante. Elle me dit s’appeler Fanta, me donne son numéro de téléphone et se déclare prête à m’aider durant tout mon séjour au Laos ! A bavarder le temps passe vite et nous survolons déjà le gigantesque lac de retenue du barrage sur la Nam Theun. Le mari de Fanta, Jean-Claude Legoupil, est agronome. Il me donne quelques explications : la Nam Theun est un affluent du Mékong. Le barrage, commencé depuis plusieurs années est un des plus importants de toute l’Asie. Et l’EDF est l’actionnaire majoritaire. Par la suite, je complète mes informations : la construction de ce barrage a soulevé de grands espoirs, mais aujourd’hui, nombreux sont les mécontents. Les terres cultivables de la province de Khammouane ont considérablement diminué puisqu’elles sont maintenant en partie immergées. Deux à trois cents éléphants sauvages qui vivaient là bas sont en voie de disparition, faute de terres. La Thaïlande, qui achète 95% de l’électricité produite a déjà  demandé à ce que l’on révise son contrat plusieurs fois. Enfin, les retombées économiques sont pratiquement nulles pour la pauvre population du Laos à cause de la corruption ambiante.
Corruption, c’est le mot-clé.

Mais je n’ai pas encore compris à quel point c’est grave ici et jusqu’où cela peut aller. Pour l’instant, je me penche pour mieux voir l’immense étendue d’eau qui brille sous le soleil. Je ne vois aucune ville, ni village, ni même de routes – mais je sais qu’il y en a très peu. C’est seulement lorsque l’avion est proche de Vientiane que j’aperçois quelques pistes latéritiques très étroites, mais aucun véhicule dessus…..

Nous descendons de l’avion. Il fait presque 30°, c’est délicieux. Et la première chose qui s’offre à ma vue est un frangipanier à fleurs roses ! Les fleurs de frangipanier sont parmi mes préférées. Elles tombent le soir, mais continuent à exhaler leur délicieux parfum pendant encore au moins 24 heures. Chaque soir, à Zhu-Hai, j’en ramassais quelques unes, je les disposais dans un petit plat en porcelaine bleue et mettais une bougie au milieu….

En quelques minutes j’ai un visa. Je paie les 30$ convenus et donne une photo d’identité. L’affreux gros type derrière son comptoir se fend d’un sourire, je récupère ma valise et demande un taxi. L’Aéroport International de Vientiane-Wattay n’est pas plus grand que la gare d’Angers mais propret et bien organisé. Il y a un bureau pour les taxis et je paie un forfait de 7$ pour que l’on m’emmène au Vientiane Garden Hôtel en centre ville. Je suis ravie et, après avoir prié le chauffeur d’éteindre sa clim, je regarde avidement tous les tres véhicules qui se présentent à mes yeux. Cela me rappelle furieusement Phnom-Penh il y a vingt ans …bâtiments, jardins, pagodes, écoles, « tuktuks » et autres véhicules qui se présentent à mes yeux. Cela me rappelle furieusement Phnom-Penh il y a vingt ans....


Séjour  à vientiane


 Ma première vue du Vientiane Garden Hôtel

Une fois arrivée à l’hôtel, je prends une douche et me change pour une tenue plus légère, puis j’essaie de téléphoner à Claude. C’est un vieux monsieur que j’ai rencontré à mon Club Sportif de Doué la Fontaine. Etant au sauna tous deux, je n’avais pu ne pas remarquer qu’il avait un parachute – à l’ancienne : une coupole – tatoué sur le bras droit. Naturellement, un ancien para ! Après les premiers contacts, il m’avait sommairement raconté sa vie et déclaré qu’il passait la plupart de son temps au Laos, pays de rêve selon lui. Nous avions échangé nos adresses Email et commencé une correspondance. Et c’est lorsque, après que mon dernier manuscrit ait été accepté par mon éditeur, j’ai eu l’idée d’aller le relire sur les bords du Mékong, que je me suis décidée d’aller voir au Laos – car je savais y connaître au moins une personne.

Mais ici, comme au Cambodge il y a vingt ans, rien ne fonctionne, et surtout pas le téléphone. Donc, je branche Alex et me connecte sur le Wifi pour lui envoyer un message. Je suis fière de réussir parce que, si je travaille sur ordinateur depuis presque 8 ans, c’est la première fois de ma vie que j’utilise un portable ! J’en envoie un autre à Bouala, un laotien qui travaille dans une agence immobilière que j’ai déjà contacté…. sans succès et qui ne m’a pas fait bonne impression. En effet, ledit Bouala, censé louer des studios équipés, comme cela se fait dans toute l’Asie, pour 200$ le mois, n’a cessé de me répondre que « maintenant, c’est à 350$ » et quelques jours plus tard « c’est à 450$ »…. Néanmoins, comme c’est mon seul contact et que je sais que 200$ est le prix « officiel » je persiste.

Puis, je quitte ma chambre et me dirige vers la piscine de l’hôtel. Oh ! Ce n’est pas une piscine dans laquelle on peut nager. Mais elle est décorative et fait très bien sur les photos. Les types de la réception m’ont vivement engagée à me mettre en bikini pour m’y précipiter, lorsque j’ai enregistré. Mais je connais par cœur ce genre de « petits mecs » comme je les appelais déjà au Cambodge, et je n’ai pas du tout l’intention d’attraper des amibes ou autre vilaine maladie indigène en faisant trempette dans le bouillon de culture local. Le regarder me suffit !

Je trouve un guéridon en ciment moulé entouré de quelques tabourets assortis, et, sur l’un d’eux : Claude. Il vient de passer les 75 ans mais je trouve qu’il n’accuse pas trop son âge. Il est plutôt grand et fort, sans être gras. Il fait du sport pour se maintenir en forme et en santé. Plus guère de cheveux, et habillé classique : short long et chemisette blanche. L’accueil n’est guère chaleureux. « Ah ! Vous voilà ! me lance-t-il, l’air agressif – Je vous attends depuis longtemps ! Qu’est-ce que vous fichiez ? » « Hé bien, Claude ! Quel accueil ! Il me semble assez normal de prendre une douche et de se changer après un si long voyage… » « Ah ? Oui….Et vous n’avez encore pas de téléphone ! » « Mais enfin, Claude, cela fait moins d’une heure que je suis à Vientiane ! » Ronchonnant, il m’emmène à l’épicerie locale acheter une carte SIM et un mini forfait pour l’équivalent de quelques euros. Heureusement que j’ai apporté un de mes anciens téléphones portables chinois qui fonctionnent dans toute l’Asie ! Puis nous revenons nous asseoir à la table en ciment au bord de la piscine de l’Hôtel.

Là, il commence à me parler de ses convictions politiques – Madame le Pen est à sa gauche ! – puis de ses amours ! Malgré lui, il a été embarqué dans une affaire sentimentalo-commerciale, c'est-à-dire qu’il se retrouve à gérer un petit restaurant pour aider une de ses innombrables « copines ».
Ici, un mot d’explication s’impose. En Asie, les prostituées et leurs clients tiennent aux apparences. Très nombreux sont les occidentaux naïfs qui s’y laissent prendre. Un homme seul va dans un bar. Il commande quelque chose. Il repère une belle jeune fille également seule. Lui demande ce qu’elle veut boire. Elle se rapproche, se comporte comme une demoiselle de bonne famille, s’effarouche s’il tente une allusion ou le moindre geste déplacé, et ils se quittent sans qu’il se soit passé la moindre chose. Seulement, elle a pris tous les renseignements qu’elle voulait. Le lendemain, le gars revient au même endroit, et de fil en aiguille… ils deviennent « amis ». Ce n’est que plus tard que la fille lui fait part de ses inquiétudes sur tel ou tel sujet. Toujours d’ordre financier, naturellement. Et en fin, en fin seulement qu’ils… deviennent plus intimes.
Je suppose que depuis le temps qu’il est au Laos, Claude a compris ce genre de manœuvre. Toutefois, il me parle et se comporte comme s’il ne l’avait vraiment pas compris du tout…. Il me raconte toutes ses affaires dans les détails. Je n’écoute que d’une oreille en me demandant s’il est vraiment naïf, ou s’il me prend pour une imbécile, ou s’il « joue le jeu », et j’imagine encore plusieurs possibles explications à ses propos….

