dimanche 30 juillet 2017

La Baillée des Filles


Voici un aperçu des histoires que je raconte à ma petite Amélie. Celle-ci se passe dans ma belle région d'Anjou, non loin de chez moi. Chaque année, il y a un Tournoi aux Ponts de Cé, petite ville située juste au sud d'Angers. Les ponts enjambent d'abord le Louet, puis la Loire, enfin l'Authion qui est l'affluent le plus au sud. On raconte que ce fut Jules César qui, lors de la Guerre des Gaules, fit construire les ponts au dessus de ces trois rivières. On aurait donc voulu nommer le village "Les Ponts de César" en hommage au grand conquérant. Mais, le sculpteur, alors qu'il rédigeait au burin la plaque commémorative placée sous la statue du Général romain, fut tué lors d'une attaque de Gaulois rebelles. Il avait seulement gravé : "Les Ponts de Cé....." et l'appellation resta.
Mais d'autres soutiennent que tout cela est faux. Qu'il s'agirait de la première syllabe d'un lieu dit tout proche....
Quoiqu'il en soit, il s'agit d'une syllabe unique.
Personnellement, la première version de l'explication me plait !

Bref. Au XV° siècle, notre "Bon Roi René", qui avait à la fois des goûts simples et des goûts de luxe,  aimait résider dans le petit castel de pierre blanche en bordure de Loire. Cela lui convenait beaucoup mieux que l'énorme Château d'Angers, forteresse dans laquelle il avait passé son enfance. C'était un prince itinérant. Mais il revenait fidèlement en Anjou à chaque fête de la Pentecôte. Et c'est à lui que nous devons l'institution de ces Joutes actuelles. 
Car, en Anjou, fidèles à nos traditions, nous avons de nombreuses manifestations médiévales qui rendent nos racines historiques bien réellement, et même physiquement, vivantes !
Alors, je raconte l'origine de cette tradition.

Toutefois, une petite "digression". Heu....Deux, plutôt.

D'abord, je note la contradiction entre un prince avec des goûts simples, et un prince aux goûts de luxe. Est-ce vraiment une contradiction ? Ne pouvons-nous pas avoir l'amour de la simplicité dans le luxe ? Je le laisse à votre bonne méditation.....

Puis, une remarque. De nos jours, on pense qu'autrefois, et surtout "au Moyen Age" - expression deve nue tout à fait péjorative -  personne ne voyageait. On s'imagine que les gens restaient toute leur vie au même endroit, qu'ils fussent princes ou manants. Quelle erreur !
La nature humaine est toujours la même. Je pense réellement que notre psychologie profonde n'a pas changé depuis Messieurs Néanderthal et Cromagnon. Et même depuis Toumaï - un petit bonhomme de 1,20 m et qui ne pesait guère plus de 35 kilos, et qui vécut il y a ....7 millions d'années ! Il nous ressemblait déjà étrangement.... - Nos grands ancêtres aimaient voyager. Pour mille raisons. 
Les hommes du Moyen Age, tout proches de nous, voyageaient déjà beaucoup ! 

Quand vous voudrez, je vous donnerai un cours d'histoire !

En attendant, voici comment et pourquoi fut instituée cette belle fête aux Ponts de Cé ...



                                                    La Baillée des Filles


Il n’y a pas qu’à toi que je raconte des histoires, ma petite Amélie !
Hier soir, alors que je prenais un sauna en compagnie de deux de mes amis, et que nous parlions du spectacle de fauconnerie du Puy du Fou, j’en suis venue à évoquer un autre spectacle de ce genre que j’ai pu admirer par deux fois aux Ponts de Cé, lors de la fête appelée « la Baillée des Filles ».
« La Baillée des Filles ? Qu’est-ce que c’est que ça ? » dit en riant le monsieur qui se fait appeler RV et venait juste d’arriver.
« Amélie s’apprêtait justement à me l’expliquer. » lui répond Fabrice, le beau jeune homme d’origine portugaise, revenu tout bronzé de ses vacances en famille.
« Allons nous mettre au chaud, et je vous raconte cette belle histoire ! » ai-je conclu en m’installant dans la petite pièce lambrissée. 

Nous sommes tous trois « amis de sauna ». C'est-à-dire que nous fréquentons régulièrement le Club Sportif de Doué la Fontaine et que cela nous donne accès, en illimité, au sauna-hammam. Nous y avons fait connaissance il y a déjà quelques années et nous nous y retrouvons régulièrement. Chacun a ses jours de préférence et ses petites habitudes. Nous nous installons pour transpirer et échangeons anecdotes et nouvelles, grandes ou petites, en évitant soigneusement les sujets qui fâchent comme les impôts, la politique intérieure ou le terrorisme international. En effet, nous sommes tous là pour nous détendre et passer un moment agréable avant de repartir au front – puisque l’on dit que la vie est un combat…

Il se peut que je m’illusionne mais il me semble que tout le monde m’aime bien là bas. J’explique aux nouveaux l’art de prendre un sauna, et les anciens me racontent leurs affaires. Certains me font même des confidences. Nombreux sont celles ou ceux qui m’ont communiqué leur numéro de téléphone et, lorsqu’un vieil habitué ne vient plus, c’est vers moi que l’on se tourne pour avoir de ses nouvelles. J’ai même eu tout récemment la visite surprise d’un ancien « ami de sauna » qui, revenant d’Afrique, est passé me voir ! Naturellement, j’ai raconté aux autres à quel point il est heureux dans son nouveau poste à Porto-Novo.

Maintenant, lorsque les circonstances s’y prêtent, il m’arrive de raconter une histoire, puisque, non contente d’être écrivain, je suis devenue conteur, à l’exemple de mon cher Geoffrey Chaucer !

Le personnage principal de ce conte est le « Bon Roi René ». Il naquit au château d’Angers en 1409 et mourut à Aix en Provence soixante et onze années plus tard, c'est-à-dire en 1480. Il était gros, gras et bien laid – c’est du moins mon avis. Mais il faut croire que, nonobstant son aspect physique, c’était un homme agréable puisqu’il fut aimé de tous et passa à la postérité avec cet enviable surnom de « Bon Roi ». Or, roi, il ne le fut guère qu’en titre, et à propos de titres, il en avait tellement que je ne résiste pas au plaisir de les citer. Voilà ! C’est le cas de rire en disant « Excusez du peu » !


Seigneur, puis comte de Guise
Duc de Bar
Duc de Lorraine
Duc d’Anjou
Comte de Provence et de Forcalquier
Comte de Piémont
Comte de Barcelone
Roi de Naples
Roi titulaire de Jérusalem
Roi titulaire de Sicile et d’Aragon
Marquis de Pont à Mousson
Pair de France 

René était un prénom plutôt rare. Son père, Louis II, duc d’Anjou, avait épousé une personne particulièrement remarquable : Yolande d’Aragon. Elle était intelligente, perspicace, pourvue d’un vif sens politique, et capable de prendre d’importantes décisions et d’en assumer toutes les conséquences – ce qui, d’après mon expérience, est chose rare. C’est en tant que duc d’Anjou que René nous intéresse, mais au long de mon histoire, je lui conserverai son titre le plus élevé et le plus affectueux, consacré par l’Histoire, de « Bon roi René ».

