Helmut
Il y a déjà des années que j'ai écrit ce texte, après avoir vécu ces fragments d'histoire. Je tiens à le publier en hommage à un des hommes les meilleurs que ma vie aventureuse m'ait donné de rencontrer. Je viens de le relire, les yeux pleins de larmes....Comment n'avais-je pas compris ...?
Phnom Penh, printemps 1992
Les forces
onusiennes débarquent par vagues successives au Cambodge[1] et quelques pays rouvrent
leurs ambassades. Naturellement la France est au premier rang, passé colonial
oblige. Et puis, quelle Aventure !
Je dois rejoindre
un des plus éminents personnages de notre Ambassade, mais les problèmes
d’intendance m’ont beaucoup retardée. Puis il y a eu plusieurs jours d’attente
à Bangkok. En effet, les liaisons aériennes avec Phnom Penh sont assurées par
avion militaire et les vols ne sont pas quotidiens. Enfin, un secrétaire de
l’Ambassade en Thaïlande m’annonce que je pourrai m’embarquer le lendemain à
bord d’un Transall. Ma fille et moi, nous sommes très excitées ! Nous
arrivons à l’aéroport fort en avance… pour apprendre que l’embarquement ne se
fera que beaucoup plus tard. Qu’à cela ne tienne ! Rien n’entame notre
enthousiasme juvénile ! Nous faisons la connaissance d’un australien
taillé comme un colosse, mais doux et débonnaire. Lui aussi va au Cambodge. Sa
valise est si grande que nous pourrions nous y cacher toutes les deux sans
problème !
On bavarde, on
joue aux cartes, on boit du jus d’orange. On parle de l’Australie et de la
France, de vins, de bières, de différences climatiques. Mais toujours l’oreille
dressée ! Enfin, on embarque. Il était temps, le soleil commence à
décliner et, sous ces latitudes, la nuit tombe brutalement et de bonne heure.
Un Transall, c’est une grosse boîte volante, dépourvue de hublots, et dans
laquelle on se tasse sur des sièges-bancs qui courent sur toute la longueur de
l’appareil, le long des flancs et au milieu. Pour l’esthétique et le confort,
ça ne vaut pas un Boeing 747 ! Mais pour la convivialité et l’excitation,
nous sommes au top ! L’Aventure commence.
Après une petite
heure de vol, l’avion atterrit sur le minuscule aéroport de Phnom Penh. Il fait
nuit et on respecte le couvre feu. « Black Out ». La porte-hayon
arrière de l’appareil s’ouvre et quelques types costauds jettent les valises
des rares passagers civils sur le tarmac. Marie et moi, nous nous approchons de
la sortie. Plusieurs grandes mains solides et rassurantes se tendent vers nous
pour nous offrir un appui bienvenu, et, dans l’ombre, on distingue les sourires
des gars… Nous nous avançons, un peu hésitantes, cherchant nos valises.
Quelqu’un fait de la lumière avec un briquet, tout en l’abritant de sa main
gauche. « Je te présente mon ami Bernard B. » dit la voix,
reconnaissable entre toutes, de mon éminent époux.
Les deux
officiers nous guident vers une voiture et chargent les valises dans le coffre.
Les portières claquent. En route vers l’Hôtel où tout le monde loge en
attendant de pouvoir aller … ailleurs. C’est que tout est en ruines ici, et que
pour obtenir quelque chose, il faut aller l’acheter à Bangkok, Kuala Lumpur,
voire même Singapour, comme nous allons l’apprendre très vite. En attendant, la
voiture roule, presque seule, sur une belle avenue. Soudain, coup de frein
brutal. Accident devant nous. Deux motos, l’une allant vers l’ouest et l’autre
vers l’est, se sont heurtées de plein front. Les Khmers ne sont ni tendres ni
doux. Ce sont des violents, vindicatifs et haineux. Celui qui allait vers la
ville n’a rien. Seule, sa moto est couchée sur le bitume. Il dégaine son arme,
un gros révolver à barillet, comme en ont les chasseurs de primes dans les
films américains, et court vers l’autre gars en criant des insanités que, fort
heureusement, nous ne comprenons pas.