Tout à coup, il se lève et me dit « J’ai rendez-vous avec ma copine. Il est bientôt 18 heures, je vais être en retard. Comme je ne peux vous tenir compagnie pour votre première soirée au Laos, j’ai demandé à un de mes amis français de le faire à ma place. Je vous emmène. Allez ! Vite ! » Je ramasse promptement mon téléphone portable – qui ne fonctionne toujours pas – et mon sac à main, et lui emboite le pas. Il monte sur une vieille moto pourrie et me dit de m’asseoir derrière en amazone. Et nous voilà sur le grand boulevard qui mène à l’aéroport. Je le reconnais très bien.

Ca m’amuse ! Jamais je n’aurais imaginé, lorsque j’ai rencontré cet ancien para au sauna de Doué la Fontaine, qu’un jour je ferais un tour de moto avec lui à Vientiane ! La vie est réellement intéressante et réserve toujours des surprises… Mais je n’aime pas monter en amazone et je fais très attention pour que le vent de la course ne m’arrache pas mon sac des mains. La position est aussi dangereuse qu’inconfortable, car, je le sens très bien, Claude n’est pas un expert….. Enfin, nous arrivons dans un endroit assez agréable, devant un petit immeuble de studios, et il me présente à son ami : Monsieur Gilles Chrétien, de Dinan ! Claude disparait dans un nuage de gaz bleu – d’où je déduis qu’il ne fait pas l’entretien de la moto pourrie – et Gilles, petit monsieur aux cheveux gris-blancs mais assez agréable, me propose une promenade sur la rive du Mékong avant d’aller dîner.
Il se trouve que je suis née à Dinan….Je le lui dis. Il travaillait à la Mairie. Puis il a fait quelques recherches dans les archives locales et a publié des articles sur la vie des dinanais pendant la dernière guerre…

Ah ! Les rives du Mékong…. Ce fleuve, un des plus puissants et remarquables du monde, descend directement de l’Himalaya pour traverser la province du Yunnan – de laquelle j’arrive – et faire la frontière entre la Birmanie et le Laos, le Laos et la Thaïlande, puis traverser le Cambodge, et se terminer par un énorme delta au Viêt-Nam sud. Il est d’une largeur si incroyable….. son débit est si fort….. tout est démesuré avec lui. Mais c’est la saison sèche. Le niveau des eaux a donc baissé de plus de dix mètres et les abords sont couverts de roseaux et de langues sableuses et vaseuses qui seront totalement submergées lors de la prochaine fonte des neiges qui correspond avec la  saison des pluies. Nous marchons sur une berge haute construite et bétonnée. Le soleil finit de se coucher. Les nuages rosés sont de plus en plus minces au dessus de l’horizon. Saisie par le passé ressuscité,  je m’accroupis – à la chinoise- et contemple le spectacle sans rien dire….

 Coucher de soleil sur le Mékong à Vientiane

Gilles a le bon goût de ne rien dire et d’attendre que je revienne en 2013. Ce qui ne manque pas de se produire. Je me relève et nous nous mettons à marcher le long du fleuve. Mais voilà, non seulement je suis émotionnée, mais je suis fatiguée, et affligée d’un vertige atroce. Les quinze mètres de contrebas m’épouvantent, et tout à coup, voilà que le phénomène qui s’était déjà produit une fois au Yunnan il y a dix ans, se reproduit. Je ne vois plus la différence entre le trottoir sur lequel nous marchons et l’eau du Mékong. Je déclare donc à Gille que j’ai peur et me mets à marcher sur la rue totalement défoncée.

Il m’emmène visiter le Marché de Nuit. Un seul coup d’œil me suffit : tout ce qui est exposé vient de Chine ! Si seulement j’avais écouté mon instinct et étais arrivée avec une valise vide ! Mais nous marchons, marchons, marchons…. Je suis épuisée et le lui dis. Alors, il se dirige vers une petite rue perpendiculaire au fleuve et nous nous installons dans une gargote qui m’a l’air fort sympathique.
En effet, j’y reviendrai chaque jour !

Il nous faut subir les propos décousus d’un ivrogne local, puis attendre que le type qui occupe à lui tout seul une table prévue pour quatre personnes s’en aille, et enfin, nous nous installons sur la rue. Dans ce genre de pays, être au fond du restaurant, c’est triste, voire louche… On a quelque chose à cacher… Gilles a déjà adopté les coutumes locales. Il se lève et va parler à tout le monde. De prime, je suis un peu interloquée et le trouve malappris. Puis je me souviens que nous faisions parfois de même au Cambodge, alors je l’imite et hèle un client pour qu’il s’assoie à côté de moi et nous entamons la conversation. Il est de Milan…..

Gilles règle une note dérisoire et se propose de me ramener à mon Hôtel. Mais j’ai un si fort sens de l’orientation que, même s’il me plantait là, je saurais revenir, malgré les tours et détours qu’il m’a fait faire. Enfin, nous arrivons tout près et nous nous asseyons sur les inévitables tabourets de ciment moulé. Il attend Claude qui lui a donné rendez-vous. Ces messieurs vont finir la soirée en boite de nuit. Je la leur laisse ! Il y a là un français d’assez bonne mine. Je l’invite à s’asseoir à ma table et lui offre une bouteille de bière. Il s’appelle Eric Pinard  « Comme du pinard » me dit-il en riant, et est ingénieur en Hydraulique. Il me parle du Laos, de la situation générale, de la corruption, des difficultés quotidiennes, et me dit sans ambages que j’aurais dû venir d’abord pour prospecter avant de songer à m’installer, ne serait-ce que pour quelques mois. En cela il confirme les informations que j’avais prises auprès de spécialistes avant de partir, et mes impressions personnelles depuis les quelques heures que je suis là….

Songeuse, je repars vers le Vientiane Garden. A côté de l’entrée, il y a un bar extrêmement animé car exclusivement fréquenté par de jeunes voyageurs étrangers. J’évalue la moyenne d’âge à 25 ans, au plus, mais  décide néanmoins d’y boire une dernière bière. Après tout il n’est pas tard. Je m’installe en bout de table et me mets à écrire. A côté de moi, un beau jeune homme très brun qui ressemble tout à fait à Johnny Depp dans Pirates des Caraïbes. Cheveux mi-longs, bandana rouge, boucles d’oreilles, moustache conquérante ! Il me fait un sourire de séducteur latino bien qu’il soit australien « Welcome ! » dit-il joyeusement. Je suis séduite. Quelques minutes plus tard, il décide d’aller jouer au billard « Prenez ma place » me dit-il. Les autres, toute la tablée, jouent aux dés. C’est Stéphanie, une très belle jeune allemande blonde, vive et enjouée, qui préside la partie. « Comment t’appelles-tu ? » « Mélanie » « Bon, alors, je t’explique…. » Il faut secouer les deux dés posés dans une soucoupe et recouverts d’un gobelet en carton. Selon les scores, le perdant doit boire un petit verre d’un alcool blanc très fort !