Enfant, il habitait au château d’Angers avec sa mère, Yolande, et d’autres princes, notamment le jeune Charles, fils du roi de France Charles VI le Fol et d’Isabeau de Bavière. Son père étant sujet à des accès de démence violente, au cours desquels il pouvait aller jusqu’à tuer ses proches, et sa mère ne l’aimant pas, la duchesse Yolande avait accueilli chez elle le dauphin, futur Charles VII. C’est probablement pourquoi René I° d’Anjou fut toujours fidèle au roi de France, son suzerain. D’autant plus que sa sœur Marie était devenue reine de France !

En ce temps là, on se mariait tôt. La princesse Yolande avait de grandes ambitions pour son René chéri. Elle lui fit épouser, à onze ans, Isabelle de Lorraine, sa cadette de quelques mois ! C’est pourquoi il hérita de vastes terres, en Lorraine d’abord, puis un peu partout en Europe du sud, grâce aux cousinages entre monarques et grandes familles, car à cette époque tous les princes et les grands aristocrates étaient parents entre eux – directs ou éloignés. Je crois que l’on peut dire que le gouvernement de l’Europe sous l’Ancien Régime était une vaste affaire de famille ! Princes et princesses ne se mariaient jamais par inclination personnelle, mais toujours pour satisfaire aux intérêts de la famille. Il arrivait toutefois que, quelques uns de ces mariages politiques ou diplomatiques devinssent des mariages d’amour. Au XIII° siècle, ce fut le cas pour Louis IX - Saint Louis – lorsqu’il épousa Marguerite de Provence. Et au XV°, le très jeune René et la charmante Isabelle furent d’abord mariés, puis tombèrent amoureux l’un de l’autre. Ils eurent beaucoup d’enfants, et comme Isabelle mourut la première, René demanda à être inhumé à ses côtés lorsque son tour viendrait d’aller rejoindre ses glorieux ancêtres.

Si René fut un « Bon Roi » ce ne fut pas dans le sens politique. On dit que Louis XI le fut. Mais quel homme antipathique ! D’ailleurs on le surnomma « L’universelle araignée » pour stigmatiser sa cautèle et son goût des intrigues, sa patience et ses ruses. C’est pourquoi il vint à bout de tous ses ennemis, comme l’araignée finit toujours par prendre les mouches dans sa toile. Après avoir incarcéré ses opposants – on a murmuré que certains avaient été mis dans des cages de fer… - précipité la chute de Charles de Bourgogne – le Téméraire, il dépouilla notre Bon Roi René de son duché d’Anjou. C’est pourquoi celui-ci, vieux et ruiné, finit ses jours en Provence.

Néanmoins, il eut une vie relativement agréable. La politique, les intrigues, les guerres….. tout cela l’ennuyait profondément. Ce qu’il aimait, c’était gérer ses domaines, procéder à de nouveaux aménagements et embellissements. C’est ça, le mot clé : la Beauté. Cet homme épais, au visage peu avenant, était épris de Beauté. C’était avant tout un esthète. Ce fut un grand mécène et un protecteur des lettres et des arts. D’ailleurs, il écrivit lui-même quelques ouvrages.[1] Un traité sur les tournois, car la chevalerie était encore à l’honneur au XV° siècle. Un autre livre beaucoup plus édifiant, dans lequel il déplore que la plupart des choses belles et agréables en ce monde soient qualifiées de tentations diaboliques par l’Eglise, et jugées impropres à la sanctification des âmes. En effet, comment peut-on se passer de vêtements de velours, de bagues précieuses, d’élégantes demeures et de la charmante compagnie des jolies dames ? Les moines le peuvent peut-être, mais pas René. Dans son dernier ouvrage, il parle d’amour en termes désuets. Tous ses personnages sont des allégories. Je l’ai lu. Il ne s’agit pas là d’une œuvre impérissable, mais, d’un certain point de vue, c’est assez charmant.


Notre bon duc, où qu’il vécut – parce que c’était un prince itinérant, qui allait de domaine en château, de comté en duché, et de province en royaume… il faut dire qu’il avait l’embarras du choix ! Non. Car en réalité, les impératifs politiques le guidaient – donc, où qu’il fut, René protégeait tous les artistes. Peintres et enlumineurs, brodeurs et fourreurs, orfèvres, architectes et même jardiniers ! C’est qu’il appréciait les beaux livres et consacra beaucoup de temps et de pécunes à augmenter sa merveilleuse bibliothèque tout au long de sa vie, en acquérant de splendides manuscrits enluminés. Ses vêtements, larges et amples pour cacher sa bedaine, bien épais pour se garder du froid, se devaient d’être somptueux pour témoigner à la fois de son bon goût, de sa fortune, et de son rang.

C’est que les choses ont bien changé, Amélie. De nos jours, bon ton rime avec discrétion. Il faut se fondre dans la masse pour ne pas se faire remarquer, et, où que l’on aille, on retrouve les mêmes vêtements. C’est un des effets de la « mondialisation ». Quant aux français, ils ont tous adopté le noir, une bonne fois pour toutes. Pour t’en convaincre, tu n’as qu’à regarder autour de toi. Mais au XV° siècle, chacun portait le vêtement approprié à son état et à sa fortune – chose que l’on ne craignait pas d’exhiber avec fierté. Et on aimait les couleurs vives ! Il suffit de regarder les enluminures de l’époque et de lire certaines descriptions.

Comme tu as maintenant l’habitude de mes petites digressions et que tu sais bien que je ne vais pas tarder à revenir à mon sujet, je vais t’emmener faire un petit tour chez Dame Béatrice de Savoie, la maman de Marguerite de Provence que j’ai mentionnée plus haut. C’était, parait-il, une des beautés de son temps.
Entrons dans sa chambre du château de Forcalquier et regardons-la se faire une beauté, avec l’aide de sa servante Fantine, avant de recevoir son époux qui revient victorieux d’une campagne militaire. « Fantine démêle d’abord les longs cheveux de Dame Béatrice avec un grand peigne d’ivoire, et confectionne une tresse dont elle lui entoure la tête. Elle l’aide ensuite à enfiler une cotte en drap bleu de Gand qui moule le buste et s’évase aux hanches. Après en avoir boutonné les manches jusqu’aux poignets, Béatrice revêt un surcot à traîne de camelin[2] rouge, orné à l’encolure d’un fermail d’argent ouvragé à motifs orientaux. Elle choisit dans un coffre un mince cordon de cuir et d’argent sertit d’émeraudes dont elle se ceint les hanches et tend ses pieds à Fantine qui les chausse d’une paire de fins solers en cuir de Cordoue émaillé de petites fleurs roses. Elle jette enfin sur ses épaules le mantel mauve à broderies et fourré d’hermine que retient une cordelette dorée, et Fantine lui pose une coiffe également mauve tissée de fils d’or. Un voile maintenu par un serre-tête lui encadre le visage, faisant ressortir la pureté de l’ovale. »[3]
Oui, me diras-tu, ma petite Amélie, mais c’était au XIII° siècle ! Tout à fait d’accord. Alors, regarde ce que l’on portait au XV° :



Au XV° siècle, les belles dames portaient des robes à tassel. C’était le « must » de l’époque. Elles étaient décolletées en un V si profond qu’il fallait y placer un triangle au milieu : le tassel qui donne son nom à la robe. Ceinture haute, manches étroites, jupe à longue traîne, et le tout bordé de martre, de petit vair ou d’hermine. Je ne parle pas des couleurs !