Nous sommes tous
sortis de la voiture. L’autre gars est couché par terre et ne bouge pas. Il ne
répond même pas aux insultes. Je m’approche et, malgré le « black
out » je vois une flaque de liquide noirâtre s’élargir progressivement
autour de sa tête. Je dis à ma fille de retourner à la voiture. D’ailleurs,
personne ne s’attarde. Il n’y a plus rien à faire. Le décor est posé. Nous
sommes dans l’ambiance. Bienvenue au Cambodge !
La vie commence à
s’organiser. Ma fille et moi parcourons les rues de la ville à pied[2]. Nous remarquons tout.
Ah ! Une petite Ecole Française – enfin, quelque chose qui y ressemble,
avec beaucoup de bonne volonté. Mais nous sommes des personnes très ouvertes,
et nous y allons ! Marie y est admise d’emblée et elle y passe quelques
heures par jour, vivant sa vie de fillette observatrice, intelligente, et
surtout – au contraire de bien des gens – avide de toute nouvelle expérience.
Pendant ce temps,
je m’informe, j’écoute parler les hommes, j’explore la ville. Mieux ! Je
fais quelques connaissances. On me dit que l’épouse de l’ambassadeur
d’Angleterre cherche un professeur de français. Qui mieux que moi pourrait lui
enseigner la langue de Molière ! Détail révélateur : le personnel de
l’Ambassade de France loge dans un Hôtel autrefois construit par les russes.
Pièces très hautes, tentures de velours rouge partout, sanitaires réduits à
quelques tuyaux symboliques… Alors que Son Excellence britannique, Sir David
Allan B. réside au Cambodiana, le seul Hôtel International de tout le pays, au
bord du Mékong. Et il n’est pas le seul. Son Excellence Charles T. Ambassadeur
des Etats-Unis d’Amérique est son voisin ! Pauvre France…
Le couvre-feu est
toujours en vigueur. On ne s’attarde nulle part passés les 18 heures. Dans ces
pays proches du Tropique, la durée du jour est à peu près égale à celle de la
nuit, environ 12 heures, avec quelques variations saisonnières. Tous les
pensionnaires de l’Hôtel Sakol Moy se retrouvent autour de la grande table pour
le dîner. « Dernier salon où l’on cause », il y règne une joyeuse
animation. C’est en effet là que s’échangent toutes les nouvelles, car il y a
des diplomates, des militaires, le type de la DGSE[3] et très souvent, des
invités de passage. Mais ce soir, la nouvelle qui me concerne est désastreuse.
Ma petite mignonne est tombée dans les escaliers de l’école et s’est ouvert le
genou. On l’a emmenée voir un Docteur Australien. Il a dit que c’était sérieux !
Tous
compatissent. De toute la communauté des expatriés, elle est la seule enfant,
et tout le monde apprécie sa charmante frimousse et sa vive intelligence.
A l’unanimité, on
me conseille une seule adresse « le Docteur Français » médecin
militaire. Il accompagne la Mission d’Assistance Militaire Française. Dès le
lendemain, nous y allons dans la voiture diplomatique blanche conduite par le
chauffeur chinois, tout attendri par les malheurs de la jolie petite fille… Ce
docteur est une brute ! Oh ! Pas physiquement ! Sa taille est
même plutôt modeste. Mais ses gestes sont très mauvais et il n’est pas gentil
du tout. Après avoir ôté le pansement posé par son collègue australien, il
découvre une longue et profonde entaille, met ses doigts autour et presse fort
en demandant « Ca fait mal ? » Evidemment que ça fait mal !
Rien que de le voir, j’ai mal ! Quant à Marie, elle a si mal qu’elle
hurle ! « C’est rien » dit l’autre sans se démonter. Et il met
quelques morceaux de tricostéril.
Oui. « C’est
rien ». Ca me fait penser aux gens qui nourrissent un molosse et vous
disent « Il est pas méchant ». Et peu de temps après, on apprend que
le dit gentil molosse a été piqué pour morsures graves sur des enfants, ou
autre chose du même genre… Cet affreux bonhomme a fait pleurer ma fille. Il ne
l’a pas du tout soignée, mais il a tout de même dit qu’il ne fallait pas
qu’elle marche pendant quelques temps. Cela me semble une confirmation du
diagnostic du Docteur Australien.