Je joue avec eux. Incroyable ! Moi qui ne joue jamais à quoi que ce soit, je joue et je m’amuse beaucoup. Je suis toujours très heureuse en compagnie des jeunes et l’ai toujours été, d’ailleurs. Une fois, je perds misérablement. Mais je lève mon verre de bière et le bois cul sec. Ils me font grâce pour l’alcool blanc ! Au bout d’un moment, néanmoins, je décide de regagner ma chambre. Je salue la compagnie « Salut Mélanie ! T’es cool ! Bon séjour à Vientiane ! » Bise à Stéphanie. Je me retourne : Johnny Depp, ses yeux noirs très brillants, me sourit de toutes ses dents, qu’il a fort belles « Vous êtes sympa, Madame » me dit-il, très gentleman. « Et vous, charmant, Monsieur qui ressemblez à Johnny Depp ! » Les copains applaudissent. Il s’incline et ébauche un baisemain.
Je vais faire de beaux rêves…  

Je passe toute la journée du lendemain à essayer de faire fonctionner mon téléphone portable, en vain. Les connexions Internet sont très difficiles et tellement lentes qu’il me faut presqu’une heure pour écrire et envoyer avec succès un petit Email d’une dizaine de lignes. Le téléphone fixe ne fonctionne nulle part. Aucun annuaire, bureau de renseignement de quoique ce soit nulle part. Et d’après Bouala, les prix des appartements ont déjà augmenté de 300% par rapport aux prix affichés il y a un mois. Naturellement, étant une femme, seule de surcroît, il me prend pour une imbécile juste bonne à racketter. Il ne peut savoir que j’ai vécu juste de l’autre côté de la frontière pendant quatre ans. C’est lui qui augmente les prix, et comme je ne cède pas, il m’envoie promener…. Tout simplement !

La note positive de la journée, c’est qu’un des types de la réception de l’Hôtel finit par me prendre sur sa moto et m’emmène dans un magasin de téléphones portables où, pour 10$ on me vend une carte qui lui permet – enfin ! – de fonctionner.

Je décide de visiter la ville. Pour ce faire, je loue un tuktuk – une heure pour 10$ - Il me promène et me fait voir les grandes avenues, le marché – mais l’après midi, il n’y a plus personne – la Poste centrale, des immeubles de boutiques… Puis nous remontons l’Avenue Lang Xang pour admirer le Patuxay Monument – Arc de triomphe Laotien, construit dans les années 60 – et allons au l’Or-Pha-That-Luang, ou Palais, sur le site duquel se trouve la Pagode du célèbre Bouddha d’Emeraude, venu des Indes autrefois.

Il me semble qu’une petite note historique s’impose. Mais je serai brève. Le Laos fut peuplé dès la préhistoire par des hommes qui sculptèrent les énormes jarres monolithiques de la fameuse Plaine des Jarres, au nord du pays. Cette région fit ensuite partie du Royaume du Champa, mais les Chams furent vite évincés par les Khmers et, pendant un temps, le Laos fit partie de l’empire du célèbre Jayavarman VII, le dernier grand roi Khmer. C’était au XII° siècle. Au XIV°, il devint le Lang Xang (distorsion de deux caractères chinois) c'est-à-dire « Le Royaume du Million d’Eléphants ». Ledit Royaume faisait sans cesse la guerre à l’ouest contre les siamois ou à l’est contre les viêtnamiens. Au XVIII° siècle il explosa en Trois Royaumes (je ne puis m’empêcher de penser à l’histoire de la Chine ! c’est pourquoi je leur mets des majuscules…) Luang Prabang, Vientiane et Champassak. Mais une irréversible décadence commença à partir du XIX° siècle et se poursuivit jusqu’à nos jours. Et de 1945 à 1975, la guerre intérieure était le quotidien de ces pauvres gens. Il parait  même que l’on a qualifié cette période de l’histoire du Laos « La Guerre de Trente ans ». Raisons politiques naturellement, mais je vais passer par là-dessus. Ceux qui s’intéressent aux horreurs commises par le Pathet Lao n’ont qu’à lire des articles sur Google…..


Après la note historique, la note touristique : voici mon tuktuk et son heureux possesseur, posant avec grande complaisance pour la photo !


 Mon chauffeur ! Avenue Lang Xang
Ce brave garçon, après m’avoir emmenée admirer le Palais et la Pagode du Bouddha d’Emeraude, c'est-à-dire le cœur historique de la ville, juge bon de me donner une petite leçon d’Histoire Contemporaine et me conduit au Musée de la Guerre. L’affiche postée devant l’entrée du jardin dans lequel sont installés un avion, un hélicoptère – dont j’ignore les modèles – et un char chinois de type 60 utilisé par les troupes du Pathet Lao dans les années 70, est vraiment archétypique des régimes communistes d’Asie soutenus par les chinois. Tous les véhicules exposés ainsi que les statues sont couverts d’une très épaisse couche de peinture qui les fait paraître presque artificiels….Mais ils ont bel et bien servi.

Les communistes prirent le pouvoir en 1975 – ainsi qu’à Phnom-Penh où ils montèrent à  l’assaut de l’Ambassade de France et firent périr deux millions de personnes au cours de l’année. Au Laos, ils mirent 40.000 de leurs compatriotes dans des camps et en déportèrent plusieurs autres dizaines de milliers sans parler du génocide de la minorité Hmongs, sous le prétexte qu’ils avaient collaboré avec les agents de la CIA… C’est trop triste. Passons. Je parcours le jardin, jette un coup d’œil au musée, prends des photos. Nous ne nous attardons pas et il me fait passer devant le That Dam, sorte de Phnom en briques, sûrement le plus ancien monument de cette ville dans laquelle guerres, purges politiques et morts massives de la population ne laissent que très peu de vestiges intéressants. On raconte bien qu’au XVII° siècle, un marchand-explorateur-aventurier hollandais, du nom de Van Wuystoff, parvenu jusqu’à Vientiane, en avait gardé un souvenir émerveillé tellement la ville brillait de beautés, de pagodes, et de raffinements. Mais tout cela a bel et bien disparu…
Il en est ainsi de toutes les civilisations.
C’est pourquoi je pense qu’il faut étudier l’Histoire pour comprendre d’où l’on vient et ce que nous sommes, mais qu’il est malsain de se cramponner au passé comme le font tant et tant de personnes, au nom des Valeurs, de leurs ancêtres, de l’écologie, des traditions, et de toutes sortes de raisons fort honorables, mais qui me semblent parfois n’être que des écrans derrière lesquels ces gens cachent leur propre peur de vivre. Il faut dire, à leur décharge, que la vie contemporaine n’est pas tous les jours réjouissante et que les raisons d’avoir peur sont justifiées. Mais n’en a-t-il pas été de même à toutes les époques ?