Notre bon René appréciait toutes les œuvres d’art, certes. Mais il aimait aussi la nature, les jardins, les fleurs et les animaux. Quand une demeure lui plaisait, il s’y installait et faisait aménager massifs de fleurs et plantations d’herbes potagères[4], comme on disait à l’époque, car il était très gourmand ! Donc, ses jardiniers lui importaient fort ! De plus, il aimait entretenir une ménagerie – une sorte de petit zoo. Il fallait acquérir les animaux, les nourrir, les soigner. Il allait les visiter et laissait les bonnes gens entrer en ses jardins pour admirer les bêtes. Dans ce domaine, aucun changement, tout le monde aime voir des animaux exotiques, ou particulièrement jolis comme les paons dont René raffolait. Mais à cette époque, les grands princes n’accueillaient pas les petites gens dans leurs jardins, et ne faisaient pas participer leurs domestiques à leurs fêtes. C’est probablement cette grande gentillesse qui a valu à René son affectueux surnom. Et peut-être aussi son goût pour les demeures simples et sa familiarité avec les gens de son entourage, quels qu’ils fussent.

Lorsqu’il résidait en Anjou, il ne s’enfermait pas dans cette énorme forteresse-château d’Angers où il était né. Non. Il préférait son petit châtelet des Ponts de Cé, son pavillon de chasse de Baugé ou, à l’est de Saumur dans le village de Villebernier, le Manoir de Launay que j’aime tant.




Toujours entouré de ses proches, il parlait familièrement à tous et organisait parfois des fêtes ou de simples petites activités ludiques. Il se montrait alors « bon homme » proche de tout un chacun, sans pour autant perdre de sa majesté. On dit bien que, seuls, les vrais aristocrates savent doser distance protocolaire et familiarité…



Lorsque le Bon Roi René était en son châtelet des Ponts de Cé, il s’occupait de ses jardins, de ses récoltes, et des pêcheurs de la Loire. En effet, il avait dessiné parterres fleuris et roseraies où il se promenait souvent. Il faisait engranger les produits de ses terres afin de pouvoir les consommer lors de ses séjours, car il était grand amateur de bonne chère et de bons vins ! Et comme la Loire coulait au pied du château, il pouvait observer les activités des pêcheurs, leurs barques et leurs filets, et même leurs enfants quand ceux-ci venaient aider leurs pères. René aimait à la fois le plein air et ses aises. Il avait donc fait construire au bord de l’eau un charmant pavillon dans lequel il pouvait venir se reposer ou dîner, tout en goûtant la proximité rafraîchissante de l’eau et le clapotis des vaguelettes. Il n’emmenait là que des amis intimes. Parfois, comme on le savait « bon homme » les pêcheurs, au lieu de se contenter de le saluer de loin, venaient le voir et lui apportaient leurs plus belles prises. René leur posait des questions sur la pêche, ses techniques, et leurs vies. Puis, pour les remercier, il leur faisait donner une récompense et envoyait les poissons à la cuisine.
Il aimait particulièrement les aloses.

Ces poissons sont des migrateurs. En avril et en juin ils remontent les fleuves de la façade atlantique pour se reproduire en eau calme. Beaucoup de gens les trouvent délicieux, mais, comme les brochets, ils ont de très nombreuses arêtes. Les chefs cuisiniers ont donc inventé des recettes pour faire « fondre » les plus fines. Maître Coqenpot, au service du roi René depuis son plus jeune âge, avait mis au point une célèbre marinade aux herbes et au vinaigre, dans laquelle il précuisait les aloses, avant de les servir accompagnées d’une sauce verte. Ou alors, il farcissait les poissons de feuilles d’oseille qui poussaient dans le jardin des simples que tout grand seigneur se devait d’avoir. Le Bon Roi René se régalait et faisait servir du vin blanc sec et pétillant qu’il appréciait beaucoup.
Lorsqu’il n’y avait pas d’alose, on lui préparait du brochet farci dont il était également friand, comme le comte Geoffroy Grisegonelle quatre cents ans auparavant !

Aimant les poissons, il aimait aussi les pêcheurs, et était devenu très familier avec eux. A cette époque, chaque métier était organisé en corporation et avait un saint patron. Celui des pêcheurs était Saint Nicolas. Je me demande bien pourquoi ? Peut-être parce que le comte Foulques Nerra, en route pour son second pèlerinage à Jérusalem, alors que le bateau sur lequel il s’était embarqué, pris dans une de ces terrifiantes tempêtes méditerranéennes, était sur le point de sombrer, avait fait le vœu de bâtir une église en l’honneur de Saint Nicolas si celui-ci empêchait la tragédie. Comme il avait été exaucé, de retour en Anjou, il avait tenu parole. Quoiqu’il en soit, les pêcheurs proches des Ponts de Cé considéraient qu’ils avaient deux protecteurs, Saint Nicolas au ciel et le Bon Roi René sur terre.

On apporte des poissons à Maître Coqenpot

Un jour, René imagina une petite fête originale pour ses amis les pêcheurs. Il fut convenu que les filles qui accompagnaient leurs pères sur les barques, concourraient une fois l’an au printemps. Celle qui rapporterait le plus beau poisson en moins d’une demi-heure serait la gagnante. Elle baillerait sa prise au roi, lequel lui baillerait un baiser et une bourse. On choisit le jour de l’Ascension, fête chômée propre aux amusements, et période de l’année la plus favorable à la prise des aloses puisqu’elles pondent au printemps.

La première fois, une douzaine de concurrentes se présentèrent. Toutes de belles filles robustes, sachant diriger une barque, manier les rames et nager. Chacune sauta dans sa barque et s’en fut jeter son filet à l’endroit du fleuve qu’elle jugeait le meilleur. Pour faire passer le temps agréablement, René se fit servir un vin blanc léger, et se mit à le déguster tout en gardant les yeux fixés sur les barques. Dix minutes après le début de la compétition, une des filles revint à grands coups de rames, s’élança vers le gros panier qui était posé là sur la berge, y plaça une alose de près de sept livres[5] et vint l’offrir au Bon Roi René. Après lui avoir fait une profonde révérence elle posa le panier à ses pieds et le regarda, toute rougissante.
« Bravo ! Bravo ! - dit René - Comment t’appelles-tu, mon enfant ? »
« Rose, Sire »
« Rose ! Vraiment ! Quel nom charmant et comme il te va bien ! Mais dis-moi, as-tu un promis ? »
« Pas encore, Sire. Pourtant je fêterai mes quinze ans à la Saint Michel… »
« Jolie et adroite comme tu l’es, je suis sûr que tu feras une excellente épouse. Je vais te trouver un mari. N’aie crainte, je choisirai un beau garçon, et ensemble, vous fondrez une belle famille de pêcheurs. Tiens ! Voici une bourse pour te récompenser de l’alose que tu m’as baillée et t’aider à monter ton ménage. Et maintenant, approche, ma petite Rose, que je te baille un baiser. »

Le Bon Roi René baisa la joue de la jeune fille qui, à son tour, posa ses lèvres sur la joue du roi. Elle fit quelques pas à reculons, puis courut se jeter dans les bras de ses parents, toute fière d’avoir gagné le concours, heureuse de rapporter la récompense, et très émue de la promesse que le Bon Roi venait de lui faire de lui trouver un mari !




Scène de pêche dans les boires – les bras morts - de la Loire. On voit bien qu’il y a des femmes qui participent activement. 