Toutefois, les
jours passent et n’apportent aucune amélioration. J’ai vu la plaie et je sens
bien que c’est sérieux. Mais que faire ?
Vient le jour de
la leçon de français à l’Ambassadrice de Grande Bretagne. « Comment
vas-tu ? » me demande Inger. Nous avons toujours de longs préalables
au cours desquels nous échangeons les dernières nouvelles. Ici, c’est vital. De
plus, c’est la seconde nature des diplomates et de leurs épouses : la
recherche des informations…. de toutes sortes ! Après un moment, je finis
par lui parler de l’accident de ma fille, de l’incompétence manifeste du
docteur français, et du fait que son état ne s’améliore pas – ce qui me cause
grands soucis pour sa santé et pour son moral. Car c’est insupportable de
passer les journées la jambe allongée sur une table basse, au lieu d’aller gambader
dehors au soleil, à son âge, et avec tout ce qui s’offre à nous !
« Ne te fais
pas de soucis » me dit-elle, très sûre d’elle « Demain, les docteurs
allemands arrivent. Tu sais comme ils sont compétents ! Il faut que tu
ailles les voir avec ta fille. Et ce sera d’autant plus facile qu’ils vont
s’installer dans une villa restaurée à deux rues du Sakol Moy » Oh !
Merci ! Voilà qui me rend espoir. L’efficacité et la compétence des
allemands n’est plus à prouver, particulièrement ans le domaine médical. Quant
à leurs médicaments, ce sont de véritables « potions magiques » grâce
au niveau de leur recherche en chimie et pharmacologie.
Un des gardes de
l’Ambassade, grand, blond, costaud, porte ma petite Marie dans ses bras du
premier étage de l’Hôtel jusque sur le siège du cyclo-pousse que son collègue a
arrêté dans la rue. Il descend l’escalier tout doucement, posant avec
précaution un pied après l’autre sur le rouge tapis russe, à la fois splendide
et ridicule. Elle rit d’aise et il lui parle gentiment. Il la dépose en douceur
sur le siège de plastic râpé et décoloré du cyclo, déjà chaud des rayons du
soleil, et nous allons deux rues plus loin. Marie porte un petit ensemble à
carreaux de toutes les couleurs, chemise et mini short, la tenue de sport de sa
dernière école… en Afrique ! C’est que nous sommes de véritables
aventurières ! C’est pratique, les jambes sont à l’air.
A la vue du
pansement, un jeune gaillard très musclé et très souriant s’approche avec
empressement, se penche vers elle, la prend dans ses bras, et l’emmène à l’intérieur
du bâtiment. Je la suis tout à fait rassurée par sa prestance et son savoir
faire évident. Ses cheveux épais et bouclés sont d’un roux flamboyant, ainsi
que sa barde longue et large. Un descendant de Frédéric Barbarossa ? !
Il dépose ma fille sur une table d’examen et me fait signe d’aller m’asseoir
dans la petite pièce à côté.
Je reste assise
un bon moment, attendant docilement que l’on vienne me chercher pour me faire
part du diagnostic et de la marche à suivre pour un traitement. De l’autre côté
de la petite pièce suivant la salle d’attente il y a un bureau. Un grand
monsieur en blouse blanche en sort. Il passe vite et je ne vois que son dos. Je
suis intimidée… J’attends sans bouger. Je commence à trouver que ça dure beaucoup.
J’entends parler allemand à côté, mais je ne comprends pas cette langue.
Quelques fois je distingue la voix de ma fille, mais je ne sais pas ce qu’elle
dit. Enfin, le grand monsieur repasse et Barbarossa vient me dire – en anglais
– que le Chirurgien Chef veut me voir. Le Chirurgien Chef… Oh, My God ! Et
il me fait entrer dans le bureau d’à côté.
C’et là que je
l’ai rencontré pour la première fois.
Le Docteur Helmut
Karl Mad, Chirurgien, Colonel dans la Bundeswehr, en mission humanitaire au Cambodge.