Fatiguée par ce tourisme, le vent de la course dans le tuktuk, et mes réflexions sur le sens de l’Histoire, je reviens à Sihome Road, la rue de mon Hôtel, et vais boire une bière à la table de ciment moulé où j’étais hier en compagnie d’Eric Pinard. Que vais-je faire demain ? Où vais-je aller ? Je ne peux rester à l’Hôtel très longtemps…. C’est alors que je vois venir un grand et fort gaillard, ayant sûrement déjà dépassé le cap de la soixantaine, et qui me semble être américain. Je lui fais signe et il vient s’asseoir à côté de moi. Il s’appelle Neil Mussel, ancien diplomate, Canadien. Il attend que la Guest House d’à côté lui fasse signe que le linge qu’il a donné à laver est prêt. Nous bavardons. Il passe sa retraite à courir le monde et faire de la plongée, c’est d’ailleurs ce qu’il va faire dès qu’il aura quitté Vientiane « Rien à faire ni à voir ici. Dès ce soir je gagne une île du Mékong un peu en aval où je sais que je pourrai faire de la plongée… ». Je lui souhaite bonne chance et vais voir la Chindamay Guest House. Le type de la réception, qui me dit s’appeler « Mister Sit », m’a tout l’air d’être du genre « petite frappe » mais il est à peu près poli et me montre une chambre assez propre. Toutefois le cadre est sinistre. On se dirait dans une Workhouse, une maison pour les pauvres gens en Angleterre du XIX° siècle, qui ressemblait à une prison….. Néanmoins, je lui dis que je prendrai pension à partir de demain.

Je n’ai rien mangé aujourd’hui et maintenant je sens qu’il faut avaler quelque chose. Je décide de retourner à la gargote d’hier. C’est facile. Je descends une rue perpendiculaire au Mékong, retrouve le Marché de nuit, la pagode proche et enfin le petit restau. J’y suis accueillie par de joyeuses exclamations ! Rattana, la jeune Thaï qui fait la cuisine me fait fête. Quant à Jeff, Marck et Gerardt, ils me prient d’occuper la quatrième place à leur table. Ils se présentent. Jeff est australien. Handicapé et à la retraite il a très peu d’argent c’est pourquoi, dès qu’il peut, il vient ici pour mener une vie sans soucis pour quelques dollars par jour. Marck est hollandais. Beaucoup plus jeune, brun, pas très grand, les épaules larges, une légère claudication. Il habite dans la Guest House juste en face de chez Rattana, en attendant sa fiancée chinoise, laquelle habite à Kunming. Il a à cœur d’aider notre charmante hôtesse qui ne sait quasiment pas compter et encore moins se défendre des indélicats qui prennent une bière et s’en vont sans payer. Il fait le rabatteur. Quand des étrangers passent, il les appelle et leur demande s’ils n’ont pas faim ou soif, ou tout simplement envie d’avoir de la compagnie. Ca marche à tous les coups ! Il apporte les bouteilles pendant que Rattana fait sauter les légumes dans son wok, et il veille à ce que chacun paie ! Enfin, Gerardt, également hollandais, est seulement de passage et s’en ira demain. Le Laos ne lui plait pas. Je passe la soirée en leur compagnie et rentre me coucher.

Le lendemain matin, après avoir payé plus que ce qui était prévu – inflation nocturne, probablement, ou tarif spécial pour les blondes – je traine ma valise sur les quelques dizaines de mètres qui séparent mon ex-hôtel de ma future Guest House. Le jeune type monte ma valise, mais…. pas dans la chambre qu’il m’avait montrée. Ca c’est typique ! Il y a ce que l’on montre, puis la réalité, une fois que l’on croit avoir ferré le poisson. Ca me rappelle cette fille très délurée et parlant bien français que j’avais embauchée à Phnom-Penh, et qui en avait envoyé une autre à sa place le premier jour d’embauche. Elle refaisait le coup dans différentes maisons. Je demande à changer de chambre. Mister Sit n’est pas content. Il me donne une clé qui casse dans la serrure parce qu’elle est en nougat. Comme je réclame, il me fait une véritable scène et me dit « Tu va payer pour ça ! Non mais ! Tu casses les clés ! C’est pas possible …. » Il me demande 1,50$ – grosse somme pour le Laos….

Je suis effondrée. Dans quel coupe-gorge suis-je allée me fourrer ! Internet ne fonctionne pas. Et ces couloirs sordides…. Je crois y voir errer l’ombre du vieux Fagin et l’autre petite frappe dans le rôle de Sikes….pas rassurant du tout. Pour essayer d’y voir plus clair et prendre une bonne décision, je sors et me mets à parcourir les rues du quartier. Mes pas me ramènent invariablement vers la rue Manthathourath où se trouve la gargote tenue par Rattana. Marchant doucement, j’avise un bureau de tourisme. Je rentre. C’est beau et propre et donne bonne impression. Tout au fond, un jeune homme devant un ordi. Sans façons, je m’assois et lui fais part de mes malheurs : impossible de me loger, les prix ont tellement augmenté que c’est de la folie, et je suis tombée dans un endroit sordide… « Oui, me dit-il, les prix de l’immobilier ont un peu augmenté, mais pas tant que ça, et comme c’est la saison sèche, il n’y a plus guère de studios de libres. Mais par contre, tu ne dois pas rester dans cet affreux endroit dont tu me parles. Viens avec moi. Je connais un petit hôtel vraiment très bien et bon marché… » Il se lève. « Oui, mais j’ai une grosse valise. Où est ton hôtel ? » « Mais à deux pas ! Dans cette rue ! Viens voir… »

Ah ! Oui ! C’est vraiment bien. Ca me plait beaucoup et les tarifs sont parfaits. Et de plus, c’est à vingt pas de chez Rattana ! J’accepte immédiatement. Le jeune homme m’emmène sur sa belle et confortable moto jusque chez l’autre petit voleur, je ramasse mes affaires, oblige ce sale type à descendre ma valise et m’en vais au plus vite ! Puis, une fois installée au Vongkhamsene Hôtel, je cours chez Rattana rejoindre Marck, Jeff, et les nouveaux clients et leur raconter mes aventures. Nous buvons force bières et chacun y va de son histoire, ses souvenirs et commentaires. Cela fait une sorte de « famille recomposée » une famille de fortune. Il est bien vrai que nous avons toujours besoin de quelqu’un ou quelque chose de familier et que les êtres humaines ont horreur de la solitude…

Mais à partir de ce moment, je comprends bien qu’il ne me serait pas possible de demeurer seule dans ce pays. En insistant, naturellement, je trouverais un logement décent. Mais seule, je vais être la proie de toutes sortes de petits – ou grands – escrocs. Ils augmenteront le loyer une fois le contrat signé. Ils couperont l’eau en me demandant de l’argent « parce que la canalisation est trouée » Ils brancheront tout le quartier sur mon compteur électrique, comme les khmers le faisaient à notre Résidence de l’Avenue Tousamuth à Phnom-Penh, pour demander ensuite plusieurs milliers de dollars, sans rire….Bref, ils m’acculeront à quitter le pays très vite après m’avoir extorqué tout ce qu’ils pourront. Mais comme j’ai l’expérience de ces choses, je ne vais pas insister. Alors je vais rester encore un petit peu, juste le temps de passer quelques belles journées à faire du tourisme, me promener le long du Mékong, prendre des photos, parler à tous les étrangers de rencontre – on apprend toujours des tas de choses intéressantes par ce moyen – bref, apprécier mes vacances !

Cette décision prise, je me sens très soulagée – signe que c’est sûrement la bonne – et je passe tout le reste de mon séjour fort agréablement. Mais je peux constater à quel point les quelques personnes rencontrées les tout premiers jours, et l’informateur le plus sérieux consulté avant mon départ, avaient raison : il n’y a pas grand-chose à voir et encore moins à faire ici. C’est pourquoi, même les touristes ne font que passer.