Nous sommes maintenant en l’an de grâce 1470. Notre bon René d’Anjou a soixante et un an, âge respectable à toutes les époques. Comme souvent au printemps, il vient s’installer dans son petit château des Ponts de Cé pour y fêter l’Ascension de Notre Seigneur Jésus. Il est bien fatigué de la politique, des intrigues et des diplomates. Tout ce qu’il veut, c’est être tranquille pour écrire des poèmes selon son inspiration, ou peindre quelque gentil sujet. Il veut pouvoir se promener dans ses jardins, accompagné de ses chiens familiers, jouir de l’air pur, admirer la beauté précieuse de ses paons et humer le délicat parfum de ses rosiers. Ah ! Les roses !
A ce sujet, je vais me permettre une nouvelle petite digression. Le puis-je ? Mais certainement, puisque je suis l’auteur ! Voilà : en évoquant les roses, je me prends à penser que si le Bon Roi René vivait à notre époque, il aimerait beaucoup venir à Doué la Fontaine, capitale européenne des rosiers. Il suivrait de près les créations des rosiéristes et commanderait de nombreux rosiers pour ses jardins. Naturellement, il participerait aux Journées de la Rose ! On l’inviterait à co-présider avec Monsieur Travers et à participer au choix du lauréat du Concours International d’Art Floral ….

Il aimait tellement les jardins !
Aussi, à peine arrivé aux Ponts de Cé, il va sans plus attendre voir si ses rosiers sont en fleurs. Mais voilà, il est arrivé à l’improviste, et le jeune homme responsable des jardins n’a pas eu le temps de finir les tailles, l’arrangement des massifs et le désherbage. Le roi René, fatigué par le voyage, est si déçu, qu’il ne voit plus que les mauvaises herbes qui envahissent les allées, les massifs négligés et les arbres non taillés. Sa déception se mue en colère. Il en perd toute bonhommie et, furieux, appelle son intendant.
« Dis-moi, Yvon, qui est le responsable du jardin ? »
« Simon Gauthier, Sire. »
« Fort bien. Mande-le sur le champ ! »
Yvon s’éclipse et revient promptement flanqué d’un grand et beau jeune homme qui, ayant appris que le roi n’était pas content, n’en mène pas large…
« Voici Simon Gauthier, Sire. C’est votre jardinier en chef. »
« Ah ! Jardinier dis-tu ? Bon à rien, plutôt ! Et paresseux, en plus ! Mais qu’as-tu donc fait en mon absence ? Regarde-moi ça : les plantes sont étouffées par les mauvaises herbes et les tailles n’ont pas été faites. Même les allées ne sont pas entretenues ! Je me prends les pieds dans les pissenlits et les liserons ! »
« Certes, Monseigneur. Certes… Mais…vous êtes arrivé sans prévenir et je n’ai pas eu le temps de nettoyer… »
« Parce qu’il me faudrait t’avertir de mon arrivée ? Mais ne suis-je pas ici chez moi ? Et en tous temps ? »
« Certes, Monseigneur. Certes… Mais c’est qu’il a tellement plu depuis deux mois que tout a poussé de façon anarchique et que mon équipe et moi-même ne pouvions tailler sous des trombes d’eau. Nous enfoncions dans la boue…. »
« Alors, non seulement tu es un incapable et un négligent, mais en plus, tu as l’outrecuidance de te trouver des excuses ! »
« Gardes ! - s’écria René, rouge de colère - Saisissez-vous de cet insolent, et, puisqu’il a craint d’enfoncer ses pieds dans mes parterres, enfoncez-le dans un cachot bien humide ! »
Yvon, désolé du tour que prennent les choses, essaie d’intervenir :
« N’est-ce pas une punition bien dure, Sire ? C’est qu’il dit vrai au sujet des pluies de printemps. A tel point que l’on parle de changement climatique… »
« Fariboles ! Balivernes ! - rugit René - Inventions de gens incultes et désoeuvrés à l’affût de nouveautés malsaines ! Emmenez-le ! »
« Mais, Sire, vous avez fait transformer tous les cachots en caves pour vos barriques. Où le mettrai-je ? »
« Au cellier ! Dans un placard à balais ! Où vous voudrez, mais hors de ma vue ! »
Tout le monde s’incline … à regret. René d’Anjou fulmine. Son double menton tremblant d’indignation, il fait demi-tour et rentre s’enfermer dans sa chambre.

La consternation règne au château. Le cuisinier, Maître Coqenpot, ne chante plus devant ses feux. Les familiers du duc essaient maladroitement de marcher sur la pointe des pieds, mais leurs longues poulaines les en empêchent... Quant aux serviteurs du château, ils rasent les murs.

René boude jusqu’au lendemain. Il y avait certes de quoi être mécontent. Mais le Bon Roi René avait aussi bien d’autres soucis en tête, et peut-être que la négligence de Simon Gauthier était « la goutte qui fait déborder le vase » ? Enfin, il faut bien dire que ce prince avait l’habitude d’être obéi au doigt et à l’œil, et qu’étant le genre de personnage dont les désirs sont des ordres, il avait pris l’habitude de se comporter en enfant gâté et de réagir de façon excessive aux contrariétés.

Le lendemain en début d’après midi, le Maître de la Corporation des Pêcheurs des Ponts de Cé se présente au château et demande à rencontrer le roi René. Mais voyant que tout le monde fait une tête longue de trois pieds six pouces, il pose quelques questions au majordome et à l’intendant qui ne se font pas prier pour lui raconter toute l’affaire.
« Hier le roi s’est enfermé dans sa chambre. Aujourd’hui, il se tient dans sa bibliothèque. Personne n’ose le déranger. Ce n’est pas dans ses habitudes. Ah ! Tout le monde pâtit de la négligence de ce coquebert[6] de Simon ! »
Maître Jacquemin réfléchit.
« Cela ne me semble pas si grave. » dit-il au bout de quelques instants. « Ce qu’il faudrait à notre Bon Roi, c’est un divertissement. Et c’est justement ce que je venais lui proposer. Alors, j’insiste. Conduisez-moi près de lui. »

Une fois dans la bibliothèque, Maître Jacquemin s’incline devant le roi et lui dit :
« Sire, je suis venu vous saluer et m’enquérir de votre santé. Vous souhaiter la bien-revenue parmi nous, et vous rappeler que c’est aujourd’hui que doit avoir lieu le concours de pêche des jeunes filles. Vous n’avez pas oublié, j’espère ? Il ne devrait pas tarder à commencer. Nous ferez-vous l’honneur de venir parmi nous ? »
Ces quelques mots semblent avoir un effet magique sur René. Ils rompent le maléfice. Le voilà qui sourit et répond :
« Ah ! Maître Jacquemin ! Comme je suis heureux de vous revoir ! Alors, le concours de pêche est aujourd’hui même ? Je vous accompagne. Allons-y pressément ! »
Et le voilà remis de ses contrariétés. Il donne ses ordres pour que l’on porte son fauteuil dehors près des berges de la Loire, car il veut voir de près les jeunes concurrentes.


Brochet en colère !