Grand – plus d’un mètre quatre vingt – large d’épaules, mais mince. Un visage
d’un ovale régulier, les yeux très clairs, de profondes rides sur le front et
de chaque côté de la bouche, et plus beaucoup de cheveux. Mais une belle
harmonie. Une profondeur dans le regard qui exprime à la fois fermeté et bonté.
La blouse blanche n’est pas boutonnée. Il s’assoit derrière sa table, y pose
les coudes et croise les doigts. Il me regarde droit dans les yeux, sans
l’ombre d’un sourire. Je lui rends son regard, mais je suis à la fois intimidée
et je crains le verdict médical, tellement il est solennel.
« Alors,
Madame – me dit-il en agitant son index droit comme lorsqu’on tance les petits
enfants – vous avez été voir le Docteur Australien, puis le Docteur Français,
et maintenant vous venez voir le Docteur Allemand : moi. Et demain, vous
irez voir qui ? » Je ne m’attendais pas à ça ! Je lui explique
que le Docteur Australien était le seul que connaissait la responsable de la
petite école où avait eu lieu l’accident, et qu’ensuite, tout le monde m’avait
enjoint d’aller voir le Docteur Français, puisque nous sommes françaises. Mais,
vu son attitude et le fait qu’il n’avait dispensé aucun soin, ma nouvelle amie,
l’Ambassadrice d’Angleterre, m’avait conseillé de venir le voir, lui. Il est
toujours préférable de dire la vérité…
« Alors,
Madame, vous allez me promettre de venir ici, tous les matins avant 8 heures.
Je vais m’occuper de votre fille. Nous lui ferons des pansements et elle ne
devra pas mettre le pied par terre. Sinon …. J’attends un bloc opératoire qui
devrait arriver dans quelques jours. Elle sera ma première opérée ».
Très effrayée, je
promets tout ce qu’il veut. Chaque matin nous arrivons en cyclo-pousse. Après
un petit voyage dans les bras musclés du garde de l’Ambassade, Marie se
retrouve dans les bras rassurants de l’infirmier Barbarossa. Maintenant qu’on
se connait, je suis autorisée à assister au renouvellement du pansement. Une
fois même, Marie a les honneurs des caméras allemandes pour un reportage
intitulé « Les Docteurs Allemands au Cambodge ».
Le chirurgien
passe comme une ombre blanche, constate les progrès, et abandonne son projet
d’opération ! Puis toute l’équipe des docteurs allemands va s’installer
dans un grand bâtiment sur la route de l’aéroport. L’hôpital de campagne est
arrivé avec le bloc opératoire et tout le matériel. Mais nous ne sommes plus
concernées. Marie est guérie. Le Docteur Mad a sauvé sa jambe.
Le Mont sainte Odile, Novembre 2005
Un jour, les docteurs
allemands ont démonté leur hôpital de campagne, et nous-mêmes, après quelques
temps, avons emballé nos affaires pour la France, puis la Corée, et de là pour
la Chine…
Tant d’années ont
passé, au cours desquelles nous avons correspondu. Les lettres ont volé,
petites ailes bleues, petites ailes roses, d’un continent à l’autre. Un jour,
Monsieur le Chirurgien Chef m’a envoyé une très belle photo, toute en longueur.
Un lac, derrière lequel on devine une belle futaie. Au premier plan, sept
canards nagent en file indienne. J’ai encadré la photo et l’ai mise dans mon
bureau. Il y a beau temps que nous avons remisé les formules protocolaires. Je
l’appelle Helmut et il m’appelle Mélanie. Mais nous avons conservé la déférence
respectueuse, et ce qui indique notre appartenance ontologique, notre titre de
Docteur. Il est le Docteur H. K. M. médecin, spécialiste de chirurgie. Et moi,
Docteur M. spécialiste en humanités – philosophie, disent les anglo-saxons.
Je garde ses
lettres comme des trésors. L’écriture en est exceptionnelle, extraordinaire,
extravagante même. Mais elle m’émeut. Et lorsqu’il demande à me rencontrer, à
l’automne 2005 – il se trouve qu’à ce moment je séjourne en Europe – nous
décidons de faire chacun la moitié du chemin entre Saumur et Munich. Et c’est
ainsi que nous nous retrouvons en Alsace pour trois jours.