Une fois, je me dis « J’ai déjà chevauché quelques animaux intéressants, moins ordinaires qu’un âne ou un cheval. Je suis montée à dos de dromadaire – mon Dieu ! que c’est haut ! – à califourchon entre les bosses d’un chameau de Bactriane – doux et génialement confortable – Au Yunnan, j’ai remonté un torrent à dos de yak – mon bovidé préféré – Alors, puisque je suis au Royaume du Million D’Eléphants, pourquoi ne pas en profiter pour expérimenter le confort réputé de ces pachydermes ? » Je vais dans une agence où l’on propose ce genre d’activité aux touristes. « Pas de problème, me dit le gars. Reviens demain matin vers 9 heures » « D’accord. Mais j’ai encore une question. Ca va me coûter combien ? » « 250$ » répond-il sans sourciller. Je tourne les talons et quitte l’endroit sans même un au revoir, en me félicitant d’avoir anticipé les turpitudes auxquelles ces gens sont capables de se livrer ! On dit les chinois âpres au gain. Certes. Mais à chaque fois, on ne me demandait que 10 RMB (l’équivalent de 1 euro) pour le chameau, le yak, ou poser pour une photo spéciale. Les chinois, eux, sont intelligents.

Mais je me promène dans les rues, regarde les façades des maisons un peu anciennes et de type occidental. J’observe la circulation et les véhicules. Je ne croise que deux petites charrettes tirées par des mulets maigrichons. Il y a quelques voitures très vieilles et endommagées et bon nombre de 4X4 de luxe, comme des Cayenne ou Lexus. Autrefois, les mafieux, chefs de Triades, ou trafiquants de tous poils roulaient en Mercédès haut de gamme. Maintenant, les bandits roulent en 4X4. C’était déjà la règle au Cambodge ! Ce doit être pour se donner l’air sportif ? Il n’est pas difficile de deviner si le véhicule appartient à un homme riche ou à un bandit prospère. Le premier prendra  l’immatriculation qu’on lui donnera. Le second paiera un supplément (pouvant aller jusqu’à plusieurs milliers d’euros) pour obtenir un numéro spécial, c'est-à-dire avec les chiffres de son choix, supposés lui porter bonheur ! Je connais ce genre de trafic et cela m’amuse beaucoup de repérer les voitures présentant des plaques porte-chance.

Je me demande combien de pagodes il peut bien y avoir dans toute la ville de Vientiane ? Une chose est certaine, c’est qu’on ne peut pas faire 500 mètres sans  longer les murs de l’une d’entre elles. Quelqu’un me dit que dans ce pays, 50% des hommes valides en âge de travailler sont à la pagode – c'est-à-dire au monastère – Ils vivent d’aumônes et essaient de restaurer, voire reconstruire leurs bâtiments. Mais je les ai observés en train de travailler, très exactement de transporter des planches pour étayer un échafaudage. C’est ce que j’appelle « Travailler à la petite semaine » ! Revenons à la population masculine. Ceux qui ne portent pas la célèbre robe safran passent leurs journées à fumer, vautrés ici ou là. Un très petit pourcentage s’occupe à détourner les recettes de l’Etat (notamment les paiements thaïs pour l’électricité) et les aides internationales venant, je crois, de la France, des Etats-Unis ou de l’Australie. Le pays compte 6,5 millions d’âmes seulement.

Les pagodes ne se visitent pas. Ou alors, il faut demander la permission, et, bien entendu, laisser quelque chose pour leurs bonnes œuvres des saints hommes… Comme je ne suis pas pieuse, j’en cherche une dans laquelle je puisse entrer sans payer. Enfin en voici une !





L’entrée est imposante sans être énorme, et on peut y voir le serpent naga peint en vert qui s’enroule autour de la porte. Quant au bâtiment arrière, ouvert sur trois côtés, il est décoré de toutes sortes de fresques de couleurs très vives qui me semblent du plus bel effet. Je les regarde attentivement et pense qu’il s’agit là d’une sorte de biographie du Bouddha, de laquelle on n’aurait conservé que les « fiorettis » pour l’édification des masses. Cela se faisait ainsi au Moyen Age. Les cathédrales étaient ornées de statues toutes peintes des couleurs les plus vives, et présentant des détails hyper réalistes, pour servir d’enseignement aux fidèles qui, à cette époque, ne savaient pas lire. Je fais quelques pas dans le jardin. Il y a un bassin avec des plantes et une statue représentant une Apsara dansant avec un serpent. Au bord, un petit gamin d’une dizaine d’années, en robe safran, me fait un sourire. Je suis contente, j’ai pris de belles photos, le soleil se couche et je m’en retourne à mon QG de la rue Manthathoura




Rattana
Le matin elle fait les courses
Elle cuisine toute la journée
Le soir, elle dort dans son restau sur trois chaises rapprochées
Elle est Thaï et a toujours le sourire !
Lecteur, si tu vas à Vientiane, va dîner chez Rattana !

J’y suis chaleureusement accueillie par les habitués, tous un peu paumés, un peu ivrognes, et très solitaires. C’est la grande famille de ceux que mon mari appelait « les petits blancs » et que je qualifie parfois de « chiens perdus sans colliers » la tête toujours pleine de rêves et la bourse éternellement plate, mais c’est une famille quant même…. Je suis chaleureusement accueillie, mais Marck me dit que, ce soir, Rattana ne cuisinera pas. Elle est trop fatiguée. La veille elle a fait la cuisine pour un groupe de 16 jeunes australiens, travail exténuant pour elle. Je vois qu’elle est toute pâlotte et a les yeux cernés. Elle fait sauter chaque plat dans son wok, lequel est posé sur la bouteille de gaz près du trottoir. Elle met son point d’honneur à ce que ce soit bien fait. Maintenant, elle n’en peut plus. « C’est pas grave, me dit Marck. Buvons d’abord une bouteille et ensuite, je t’emmène manger un poisson au bord du fleuve. C’est tout près » Bon. D’accord.

Après la bière, nous allons nous installer sur des chaises en plastique sous un banian – ou du moins quelque chose qui y ressemble fort – Il choisit le poisson, commande deux autres bouteilles et me dit « J’ai à te parler. Tu sais, tout le monde te respecte ici. Je voudrais te demander un conseil » Je le sentais venir, avec ses petites flatteries…. « Je t’écoute, Marck » « C’est au sujet de ma fiancée chinoise. Penses-tu qu’elle va venir me rejoindre bientôt ? » « Comment le saurais-je ? Mais d’après mon expérience, les chinoises ne font pas de sentiment. Elles épousent les étrangers pour leur passeport ou leur argent. Ou pour échapper à quelque chose dans leur pays. Quelle est sa situation financière ? » « Oh ! Mais elle a de l’argent ! Elle tient un restaurant ! » « Alors, elle ne viendra pas…. » Il secoue la tête d’une façon qui ne veut dire ni oui ni non, mais à son air fataliste, je déduis qu’il commence à comprendre. Il boit une petite gorgée de bière pour se remettre, mange un peu de poisson, et me regarde du coin de l’œil… Je réclame une paire de baguettes parce que les gens d’ici mangent avec des cuillers et que cela ne me convient pas, et j’attaque le poisson qui est délicieux.
Marck n’a pas faim. Il me laisse dépecer l’animal et poursuit son raisonnement. « J’ai une autre question à te poser… » « Hum… ? » « Est-ce que ça te semblerait inconvenant d’épouser un homme plus jeune que toi ? » « Non… » Il ne me laisse pas le temps de terminer ma phrase « Non, s’il y avait du sentiment entre vous, c’est bien ça ? » « Oui…. » « Bon. Je pense que tu as environ 50 ans. Peut-être même 52 (j’ai envie de rire !) et moi, j’en ai 43. Veux-tu m’épouser ? »

Comme c’est mignon ! Il a fallu que je revienne sur les bords du Mékong pour qu’un homme me fasse une demande en mariage ! Oui, j’ai beau avoir été mariée deux fois, cela ne m’était encore jamais arrivé. Dans les deux cas, des circonstances extérieures avaient décidé. Mais tout de même, en voilà un qui ne doute de rien ! Toutefois, je ne puis me fâcher. Je ris un peu. Je lui dis que je suis flattée, mais que je ne veux pas me marier. « Mais je suis très bon amant, tu laisses passer ta chance ! » « Que veux-tu, tu sais bien que les femmes sont incompréhensibles ! » Il le prend du bon côté. Nous allons faire une promenade digestive au Marché de Nuit puis, il m’offre son bras pour me reconduire devant la porte de l’Hôtel Vongkhamsene . « Bonsoir, Madame » Il se penche et me met un petit baiser sur le front. Charmant !