Cette année, elles sont un peu moins nombreuses. Seulement huit. Mais toujours aussi belles et audacieuses, jeunes et pleines de confiance dans le bonheur que ne manquera pas de leur apporter une vie saine et laborieuse. Le roi s’installe confortablement, et au signal donné, les huit intrépides jeunes filles sautent dans leurs barques. Après s’être un peu éloignées de la berge, elles lancent leurs filets. Généralement, il faut compter dix à quinze minutes avant qu’un beau poisson se laisse prendre. Mais cette fois, il ne se passe pas cinq minutes que l’une d’elles sent le sien s’alourdir, le relève, le jette dans sa barque avec son contenu, et se mette à ramer vigoureusement vers la berge.
Les spectateurs crient : « C’est Jeanne ! C’est Jeanne ! »



Et Jeanne, une fois arrivée, essaie de se saisir de sa prise, mais elle doit lutter contre un énorme poisson qui, encore bien vivant, se débat comme un diable que l’on aspergerait d’eau bénite ! Elle finit par l’assommer d’un coup de rame, puis elle le place dans une grande corbeille qu’elle saisit à pleins bras, et s’élance vers le fauteuil du roi. Une fois arrivée, elle pose la corbeille à ses pieds et se redresse. Elle le regarde droit dans les yeux, toute fière !

René se penche vers le poisson. Ce n’est pas une alose cette fois, mais un énorme brochet de plus de douze livres. Pas étonnant qu’il se soit débattu ! Puis, il regarde la jeune fille. Elle est grande et fort avenante. Blonde aux yeux verts, l’air décidé, toute souriante. Celle-là n’est pas timide !

René, qui a tout oublié de ses contrariétés, lui rend son sourire avec beaucoup de bonhommie, et lui dit :
« Félicitations, mon enfant ! Je ne me souviens pas avoir vu pêcher si gros poisson en si peu de temps. Je m’en vais le confier à Maître Coqenpot, qui est un artiste, et le dégusterai avec bonheur. Dis-moi, ma jolie, comment t’appelles-tu ? »
« Jeanne, Sire. Je m’appelle Jeanne Godineau. Mon père est pêcheur, comme son père le fut, comme tous mes ancêtres. Pour vous servir, Sire. »
« Non seulement elle est belle et habile, mais elle a la langue bien pendue. » commente René, se tournant vers ses proches pour les prendre à témoins. Puis, posant à nouveau les yeux sur Jeanne :
« Voici la bourse que je te baille pour m’avoir baillé si beau brochet. Et maintenant dis-moi, as-tu un promis ? »
« Oui, Sire ! Et nous nous aimons de grand amour. »
« Bien. Très bien - dit René, pensant à sa belle Isabelle… - Et… comment s’appelle-t-il ? »
Jeanne se trouble un instant. C’est que les nouvelles vont très vite, et que toute la population des Ponts de Cé est informée de la cause de la mauvaise humeur du roi. Mais Jeanne est une fille franche, honnête et courageuse. Alors, le regardant bien droit dans les yeux, elle se lance :
« C’est Simon Gauthier, Sire. Celui que vous avez fait enfermer dans votre cellier, parce qu’il n’avait pas eu le temps de faire tailler vos arbres et de nettoyer vos jardins avant votre arrivée. »
« Simon Gauthier ? Ce vaunéant ! Ah ! Non ! Il n’est pas digne de toi. Je reprends ma bourse, de peur que tu la partages avec lui. »
« A votre guise, Sire. Je reprends donc mon brochet. » répond Jeanne, qui pose déjà les mains sur les anses de la corbeille…

« Tout doux ! Tout doux ! Attend un peu, jeune fille ! »
René est sidéré. Cette petite oiselle ose lui tenir tête…..
« Sais-tu, mignonne, que tu ne manques pas d’audace ! Te rends-tu compte que tu es en train de tenir tête à un roi ? »
« Et vous, Sire, savez-vous que l’on vous a surnommé le « Bon roi René » ? Aussi j’espère que vous allez pardonner à Simon et vous montrer généreux, comme il sied aux rois…. »
Elle lève sur lui des yeux pleins d’espoir et de confiance.
Alors, René rend les armes.
« Ah ! Ma mie… - dit-il - laisse-moi le poisson. Je te rends la bourse. Et baille-moi un baiser. »
« Oui, Sire…quand vous aurez libéré mon promis. »
René se tasse au fond de son fauteuil, vaincu par l’audace de la jeunesse, la confiance et l’amour.
« Allez chercher ce mauvais sujet. » dit-il à son intendant.
« Ah ! Sire ! - s’écrie Jeanne joyeusement - Non seulement je vous laisse mon poisson, mais c’est deux baisers que je vous baille ! L’un pour vous, et l’autre pour me rendre mon Simon. »
Et la belle Jeanne, s’approchant du Bon roi René qui avait l’âge d’être son arrière grand père, l’embrassa sur les deux joues. A quoi notre Bon René fit de même.

Je gage que c’est de là qu’est née cette coutume locale de se faire quatre bises à chaque rencontre !



                               Les bonnes gens des Ponts de Cé carolent avec entrain !

Nous sommes maintenant en l’an de grâce 2016 et la commune des Ponts de Cé a organisé la « 546° Baillée des Filles » le jeudi 5 mai, jour de l’Ascension de Notre Seigneur. Je m’y rends depuis deux ans et j’ai pu y admirer le Maître oiseleur et ses rapaces – dont certains venus du Puy du Fou – donnant un spectacle de fauconnerie ;  la Compagnie des Archers Ligériens et les Lions d’Anjou ; les armuriers et haubergiers d’antan présentant broignes, cottes, armures et heaumes, haches et épées, boucliers et écus ; jongleurs et baladins ; et de splendides tournois. Les chevaliers sont toujours très attendus et applaudis à tout rompre par une foule enthousiaste. Et nombreux sont les assistants qui n’hésitent pas à porter un costume médiéval. J’en fais partie. Nous autres, angevins, sommes fiers de faire revivre nos traditions et notre histoire.

Longue vie à notre Bon roi René !


Le mardi 2 août 2016
A La Musardière
Non loin des Ponts de Cé


[1] Voici les titres de ses livres, tous dans le genre des romans courtois et de chevalerie :
Traité de la forme et devis comme on fait les tournois (1451-1452)
Le Mortifiement de Vaine Plaisance (1455)
Le Livre du Cuer Damours efpris (1457)


[2] Le camelin est un tissu fabriqué à base de poil de chèvre, auquel on ajoute de la soie et de la laine de mouton. On peut en faire à base de poil de chameau – d’où son nom.
[3] In Les demoiselles de Provence, Patrick de Carolis, Plon 2005. P.35.
[4] Autrement dit : des légumes.
On cultivait également les simples. Du latin « simplicis medicinae ». C’était le nom que l’on donnait aux plantes médicinales au Moyen Age. Les principales étaient la sauge (réputée tout guérir), l’achillée millefeuille (vulnéraire et cicatrisante), la consoude (soignait les blessures), l’armoise (qui soulageait les pieds fatigués), le millepertuis (bon pour les brûlures), la guimauve (pour les dents), la verveine (qui soignait les pustules), l’angélique (censée protéger de la peste), ainsi que la rose, la violette, la réglisse, et beaucoup d’autres plantes.
[5] Je rappelle qu’une livre représente 500 grammes. L’alose pesait donc environ 3,5 kilos.
[6] Nigaud.

"Pour Amélie"


Voilà mon tout dernier ouvrage. Publié, comme d'habitude, à la Société des Ecrivains - Laquelle a quitté le Quinzième Arrondissement pour aller s'installer au 175 Boulevard Anatole France à Saint Denis. On a également changé le petit logo...