Il fait beau, le
ciel est bleu, c’est un bel automne. Des jours d’une douceur hors du temps. Je
me laisse aller, flotter, je ne pense pas, ne parle guère. Je me contente
d’apprécier la compagnie silencieuse de sa haute silhouette. Il m’offre son
bras. Je passe le mien dessous avec délices, ivresse ! J’ai toujours
trouvé ce geste extrêmement intime. C’est une déclaration d’amour. L’homme
offre son appui, la force de son bras – la femme lui accorde sa confiance,
reconnaissant ainsi sa valeur et lui donnant « le beau rôle », son
rôle traditionnel qu’elle anoblit, magnifie, embellit. C’est cela un vrai
couple !
Nous visitons le
Mont Sainte Odile. J’entre dans la réalité de l’histoire que j’ai lue lorsque
j’étais encore enfant. M’y voilà ! Mais je ne sais ce qu’éprouve Helmut…
Il marche silencieusement à côté de moi. Nous sommes dans les jardins de
l’Abbaye au sommet du Hohenbourg. Je sens flotter entre les bâtiments le
fantôme du fantôme de la petite Odile, fille du cruel Duc Adalric. Encore un
que la soit disant fibre paternelle n’étouffait pas ! La logique non plus
d’ailleurs. Il voulait un fils, naturellement, et voilà que son épouse
infortunée, la pâle et douce Bereswinde, met au monde une fille. Horreur !
De plus, une aveugle ! Comble de l’horreur ! « A
mort ! » crie le gros barbare. C’est tout ce que lui inspire ce petit
bout d’humanité pleurant et ridicule. Je crois entendre les vociférations du
Duc, l’écho s’en répète au-delà des siècles…
Priam avait
souhaité se débarrasser de Pâris parce qu’on lui avait prédit que cet enfant,
une fois devenu adulte, causerait la ruine de Troie. La Pythie avait annoncé à
Laïos, roi de Thèbes et à son épouse Jocaste que s’ils avaient un fils,
celui-ci tuerait son père et épouserait sa mère. On peut comprendre que de tels
oracles aient décidé les parents à se débarrasser d’un nourrisson pourvu d’un
tel potentiel de nuisance. Mais quel mal pouvait faire la pauvre petite
disgraciée ?
La douce
Bereswinde qui, elle, avait la fibre maternelle, s’arrangea – je ne sais plus
comment – pour mettre l’infortunée petite en lieu sûr, hors de la vue de son
père. Elle grandit donc. Est-ce le vent ? Mon imagination ? Voilà que
j’entends à nouveau les rugissements du Duc Adalric ! Helmut est assis sur
un rebord de pierre, au soleil. Il me regarde, pensif. Il ne sait pas que je
suis en plein VII° siècle, en train de vivre une scène atroce. J’entends le
crissement métallique d’une grosse épée qu’un bras puissant sort de son
fourreau, des bruits de bousculade, des cris, un bref râle… Le Duc vient de
tuer Hugues, son propre fils, simplement pour passer sa colère. Car en face de
lui se tient une frêle jeune fille : Odile, qui le regarde avec horreur.
Car elle voit ! Oui, elle voit depuis que le moine irlandais itinérant
Erhard, l’a baptisée.
Et c’est pourquoi
nous sommes là aujourd’hui. La pâleur, la frayeur, mais la foi d’une petite
gamine rejetée par son gros barbare de père, et d’ailleurs, mal venue dans ce
genre de société, a eu raison du personnage le plus puissant de la
région : le Duc d’Alsace ! Bourrelé de remords, il fait construire le
monastère dont elle devient l’Abbesse.
Il est certain
qu’aujourd’hui, à peu près tout le monde a oublié le Duc Adalric. Mais pas
Odile. Elle est la sainte patronne de l’Alsace. Il y a quelques années, un de
mes étudiants chinois, diplômé, marié, en stage à Strasbourg, eut le bonheur de
devenir papa d’une petite fille. Il la déclara à la Mairie sous le nom
d’Odile ! Pourtant, ce couple, que je connaissais très bien, n’avait
aucune conviction religieuse. Mais ils considéraient sûrement la fille
d’Adalric comme un bienveillant et puissant esprit féminin, capable de protéger
leur petite mignonne.