Il faut croire que la méthode de ma fille, qui consiste à envoyer promener tous les hommes pour les mettre à ses pieds, est bonne. Depuis que j’ai éconduit mon prétendant, il m’appelle toujours « Madame » et se fait mon chevalier servant !

Un midi, je suis invitée à déjeuner au Chokdee Café, alias « Le bar Belge » alias « Chez Tintin », par Fanta et son époux. Ils mangent des plats européens assez copieux et artistiquement présentés. Cet endroit est très agréable. Ouvert sur le boulevard qui longe le Mékong et entièrement décoré de plaques, images, statues, miroirs, vases… mille choses toutes en rapport avec Tintin et les personnages de ces bandes dessinées. Mais comme je n’ai pas faim, je commande modestement une bière et une petite purée. Très bonne. Fanta fait la conversation, son mari mange consciencieusement, et moi je pose des questions sur tout ce qui me passe par la tête. Je trouve ces gens-là vraiment très gentils. Cela me rappelle, une fois de plus, le Cambodge. Nous invitions des tas de gens de passage et leur donnions conseils et aide à chaque fois que nous le pouvions. J’ai l’impression que maintenant, c’est à mon tour d’être accueillie.

Je l’ai déjà dit, on trouve partout des tables rondes entourées de petits tabourets ou bancs de ciment moulé. Il y en a devant mon hôtel. Je m’y assois pour écrire. Cela intéresse beaucoup les gens. Etrangers ou locaux, ils viennent regarder par-dessus mon épaule, ils admirent l’écriture, le stylo à plume et encre, et même le cahier, dont la couverture est rose, naturellement. Ils me demandent ce que j’écris, en quelle langue – parce que personne n’arrive à deviner de quel pays je peux bien venir, et pourquoi j’écris. Une jeune femme me demande même la permission de prendre dans ses mains le cahier pour le regarder de plus près. J’accepte. On me demande mon nom, et très rapidement, quand je passe dans le quartier, j’entends quelqu’un appeler « Hi ! Mélanie ! » Ca fait plaisir.

Rattana se remet de ses fatigues et nous pouvons à nouveau dîner dans notre gargote préférée. Un soir, je m’installe à la table qui est à côté de la bouteille de gaz et commence à boire en compagnie des habitués. Passe un jeune couple. Marck les hèle et, tout souriants, ils viennent se joindre à nous. Un peu plus tard arrivent deux autres gars, un peu moins jeunes tout de même.
Je crois qu’il est temps que je fasse les présentations.

J’ai déjà parlé de Jeff, le retraité australien. Il va rentrer chez lui pour les fêtes de fin d’année. Marck, mon chevalier servant, ancien comptable en rupture de comptabilité, joue les utilités en faisant venir les clients auxquels il apporte les bouteilles de bière, tout en veillant à ce qu’ils ne partent pas sans payer. Mais il y en a d’autres.
Nathan est néo-zélandais. Homme de ménage dans son pays, il habite chez sa maman, et quand sa bourse est assez garnie, il pose sa lavette, remplit son sac à dos et part le plus loin possible. Il est de taille moyenne, roux, cheveux bouclés, l’air doux et gentil. Il porte un Tshirt qu’il n’a pas choisi au hasard : cela donne le ton ! Je traduis :
« On est tous un peu dingues. Bienvenue au Club ! »
Alors que Marck se montre volubile et familier, Nathan tire une chaise et me dit calmement «Tu peux t’asseoir à côté de moi. I’m safe »  Ce qui veut dire que je ne cours aucun risque en sa compagnie. Très galant !

Un jeune couple – la trentaine – passe dans la rue. Je les avais déjà vus au Marché de Nuit. Ils sont français. Romain est cuisinier et Laura, serveuse. Elle est enceinte de 6 mois. Ils sont beaux tous les deux. Et ils vivent… en Vendée, c'est-à-dire à deux pas de chez moi ! Ils s’assoient un moment, nous prenons des photos, je donne ma carte à Romain qui me demande de la leur dédicacer. Le fait que je sois écrivain les impressionne A moi d’assumer. Je dédicace et lui dis de me contacter lorsqu’ils seront de retour au pays. Mais je pense qu’ils ne le feront pas. D’ailleurs, ce soir, ils nous quittent pour aller manger un poisson tous les deux, en amoureux
sous le banian en face de la pagode…


Laura, Mélanie et Romain de Vendée
 

Mais il y a du passage dans cette rue Manthathourath ! Voici deux charmants gamins. S’ils ont vingt ans, c’est la fin du monde ! Ils se joignent à nous avec un plaisir évident et se présentent : Sissi, rouquine aux cheveux tout bouclés, au charmant visage poupin, aux yeux rieurs, constamment en train de bavarder et plaisanter – et Andrew, un peu plus réservé, maigre, cheveux bien courts, manifestement sous l’influence de sa petite copine. Ils s’assoient sans façon et se mettent à boire… comme des légionnaires ! Ils sont américains et viennent du Michigan.

Le plus calme de toute la bande est sans conteste Justin. Ce n’est pas sa taille qui impressionne, mais son épaisseur. Ses bras sont sensiblement plus gros que mes cuisses, sans rire ! Et cette force de la nature porte un « marcel » à trous et un short rose layette ! Il ne parle guère, sourit gentiment, et boit consciencieusement. Vu son physique, je ne suis pas du tout étonnée d’apprendre qu’il est docker à Stockholm. Il conduit des machines sûrement effrayantes ! Mais il est islandais. Lorsqu’il avait 6 ans, ses parents ont décidé d’émigrer en Suède et ils ont quitté Reykjavik.
Justin ne parle pas beaucoup mais sourit gentiment. Quand je raconte une histoire, il me regarde très attentivement et plisse les yeux d’attention.

Plus tard au cours de cette mémorable soirée, passent deux jeunes hommes venus, eux, du pays du Père Noël : ils sont finlandais ! Mais l’un est ingénieur et l’autre juriste. Et comme il fait froid chez eux, ils ont décidé de passer quelques jours dans un pays chaud. Ce ne sont pas des « chiens perdus sans collier » !