Tel est le commentaire de mon Editeur en quatrième de couverture. Cela peut donner au lecteur un aperçu du contenu de l'ouvrage et surtout de l'esprit qui a animé l'auteur. J'ai écrit ce livre, ce recueil d'histoires du Moyen Age, pour ma petite fille : Amélie. Elle habite trop loin de chez moi pour que je puisse les lui raconter moi-même. Aussi ai-je entrepris de les lui écrire, afin qu'elle les lise, au calme, bien tranquillement ......  lorsqu'elle saura lire ! Car elle est maintenant trop petite. Mais cela n'empêche pas d'autres lecteurs, jeunes ou beaucoup moins jeunes de profiter de ces histoires, intemporelles et immortelles. 

Beaucoup sont déjà connues et célèbres. Mais je les ai ré-écrites à ma façon, et parfois, je me livre à quelques commentaires de mon cru - ce que j'appelle "une petite digression" - Vu l'époque, ou plus exactement, les époques auxquelles on situe ces récits, je n'ai pu utiliser un vocabulaire trop contemporain. Cela affadirait beaucoup les textes et en dénaturerait l'esprit. Aussi le lecteur trouvera bon nombre de mots anciens. Mais qu'il se rassure ! Les nombreuses petites notes explicatives le feront entrer de plein pied dans les siècles passés. Et mon Editeur a eu la gentillesse de les placer en bas de pages, et non en fin d'ouvrage, ce qui facilite grandement la lecture.

Ces récits, "Contes et Légendes" sont tous différents. Les uns sont comiques, les autres épiques. Il y a des fins heureuses ou dramatiques. Tous sont instructifs, souvent, à plus d'un titre. Mais je me garde de donner les Morales car, comme je le dis à Amélie, je souhaite que chacun réfléchisse sans être influencé par l'opinion des autres. 






lundi 13 février 2017

Saint Valentin

C'est demain la Saint Valentin. On en fait maintenant une fête commerciale, un prétexte à acheter des cadeaux pour les échanger. On fait même des suggestions de présents originaux et pas chers à la télévision. Il me semble - à moi - que si l'on veut exprimer son amour, manquer d'idées, c'est manquer de coeur...mais enfin.... Les roses rouges demeurent un symbole universel et toujours apprécié ! 
Toutefois, j'ai une question : et Saint Valentin, dans l'affaire ? 
Qui était-il ? A quelle époque a-t-il vécu ?
Pourquoi est-il devenu le saint patron des amoureux ? 
Après m'être livrée à de petites et bien modestes recherches, voici les quelques paragraphes que j'ai pu écrire à son sujet. Il me semble que c'est le moment le plus approprié pour les publier !
J'ai dédicacé cette histoire à Amélie, ma petite fille. C'est donc à elle que je m'adresse directement, mais à vous tous, mes chers lecteurs, à travers elle.

 




Saint Valentin



Bonjour Amélie ! Qu’as-tu donc fait de joli aujourd’hui ? Une promenade avec tes parents ? Peut-être… car il fait bien beau, quoique très frais.


Pour ma part, j’ai commencé ma journée par écouter la grand messe en Grégorien – musique religieuse que l’on a mise sous le patronage direct du Pape Grégoire 1°, mais qui, en réalité, est originaire de Metz. D’ailleurs, pour moi, qui ai passé toute mon enfance en Lorraine, le chant grégorien, c’est avant tout du « grégorien-lorrain » ou « la messe d’Alphonse ».

Je t’explique.
Au VIII° siècle, les campagnes européennes n’étaient pas encore très profondément christianisées. On raconte qu’un jour, arriva dans la région de Metz, un saint homme qui s’appelait Chrodegang. Il décida de fonder une abbaye dans les bois de Gorze, village tout proche de Dornot – où nous habitions – La construction de ce monastère demanda une dizaine d’années, vraisemblablement de 747 à 757. Souvent, Saint Chrodegang venait contempler le paysage depuis le point le plus élevé de la cuesta qui domine la vallée de la Moselle. Maintenant, il y a un calvaire que l’on appelle « La Croix Saint Clément » par déformation du nom d’origine. Je connais très bien cet endroit. Nous y allions souvent faire des marches les dimanches, tes oncles et moi, et quand on s’aventurait assez loin, on trouvait de vieilles pierres alignées, vestiges d’anciens murs que l’on pensait être ceux de l’abbaye…

Puis Saint Chrodegang devint évêque de Metz. C’est alors qu’il décida de faire noter les musiques liturgiques avec le nouveau système de notation qui se développait à ce moment, et qui  prit ensuite toute son ampleur lors de la période que l’on a appelée la « Renaissance Carolingienne ». On écrivait les notes, de forme carrée, à la main, sur des peaux de veau, et on reliait les peaux pour former d’énormes volumes appelés antiphonaires – c'est-à-dire recueils de chants liturgiques. Chrodegang aimait la musique. Il fonda une école de chant sacré et bientôt, ses mélodies furent appelées « le chant messin ». Puis, on requit le patronage de Saint Grégoire pour l’officialiser et se donner un puissant saint protecteur !  

Chrodegang-Clément était un fort saint homme qui faisait des miracles et auquel rien ne résistait. On lui attribua donc la capture du Graoully, vilain dragon qui hantait les lieux, symbole du mal et du paganisme qui régnait encore très fortement dans toute la province. Il ne le tua pas, mais, après lui avoir passé son étole autour du cou, en guise de laisse, il l’emmena hors de la ville et lui intima l’ordre d’aller dans les bois, y vivre avec son petit, et de ne pas revenir tourmenter les bonnes gens de la ville de Metz. Cette anecdote, qui est censée s’être passée il y a environ mille deux cents ans, a été dessinée de la façon la plus charmante.
  




Quand j’étais petite, nous habitions Place de l’Eglise. C’était pratique pour aller aux offices. L’organiste et chantre de la paroisse de Dornot s’appelait Alphonse Harang. C’était aussi notre jardinier. Tous les dimanches il chantait l’office en grégorien-lorrain. Et voilà pourquoi, c’est resté pour moi « la messe d’Alphonse » ! Car depuis mon adolescence, on ne chante plus les offices en latin. Mais moi, j’ai beau ne plus guère fréquenter les églises, j’écoute toujours la messe en grégorien-lorrain, et j’apprécie beaucoup. Cela me rappelle mon enfance, l’histoire de Saint Chrodegang, mes études de latin et de grec, Alphonse et les anecdotes du village….. Enfin,  je trouve que ces mélodies n’ont jamais été égalées par d’autres. C’est la musique la plus spirituelle que je connaisse.

Pâques est une grande fête religieuse. Le sommet de l’année liturgique. Mais de nos jours, je crois que c’est Noël qui emporte tous les suffrages, non seulement en Europe, mais partout dans le monde. Autrefois, lorsque j’étais encore gamine, nous avions des vacances mes frères et moi. Nous quittions nos pensions respectives et revenions à la maison pour une dizaine de jours. Je prenais une part active au nettoyage et à la décoration de l’église du village avant la cérémonie du dimanche. Entre autres, je me souviens très bien que je déployais un grand zèle pour astiquer au mirror – un produit qui fait briller les cuivres – des obus de la guerre. De quelle guerre ? Il y avait eu celle de 1870, la Grande Guerre de 1914, et la Seconde Guerre Mondiale en 1939. La Lorraine a été tellement éprouvée au cours de l’Histoire… N’étant pas artilleur, je ne saurais répondre avec certitude, mais peut-être les obus dataient-ils de la Guerre de 14-18 ? Nous nous en servions de vases. Les dames du village mettaient leurs jardins en coupes réglées pour avoir un maximum de fleurs, et nous faisions de splendides bouquets dans les vieux obus qui, grâce à mes bons soins, brillaient comme de l’or !
Mais au fond, je n’aimais ni ces vacances ni cette fête. Au printemps, fatigués de l’hiver, on voudrait être déjà en été, mais il fait encore froid et humide. Et puis, j’avoue que je n’appréciais guère les interminables offices…. Au cours des années suivantes, rien de tel…. Ah ! Je me souviens tout de même d’une fête de Pâques au Cambodge. Ta mère et moi étions allées à un office dans un quartier de Phnom-Penh un peu excentré. La messe avait été célébrée dans une petite pièce assez minable, avec une assistance hétéroclite, et avait pris fin au son des rafales de kalachnikovs ! Nous avions couru vers ma BMW, et étions parties à toute vitesse !