Je me
demande… Est-ce le Duc qui a fait ériger
ces murs ? Sont-ils d’époque ? Hum… Sûrement pas. Depuis plus de
mille quatre cents ans, il y a forcément eu des restaurations successives [4]… Mais peu m’importe. La
réalité des murs de grès me fait revenir au XXI° siècle. Helmut se lève, me
sourit, s’approche, et je demande « Que faisons-nous
maintenant ? » « Allons déjeuner ». Pour cela, il nous faut
regagner la plaine…
Je suis au volant
de ma voiture – que dis-je ! du grand amour de ma vie ! Ma BMW
« Chérie, adorée et irremplaçable ». Une petite 318i de septembre
1988 noire, vive et intelligente. Helmut est assis à côté de moi. Nous
descendons sur la route en lacets. Autour de nous une admirable futaie d’arbres
élancés, aux feuilles d’un jaune doré, plutôt petites et rondes – mais je ne
m’y connais pas assez en essences d’arbres et ne puis en dire le nom. Dommage…
Le temps est beau et frais, avec une brise légère. Les feuilles virevoltent par
milliers, tourbillonnent dans les rayons du soleil, fascinent et enchantent à
tel point que nous nous arrêtons pour contempler ce spectacle féérique. Et je
sens que c’est un instant béni.
Les feuilles d’or
Le soleil est levé
Et elle s’est éveillée
A lui vont ses pensées
Mais le dire n’a osé
Les feuilles d’or
Qui papillonnent
Les feuilles d’or
Qui fleuronnent
Dans la forêt ont créé
Un instant mordoré
Un espace enchanté
Un cadre pour les fées
Elle est bien éveillée
Et son cœur bat très fort
C’est pour elle que les fées
Lâchent les feuilles d’or
Et lui que ressent-il ?
C’est le vent de la vie
Qui souffle sur les hommes
Comme sur les feuilles d’or
Faut-il avoir mûri
Pour comprendre les fées
Et pour apprécier
Cet instant enchanté
Du gai printemps est né
La vigueur de l’été
Mais à l’automne le cœur
Recherche la douceur
Les feuilles d’or
Qui papillonnent
Les feuilles d’or
Qui fleuronnent
Doivent-elles nous rappeler
Toutes les années passées
Ou les faire oublier
Et montrer un sentier
Le cœur tout bouleversé
Elle se laisse fasciner
Elle se laisse emporter
Par cette gracieuse beauté
Car le souffle des fées
En elle a éveillé
Un espoir tout pailleté
Mais le dire n’a osé
Impressions d’automne
Mont Sainte Odile
Le 5 Novembre 2005
Metz
Saumur, Février 2008
Helmut, dans sa
dernière lettre me demande s’il peut venir me voir. Oui ! Bien sûr !
Avec joie ! Mais fait-on l’aller-retour Munich-Angers en trois jours pour
le seul plaisir de voir la terre de France ? Pourquoi veut-il venir ?
Pour me dire qu’il m’aime. Et moi, suis-je amoureuse ? Je suis endormie.
Il n’y a pas eu d’amour dans ma vie. Cupidon en personne viendrait s’asseoir
sur mes genoux, je ne le reconnaîtrais pas. J’attends toujours le baiser du
Prince Charmant qui doit réveiller la Belle au Bois Dormant…
Helmut a beaucoup
changé depuis l’automne 2005. Il a été très gravement malade. Comme je
m’enhardis à lui demander la nature du mal dont il a souffert, il me répond
qu’il a été victime d’un virus inconnu qui lui a attaqué le cœur… Je trouve
cela fort étrange, mais ne fais aucun commentaire. Après cette terrible
maladie, il a fait une croisière de trois semaines sur un voilier. Il est allé
jusqu’en Martinique. Je sais qu’il aime la mer et le soleil. De là, il est
revenu sur un porte-conteneurs. Il a fait du bateau stop, c’est amusant !