Sissi, Andrew, Jeff, Marck, Nathan et Justin

Tout le monde se présente et parle avec tout le monde. J’observe que, bien qu’étant tous d’horizons extrêmement différents, tant géographiques que sociaux, tous se comportent bien et sont aussi polis que des diplomates lors d’un cocktail en ambassade. C’est seulement le niveau des conversations qui diffère. Quoique j’entende souvent des réflexions intéressantes. Mais au fur et à mesure que le nombre de bouteilles vides augmente, Andrew devient plus loquace alors que Sissi se calme un peu. Elle rit tout le temps. « Je suis saoûle, tu sais » me dit-elle, au cas où je n’aurais pas compris. « Ce n’est pas grave »  lui dis-je. Puis, pour être gentille avec elle, je lui fais compliment de ses cheveux. « Ils sont longs, n’est-ce pas ? » fait-elle comme une petite fille qui cherche des félicitations. « Oui. Mais les miens le sont beaucoup plus… » et je retire la pince qui retenait  mon chignon. Mes cheveux se répandent d’un coup, ils atteignent presque ma taille. « Ohhhhh !» fait-elle comme si je venais de lui offrir un beau cadeau « Ohhh… Je t’en prie, laisse-moi te faire des tresses, j’adore faire des tresses, et puis tu es gentille, je me sens bien avec toi…. » C’est ça. Elle passe tout le reste de la soirée à me faire une foultitude de petites rastas. Quand elle en a fini à droite, elle change de chaise et passe à ma gauche pour continuer son œuvre. Les mains occupées, elle boit un peu moins. Je dois dire qu’elle a les mains douces et les gestes sûrs malgré son état d’ébriété avancée. Elle ne me tire pas une seule fois les cheveux et je ne sens presque rien. Pas du tout gênant. Je continue à parler avec l’ingénieur finlandais et à trinquer avec Nathan. Mais vers minuit, je déclare que je ne veux pas être transformée en souillon au douzième coup alors je salue la compagnie et me retire dans mon hôtel.
Et que vois-je dans le miroir ? Toute ma chevelure a été tressée finement. C’est très réussi, je dois le reconnaître. Je comprends pourquoi Sissi me disait que ça faisait « jeune » ! J’ai l’air de la parfaite « baba-cool » ! Je prends une douche rapide et remets au lendemain le dé-tressage des tresses….

Seigneur ! Le lendemain, Sissi et Andrew sont installés chez Rattana dès midi avec des têtes à faire peur. Non seulement ils ont bu de la bière et un alcool fort, mais ils n’ont pas dormi de la nuit, et je comprends qu’ils ont également consommé quelques pilules des plus suspectes… de celles qui vous mènent au Nirvâna d’abord puis à l’asile psychiatrique. Ils mériteraient une bonne correction ! Je les sermonne. Ils ne font plus du tout les fiers. Marck propose un jus d’ananas, je renchéris et Rattana en fait deux. Ils boivent et nous les expédions se coucher !

Pour me rasséréner, je pense à James et Shellsea, un autre couple de jeunes américains mais très différents. Du Névada. Très distingués. Bonnes familles, études, projets de mariage… James, très beau garçon, parle avec aisance tout en étant aux petits soins avec Shellsea. Quant à elle, elle est absolument ravissante, exquise de finesse, elle a des traits classiques parfaits, un teint pâle mais les lèvres roses, et des cheveux du plus beau blond, raides, bien coupés et brillants. Ils ressemblent au couple américain idéal dont on peut admirer les portraits sur les magazines « people ». Pour couronner le tout ils sont encore assez jeunes pour avoir conservé une spontanéité qui nuance la rigueur de leur bonne éducation. Je les rencontre à plusieurs reprises au cours de mon séjour. Avant de repartir, ils viennent dire au revoir et serrent la main des habitués puis m’embrassent tous les deux ! Je suis très touchée et leur souhaite une vie heureuse.

Peu de temps après mon installation dans mon nouvel hôtel, je me rends à l’horrible Chindamay Guest House de sinistre mémoire parce que j’y avais laissé ma tenue de voyage à laver : une robe rose parfaite en toutes circonstances, et que je tiens à récupérer. Mister Sit me doit également la monnaie de ce que je lui avais donné pour le bris de la clé, et la nuit payée d’avance mais que je n’ai pas passée. Je n’ai aucune illusion, et j’avais âprement négocié. Mais je veux le lui réclamer pour le principe. J’arrive et dois attendre un petit moment parce que le livreur de linge n’est pas encore passé. Naturellement, Mister Sit refuse de me rendre mon argent, mais il me précise tout de même qu’il a loué ma chambre cette nuit là, ce qui est le comble de l’arrogance ! Il a donc mis les dollars dans sa propre poche sans en référer à son patron. « L’argent est à moi, aboie-t-il. Et si tu me fais des embrouilles, j’appelle les flics ! » S’il croit m’impressionner…. Je sais parfaitement pourquoi il dit cela. Il veut me faire peur. Certes, il pense que je suis stupide et donc facile à intimider. Mais surtout, le jeu en vaut la chandelle. Si je me fâche et que les flics arrivent, ils empocheront 50 à 75% de la somme, c'est-à-dire 5 ou 6$. Mais il en gardera 2. C’est toujours ça de pris dans un pays si pauvre. Et puis les flics me colleront une amende pour trouble à l’ordre public ou toute autre raison, et ils partageront…. C’est comme cela que les étrangers se font racketter, parce qu’ils croient à la justice, à leur bon droit, aux lois, bref à toutes sortes de niaiseries occidentales… Peu me chaut de perdre 8 $. Toutefois, je lui dis « Et la monnaie du billet que je t’ai filé pour la clé ? Tu m’as dit toi-même et devant témoin que tu me la rendrais » Furieux, il me regarde d’un œil assassin mais tire tout de même quelques billets de sa poche… qui en est toute gonflée ! Il me les tend comme un défi en relevant le menton. Je m’en saisis prestement, attrape le petit sachet qui contient ma robe et prends le large au plus vite ! Comme j’ai bien fait de ne pas essayer à toute force de rester dans ce pauvre pays !
Je ne regrette pas ma décision de le quitter.

La date du départ approche. Chaque fin d’après midi je vais me promener sur la rive du Mékong. Je m’assois par terre. Le béton est encore chaud du soleil de la journée et les gens commencent à sortir. Chaque soir, sur une esplanade, un groupe de femmes se réunit pour danser au son d’une musique endiablée. C’est leur façon de faire du sport. Je regarde de l’autre côté du grand fleuve, puis je demande à un étudiant américain occupé à siroter une Heineken, de me prendre en photo. Il accepte avec un grand sourire.
Nouvel  envol

Les journées sont douces, le ciel laiteux et je remarque qu’il y a tout le temps du vent. Est-ce dû à la présence du Mékong ? Ou descend-il des montagnes environnantes ? Je ne saurais le dire. Mais depuis mon arrivée, la température ambiante a sensiblement baissé et avant de prendre un tuktuk il faut enfiler un vêtement coupe-vent. Comme mon cher téléphone chinois fonctionne très bien, j’appelle Claude. Il me répond d’une voix d’outre-tombe, entrecoupée d’accès de toux irrépressible. « Vous êtes malade, Claude ? Où êtes-vous ? » « Au lit, avec ma copine….J’ai pris froid le soir de votre arrivée en rentrant chez moi en moto alors que nous sortions de la boite de nuit…. » « Ah ! Désolée. Je vous conseille de consulter un docteur…. »
Puis c’est Fanta qui m’appelle. Je lui dis que je m’apprête à partir dans deux jours et, après avoir déploré que je ne reste pas plus longtemps, elle me propose de m’emmener à l’aéroport. Comme c’est gentil ! J’accepte avec grand plaisir.

Je passe la dernière soirée en compagnie de tous les habitués de la gargote de Rattana. Nous formons le




Club des Joyeux Bois-sans-soif

Et il semblerait que j’en sois de facto le Président d’honneur ! Ils sont tous plus jeunes que moi. D’un côté, que je sois professeur et écrivain les impressionne. De l’autre, ils m’aiment bien et me racontent leurs histoires personnelles, sollicitant parfois des conseils, ou me jetant un petit coup d’œil en coulisse pour essayer de deviner ce que je pense de leurs aventures….