Ce sont les fêtes de Pâques des dernières années que j’ai passées en Chine qui m’ont laissées les meilleurs souvenirs. Pour des raisons bien particulières. J’étais en compagnie d’une personne très chère, et nous avions eu des activités assez exceptionnelles. A Pâques 2008, nous étions à Hong-Kong et nous avions visité les Nouveaux Territoires sous des trombes d’eau. Des pluies diluviennes ! A croire que tous les dragons célestes jouaient là-haut, dans les nuages, se poursuivaient et se donnaient de grands coups de queue en s’amusant comme des petits fous…. Mais il y avait tout de même eu quelques éclaircies et nous avions pu marcher dans les collines, et admirer les fleurs de printemps. Ne dit-on pas que la pluie est une bénédiction céleste ? ! L’année suivante, nous étions à Macao. Pèlerinage religieux cette fois. Partis de la pointe de la presqu’île, nous avions remonté tout le territoire urbain en nous arrêtant à chaque temple et dans chaque église. Priant. Nous recueillant. Visitant les jardins lorsqu’il y en avait. Allumant tantôt des encens, tantôt des cierges. Edifiant ! Depuis, j’y repense toujours…

C’est à cette époque que je me suis choisi un saint patron. Ou un saint protecteur. Ou un saint ami, si tu préfères. Toutes les religions, quelles qu’elles soient, ont des saints, des figures tutélaires ou protectrices, des « dieux » selon d’autres, ou de bons génies… Les appellations sont nombreuses et semblent différentes, mais à mon avis, elles recouvrent la même réalité. On se choisit un ami céleste en espérant que l’on va pouvoir compter sur son aide pour résoudre nos problèmes d’ici bas.

C’est comme lorsque l’on noue des liens d’amitié avec nos contemporains. Chacun de nous a ses propres critères. Il parait qu’à la garderie, tu as beaucoup d’amis. Tu les aimes bien parce qu’ils sont amusants, ou parce qu’ils jouent avec toi, ou encore pour leur façon de te sourire…. Que sais-je ? Pour ma part, il me faut pouvoir éprouver d’emblée une certaine admiration pour quelqu’un. Cela déclenche la curiosité et la sympathie. Et le désir d’une communication plus approfondie, d’un partage d’idées et de sentiments, d’une présence fréquente. Mais bien sûr, il peut aussi y avoir une grande part de hasard, de circonstances, d’inattendu… Les mêmes critères peuvent se retrouver dans le choix d’un saint ami. On l’admire, on lui parle, on devient familier. Une de mes amies s’appelle Josiane. C’est Saint Joseph qui est son saint patron tout simplement parce qu’elle porte son nom. Sa statue trône sur le bureau où elle passe ses journées et ses soirées. Elle lui apporte des fleurs et allume toujours une petite bougie à ses pieds. Elle lui parle, lui raconte tous ses problèmes, lui fait part de ses désirs, et très souvent, elle me dit que Saint Joseph a accédé à ses demandes. Elle lui fait totale confiance et l’aime sans restriction.

Pour ma part, le choix d’un saint ami a été le fait de circonstances particulières. J’étais amoureuse ! Oui. Mais l’objet de mon amour semblait s’être éloigné de moi au point de ne plus donner signe de vie. J’ai donc attendu. Plusieurs jours. Une semaine. Puis, je me suis inquiétée, angoissée, tourmentée, et finalement j’ai pensé qu’il me fallait l’aide d’un personnage compréhensif et compétent en la matière. Or, le monde entier sait que le saint patron des amoureux, c’est Saint Valentin ! Et moi qui n’avais jamais prié aucun saint, je me suis adressée à lui, avec foi, et de tout mon cœur. Crois-le si tu veux - ou ne le crois pas - mais il a arrangé mes affaires, mieux encore que ce que j’aurais pu espérer, et dans les délais les plus courts !

Longtemps, je suis restée son amie. Puis la vie a passé et je l’ai beaucoup négligé. Ce n’est que tout récemment que, lors d’un de ces moments de tristesse qui me prennent parfois, j’ai soudain pensé que si je ne parvenais pas à y voir clair dans ma vie, il fallait que je sollicite les lumières de quelqu’un de plus qualifié que moi, de bon, de compréhensif, et de compétent… enfin, d’un saint ami. Et je me suis à nouveau tournée vers Saint Valentin avec une confiance d’autant plus grande que j’avais eu avec lui de si belles expériences dans le passé, et qu’il avait déjà fait tant de choses pour moi.
Figure-toi qu’il m’a répondu. Et, comme la première fois, dans les délais les plus courts !

Alors, je me suis demandé ce que je pourrais faire pour le remercier, et j’ai pensé que je pourrais écrire sa biographie. C’est qu’on ne le connait pas vraiment. Pour le monde entier, il est le patron des amoureux. Mais en réalité, on ne sait rien de lui. Où et quand a-t-il vécu ? Qu’a-t-il fait ? Pourquoi les amoureux ? Est-il même un authentique personnage historique ou seulement un mythe ? Certes, je ne dispose pas de grands moyens pour faire des recherches approfondies, et d’ailleurs, je n’ai pas cette ambition. Mais je peux tout de même te raconter une belle histoire, à ma façon, en utilisant les bribes de connaissances que j’ai pu recueillir.

C’est que, tu vois, il se peut qu’un jour, toi aussi, tu sois amoureuse.
Car les petits enfants grandissent « plus vite que la musique » aurait dit ton arrière grand père !


L’histoire se passe au III° siècle après Jésus-Christ. A cette époque, la grande puissance politique - l’équivalent des Etats-Unis d’aujourd’hui - c’est l’Empire Romain. Or, cet Empire est en crise. Il est immense, donc les extrémités font facilement sécession. On a la Gaule à l’ouest – nous, les futurs français ! - et la Principauté de Palmyre à l’est – Les impôts ne rentrent plus, l’insécurité règne, les intrigues se multiplient, tout le monde est mécontent. Les Empereurs n’ont plus autant de personnalité ni de prestige qu’autrefois. Ce sont des Généraux-Empereurs. Ils viennent des légions qui protègent l’Empire, car les citoyens romains préfèrent les intrigues de la capitale au service dans l’armée.

C’est maintenant Marcus Aurelius Valerius Claudius Augustus Gothicus qui est Empereur. Pour faire plus simple, on va dire Claudius le Gothique. Il est d’origine « barbare » ce qui veut dire qu’il n’est pas romain natif mais venu des provinces extérieures. Nommé Hipparque – Général de Cavalerie – il finit par prendre le pouvoir lorsque l’ancien Empereur Gallienus est battu à Milan en 268. Il passe deux ans à combattre les Goths – d’où son surnom de « Gothique » – puis meurt en 270 de la peste…enfin, d’une maladie épidémique qui ne pardonne pas. Ce Claudius est important, non seulement parce que c’est sous son règle que Saint Valentin a été martyrisé, mais parce qu’on raconte qu’ils se sont rencontrés.