Il a bronzé, ça lui va bien. Mais il mange très peu. Il est décharné. Ses yeux
bleus sont tout délavés. Son visage est sillonné de rides nombreuses et très
profondes. Mais il est toujours aussi beau et distingué. Je suis très fière de
sortir avec lui.
Je l’emmène à
Saumur voir « Mon Château »[5]. Ce Château que j’avais visité
pour la première fois en 1976 ! Il m’avait déjà fait une profonde
impression. Depuis, plus je le visite, plus je l’aime. Il a été souvent remanié
au cours de l’histoire, car on imagine bien que la merveilleuse forêt de tours
et de tourelles que l’on peut admirer dans « Les Très Riches Heures du Duc
de Berry »[6]
n’a plus rien à voir avec la forteresse du Faucon Noir. Quant aux aménagements
intérieurs apportés par René d’Anjou [7] j’aurais bien voulu les
voir. C’est lui qui surnomma ce joyau de tuffe blanche le « Château
d’Amour ».
Le temps est
superbe. Ciel bleu azur – bleu de France. Le soleil adoucit la température et
fait resplendir ces merveilleuses pierres blanches, hautes, sculptées, qui s’élancent du sommet de la colline vers
le ciel. Helmut marche lentement, d’un pas mal assuré, mais il a toujours fière
allure dans son grand manteau, avec son écharpe blanche – comme en portaient
les gentlemen élégants d’avant guerre – et ses gants de cuir d’une qualité
inimitable. Il en ôte un et prend ma
main quelques instants. A ce moment, un groupe de quatre grands adolescents, en
jeans, blousons et piercings aux oreilles, nous dépasse. Deux d’entre eux se
retournent et nous adressent un beau et gai sourire
« Bonjour ! » « Bonjour ! » Un moment de pur
bonheur…
Le soir, je mets
l’extraordinaire robe rouge achetée à Phnom Penh pour le mariage de mon amie
Néa, et avec laquelle j’ai posé sur ma BMW adorée. Nous dînons devant la
cheminée. Helmut évoque toutes sortes de sujets passionnants, en buvant du vin
rouge à petites gorgées. Hélas, nous ne sommes pas seuls… Avec moi, il parle
anglais. Mais là, par courtoisie, il parle français toute la soirée, ce qui, à
l’évidence, le fatigue beaucoup. Toutefois, son français est admirable, surtout
pour quelqu’un qui n’a étudié cette langue si difficile qu’une seule année, il
y a bien longtemps. Mais il a tellement étudié… il parle encore latin ! Sa
culture est admirable. Son expérience immense. Et il a le cœur plein d’amour et
de compassion pour les gens, tous les gens, quels qu’ils soient.
Très vite son
séjour prend fin. Il est bien triste. Il voudrait rester, mais il lui faut
rentrer à Munich car il y a des activités nombreuses et très prenantes. Je
roule doucement vers la gare d’Angers. Je caresse la main qu’il a posée sur ma
cuisse. Il a de très belles mains, la peau très douce. Je trouve une bonne
place de parking, n’exigeant aucune manœuvre, car je ne sais pas manœuvrer ma Mercédès de location. C’est une voiture
d’homme.
Helmut fume une
cigarette au soleil. Il fume des Gauloises sans filtre. C’est du tabac brun
très fort. Il tousse sans cesse et il y a d’horribles glou-glous dans sa
poitrine. Cela me fait mal. Il faudrait qu’il prenne soin de sa santé. Mais il
n’a personne pour s’occuper de lui… C’est lui qui s’occupe des autres, qui les
écoute, les conseille, comprend leurs angoisses… Alors, oui, il fume trop.
Sur le quai de la
gare, il me serre dans ses bras une dernière fois puis il me dit « Partez
maintenant, car je crois que je vais pleurer ». Je pars vite. Je saute
dans la Mercédès, et je roule, je roule, je roule… sur les merveilleuses
petites route du saumurois que j’aime tant, avec Helmut plein la tête et le
cœur.