Aujourd’hui, c’est mon dernier jour à Vientiane. Je fais très soigneusement ma valise, y couche Alex – qui n’a guère eu la chance de se rendre utile – et ôte tout ce que je ne compte pas emporter, puis je me douche et enfile la robe de voyage rose dans laquelle je suis arrivée. Il me reste quelques heures avant que Fanta et Jean-Claude viennent me chercher, aussi vais-je chez Rattana pour manger un peu car je doute fort que l’on nous serve quoique ce soit dans l’avion de la Lao Airlines qui doit me déposer à Bangkok ce soir.

Une fois arrivée, je constate que ce midi, il n’y a qu’un seul client. C’est un jeune homme long, maigre, pâle, les cheveux hyper courts et presque blancs à force d’être blonds, les yeux délavés… bref, pas bien beau, le malheureux. Toutefois, je vais droit sur lui, me présente et lui demande sans façons si je peux m’asseoir en sa compagnie. Son visage s’éclaire littéralement et il me fait un immense sourire « Avec plaisir ! me dit-il. Stuart » et il me tend la main. Charmant, très bien élevé, mais hélas, sa bouche serait un paradis – ou un cauchemar – pour un orthodontiste…..Il a déjà terminé sa première bouteille de bière, je lui offre la seconde et pendant que Rattana me fait cuire quelques légumes, nous échangeons des banalités, histoire de deviner d’où nous pouvons bien venir. D’après son physique, il est anglo-saxon, mais ses manières sont différentes de celles des américains et d’ailleurs il n’en a pas l’accent. Australien ? Hum…Quant à lui, il se dit exactement la même chose mais à l’inverse : elle a l’accent américain mais n’en a pas l’allure…Puis nous nous mettons à rire et je pose la question directement « Puis-je te demander d’où tu viens ? » « De Portsmouth. Je suis anglais » « Ah ! Je suis déjà allée à Portsmouth. Et nous sommes voisins parce que je suis française » Il en reste les yeux ronds, ce qui me ravit parce que rien de me fait davantage plaisir que lorsqu’on ne peut pas deviner ma nationalité !

Je lui raconte ma visite au Portsmouth Historic Dockyard où j’ai pu admirer le Mary Rose, vaisseau de guerre du roi Henry VIII Tudor, qui sombra en 1545 mais fut retrouvé en 1971 et installé de façon à pouvoir être visité. Pour le conserver, il faut le maintenir humide, aussi fait-on ruisseler de l’eau glacée dessus en permanence…. Mais c’est passionnant. Toutefois, je m’aperçois vite que Stuart ne s’intéresse que très médiocrement à l’histoire de son pays, mais passionnément à l’éducation de gamins thaïs dont il a la responsabilité. Parti faire un tour du monde, il s’est arrêté en Thaïlande, histoire de trouver un petit job qui lui ferait gagner quelques sous pour aller plus loin. Mais, vite envoûté par son métier, il s’y est fixé depuis maintenant plusieurs années. Il me parle de son expérience professionnelle, de ses espoirs, des difficultés du métier, des gamins…. Comme il est rafraîchissant ! J’étais comme cela à son âge ! Je suis vraiment ravie d’avoir fait la connaissance de ce jeune collègue et de constater que « Professeur » reste le plus beau métier du monde !

Le temps passe vite à discuter ainsi. Et voilà que, petit à petit, arrivent tous les amis. Sissi et Andrew ont encore les cheveux mouillés de la douche et Sissi à mis une petite robe de coton très décolletée qui lui va fort bien. Je lui offre ma bouteille de shampooing légèrement entamée. « Ca vient de France ! » Elle la prend à deux mains et la serre sur son cœur. Andrew lui dit « Tu m’en donneras un peu ? » Elle rit et se tourne vers moi « Tu sais, il me prend mes affaires de toilette ! »

Nathan le néo-zélandais et Justin d’Islande arrivent en compagnie d’un nouveau venu : Dave, un canadien qui vendait du matériel médical pour handicapés, plutôt bel homme mais qui sent son looser à dix pas. D’ailleurs il nous explique qu’après avoir fait faillite, il a décidé de voyager… Je leur offre tous les journaux et revues que j’avais ramassés au cours de mes escales. Il y en a en différentes langues. Ils sont contents.

Marck traîne avec lui Gilberto, un italien complètement alcoolique, très ridé, mais qui semble assez intelligent, quoique fort amer. La vie n’a pas dû être tendre avec lui. Pour laisser un bon souvenir à mon chevalier servant, je lui lègue un de mes anciens téléphones chinois qui a seulement besoin d’une pile neuve, et une enveloppe rouge contenant quelques dongs – monnaie vietnamienne que je conserve depuis des années et ne me servira sûrement jamais. Il s’en empare avidement et semble ravi !

Normalement, c’est le soir que la gargote de Rattana accueille tant de fidèles clients. Dans la journée, chacun vaque à ses affaires ou dort en attendant l’heure de la première bière. Mais aujourd’hui ils sont tous là pour me dire au revoir.

Quand je vois passer la grosse Toyota des Legoupil, je dis « C’est l’heure d’y aller » et me lève. Sissi se pend à mon cou et fourrage dans mes cheveux à pleines mains – une dernière fois ! Andrew me serre dans ses bras, Nathan et Justin me font quelques bises et me souhaitent réussite et bonheur. Ils me remercient d’être restée avec eux tout du long de mon séjour. Gilberto, plus réservé, me serre la main. Stuart aussi, car nous ne nous connaissons que depuis deux ou trois heures, mais il me lance un cordial « Bon voyage de retour en Europe ! » Rattana s’essuie promptement les mains sur son tablier et se précipite dans mes bras, elle me serre très fort en parlant thaï avec volubilité, puis, les yeux pleins de larmes elle court derrière moi dans la rue en agitant les bras… Je me retourne, je leur fais de grands gestes d’amitié à tous. Ils sont debout…Je suis très touchée….

Marck est le seul à n’avoir rien dit. Il me suit silencieusement, prend d’autorité ma valise et la met dans la Toyota des Legoupil, puis il dit sobrement « Prenez soin de vous, Madame. Je ne vous oublierai pas » et dépose un petit baiser sur mon front. Je monte prestement dans la voiture Fanta est impressionnée par ces adieux « Hé bien, dit-elle, tu es très populaire…. » Jean-Claude démarre. Je ne me retourne pas. Il roule vers le Mékong et je regarde les eaux grises brillant sous le soleil…..

Tout l’après midi, les Legoupil me font visiter la ville et m’expliquent des tas de choses. J’ai déjà fait la visite mais c’est beaucoup plus confortable en Toyota qu’en tuktuk et surtout moins salissant. Et puis nous passons tout de même dans quelques rues que je ne connaissais pas, devant l’Ambassade de France, puis le Palais du gouvernement qui est en pleine rénovation, et enfin, nous allons au grand marché chinois tout près de l’aéroport.

L’après midi est presque terminée. Jean-Claude me dépose à l’entrée des Départs. Fanta m’embrasse et me souhaite des tas de bonnes choses. Je prends ma valise et m’en vais….un peu plus à l’Ouest ! Dans le vol pour Bangkok je suis assise à côté d’une jeune laotien qui est guide de tourisme et s’en va à Melbourne retrouver sa fiancée. Puis, après l’escale dans la capitale siamoise, je découvre avec un immense plaisir que l’énorme A380 pour Roissy est à moitié vide ! Je peux m’allonger et je passe une excellente nuit. J’arrive à Paris fraîche comme une rose !




Ce sont sûrement les vœux de mes amis de fortune laissés à Vientiane qui ont été exaucés par les anges….