Maintenant je
pense à un vieux film que j’ai vu il y a très longtemps. Une belle jeune fille
et un valeureux jeune homme vivent des aventures exceptionnelles et,
naturellement, finissent par tomber amoureux l’un de l’autre. Grâce à leur
vaillance, ils triomphent de toutes les épreuves, plus personne ne les poursuit
pour leur faire du mal, vient donc le moment de se séparer. En effet, la jeune
fille est anglaise et le jeune homme est turc. Elle monte dans le train qui va
vers Istanbul d’où un navire l’emportera vers son île natale, le cœur bien
lourd. Lui, d’abord résigné à son départ, finit par ne plus le supporter. Il
saute sur son cheval et, galopant le long du poussif train à vapeur, lui crie :
« Que
faudrait-il que je fasse pour que tu restes ? »
« Que tu me
le demandes »
[1] - On les appelle APRONUC en
français (Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge) mais c’est
l’appellation américaine UNTAC
(United Nations Transitional Authority in Cambodia) qui l’emporte. L’UNTAC a
été créée le 28 février 1992, suite aux Accords de Paris signés le 23 octobre
1991, et a pris fin le 13 septembre 1993. Son mandat était de « garantir
l’application de l’Accord pour un règlement politique global du conflit du
Cambodge ». L’UNTAC était « chargée des questions relatives aux
Droits de l’homme, de l’organisation et de la conduite d’élections générales,
libres et équitables, des questions d’ordre militaire, de l’administration
civile, du maintien de l’ordre, du rapatriement et de la réinstallation des
personnes déplacées et des réfugiés cambodgiens, et du relèvement de
l’infrastructure de base du pays – pendant la période transitoire ».
Effectifs : 16.000 militaires ; 3.360 policiers ;
2.000 fonctionnaires civils.
Représentant du Secrétaire Général de l’ONU : M. Yasushi Akashi.
Commandant de la Force : Général John Sanderson.
[3] - La DGSE est la Direction
Générale de la Sécurité Extérieure. Fondée en 1982 pour prendre la suite du SDECE,
Service de Documentation Extérieur et de Contre Espionnage. Depuis 2008, la
DGSE a été placée sous l’autorité du Ministre de la Défense.
[4] - En effet ! L’Abbaye de
Hohenbourg fut érigée vers 670 par le Duc Adalric à la place d’un ancien
fort romain. Charlemagne accorda l’immunité à l’Abbaye, et son fils Louis le
Pieux en fit une Abbaye Royale, la soustrayant ainsi à l’autorité des Ducs
d’Alsace. Mais après, l’Abbaye connut une période de décadence. C’est en 1153
que l’Empereur Frédéric Barberousse entreprend
la restauration des lieux et place une de ses parentes à la tête de
l’Abbaye. A l’Epoque Moderne, elle fut détruite et incendiée plusieurs fois, et
enfin, reconstruite…
[5] - Le Château de Saumur est un
des fleurons de l’Anjou. Les fortifications ont été posées dès le X° siècle par
le Comte de Blois, Thibaud le Tricheur. En 1026, il devient la propriété du
célèbre Foulques Nerra, Comte d’Anjou. Puis il passe aux Plantagenêts. Ce n’est
que sous Philippe Auguste (1165 – 1223) que le Château est annexé à la
Couronne.
[6] - Le Duc Jean 1° de Berry
(Vincennes 1340 – Paris 1416) est passé dans l’histoire grâce aux célèbres
enluminures que les frères Paul, Jean et Herman Limbourg firent pour son Livre
d’Heures. Mais il était également le frère de Philippe le Hardi, Duc de
Bourgogne, et de Louis, Duc d’Orléans, qui initièrent la tristement célèbre
querelle des Armagnacs contre les Bourguignons, alors que leur neveu, le roi
Charles VI souffrait de crises de démence.
[7] - René d’Anjou (Angers 1409 –
Aix en Provence 1480). Duc d’Anjou et Roi de Naples. Surnommé par ses sujets
« Le Bon Roi René ». Homme de culture, écrivain et bâtisseur, qui a
sensiblement amélioré le confort de la forteresse pour qu’elle mérite son
surnom de « Château d’Amour ».