Regarde cette pièce de monnaie. C’est Claudius qui l’a fait faire. Chaque empereur faisait battre sa propre monnaie. Côté face, c’est son portrait. Il a les cheveux courts, comme tous les militaires romains, le nez droit et pointu, les lèvres minces, une petite barbiche, et il porte une étrange couronne à grand picots très pointus. On peut clairement lire son nom, en commençant par le C au dessus du second picot de sa couronne. Je suis sûre que tu peux le voir. Côté pile un petit personnage mythologique, peut-être….

Sais-tu que chaque mot a une origine – parfois dans une autre langue – et une signification particulière, y compris les noms propres ? Valentin vient du mot latin « valens » qui signifie « fort, puissant et courageux ». N’est ce pas beau ? Valentin, jeune romain du troisième siècle, était chrétien. A cette époque, le christianisme prenait son essor et les choses n’étaient pas comme aujourd’hui. Par exemple, le rôle des évêques était très important. Ils s’occupaient de convertir les habitants de leur ville et bien souvent, tenaient tête à l’administration gouvernementale. Valentin était évêque de Terni, une petite ville au nord de Rome, la capitale de l’Empire. Le christianisme était une religion nouvelle, très différente de la religion d’Etat, laquelle comptait de nombreux dieux. Mais l’Empereur Claudius, comme d’ailleurs la plupart des citoyens romains, n’attachait pas particulièrement d’importance à la religion.

Par contre, tout ce qui pouvait contrarier ses activités militaires le fâchait. Or, ce général de cavalerie devenu Empereur passait sa vie avec ses légions, à combattre les Goths, des barbares qui vivaient au-delà du « limes » la frontière nord de l’Empire. Pour ce faire, il lui fallait toujours plus de légionnaires. Mais chacun sait qu’un homme marié et père de famille n’a guère envie de s’enrôler à l’armée. Surtout que l’on signait pour 25 ans ! Donc, il y avait un règlement militaire qui stipulait que les légionnaires devaient être célibataires. Naturellement, ils avaient des épouses non officielles qui pouvaient les suivre, et avec lesquelles ils avaient des enfants ; ils vivaient à peu près comme des gens mariés, mais ne pouvaient être « légalement »  mariés, qu’à l’issue de leurs 25 années sous les aigles. Là, on leur donnait une maison et des terres, et souvent les fils devenaient légionnaires comme leurs pères.

Or, Valentin acceptait de marier les légionnaires, et après la cérémonie, ils refusaient de partir combattre les Goths. Cela mit Claude de mauvaise humeur. Il demanda donc au Préfet de Terni d’arrêter Valentin et de le mettre en prison. Naturellement on obéit aux ordres de l’Empereur ! On met Valentin en geôle et on ferme la porte avec de gros verrous. Contrairement aux autres prisonniers qui protestent, crient ou pleurent, Valentin reste calme. Quelques fois même il chante des cantiques. Le gardien de la prison a une fille, Julia, qui est aveugle de naissance. Elle ne peut donc pas se marier et reste avec son père. Comme elle a toujours habité près de la prison, bien qu’elle ne voie pas, elle connait les lieux par cœur. Entendant Valentin chanter, elle va le voir et lui demande pourquoi il est là et pourquoi il chante. Valentin lui parle alors de Jésus. Julia est tellement heureuse de l’écouter qu’elle lui demande de l’instruire de la religion chrétienne, et pour le remercier, elle lui apporte à boire et à manger.

Mais quelques fois, Julia demande simplement à Valentin de lui décrire ce qu’il voit, de lui parler de ce qui est autour d’eux, de lui faire le portrait des gens qui les entourent. Alors, il essaie de lui expliquer ce que sont les formes et les couleurs et la beauté de la nature. Mais ce n’est pas facile ! Julia écoute très attentivement et essaie d’imaginer…. Un jour, alors que des gens passent dans la rue à côté de la prison où Valentin est enfermé, ils voient une grande lumière en sortir par la fenêtre grillagée. Cela les étonne… Mais ce qui les étonne plus encore, c’est d’apprendre, le lendemain, que Julia y voit pour la première fois de sa vie ! Maintenant, elle peut admirer par elle-même le monde que Valentin lui peignait.
Enfin, l’Empereur laisse tomber l’affaire, s’en retourne à la guerre, et Valentin est libéré.

Mais cela ne veut pas dire qu’il cesse de prêcher la foi en Jésus, ni de procéder à des mariages. Et le voilà qui recommence à marier de jeunes hommes que Claudius voulait enrôler dans ses légions. Le Préfet de police revient, se saisit de Valentin, l’accuse d’être un séditieux qui veut nuire à l’Empire, et l’emmène à Rome. Claudius est très chatouilleux sur le chapitre de son armée, mais il n’a rien contre les religieux. Il se dit que cette rencontre avec un évêque chrétien va lui permettre de se renseigner sur cette nouvelle religion, et il décide de lui poser personnellement quelques questions.    
« Pourquoi persistes-tu à vouloir marier mes légionnaires ? - demande Claudius - Ne sais-tu pas que c’est contraire à la loi ? Que cela leur permet d’échapper au service militaire, et donc, diminue le nombre des défenseurs de l’Empire ? Que se passerait-il si les Goths déferlaient sur Rome ? En mariant mes légionnaires tu te conduis en ami de mes ennemis ! »
« Non, César, telle n’est pas mon intention. Au contraire, je suis ton ami. Si tu acceptes que je te transmette l’enseignement de Jésus, tu pourras en tirer un immense profit, pour toi et pour l’Empire »
« Pourquoi pas ? » réponds l’Empereur, tout pensif. « Je t’écoute…. »
« Voyons, César ! - s’exclame le Préfet qui assistait à l’entrevue - selon le protocole - Tu n’y penses pas ! En tant que Pontifex Maximus tu es le premier personnage religieux de l’Empire, et voilà que tu voudrais t’instruire d’autres pratiques religieuses ! Qui sait si ce Valentin ne serait pas capable de t’influencer ?»
Alors, le Préfet se retourne vers Valentin et lui demande
« Et toi ! Que penses-tu des dieux ? De Jupiter, par exemple ? »
Jupiter était le roi du panthéon romain. Il régnait sur de nombreux dieux et déesses qui menaient tous une vie tumultueuse, pleine d’intrigues amoureuses, de ruses cruelles, et de méchants tours, de jalousie, de rancune… Bref. Tous ces personnages se comportaient, non pas comme des êtres célestes et bons, mais exactement comme des êtres humains pourris de défauts ! Ils n’étaient en réalité que le reflet des hommes, leurs créatures.
Il n’est donc pas étonnant que Valentin réponde sans plus de diplomatie
« Ce sont des misérables, des débauchés, des personnages indignes, et Jupiter, le premier de tous ! »
Alors, le Préfet, homme très sévère, qui voulait la perte de Valentin, s’écrie : « Ecoute-le, César ! Il blasphème contre les dieux et contre l’Empire ! »
Claudius les écoutait distraitement car il suivait le cours de ses pensées et il était tout de même curieux d’en apprendre un peu plus sur les croyances des chrétiens. C’est que, pour les romains, la religion était affaire de rituels et de politique. Aucun élan du cœur n’y avait sa part. C’est d’ailleurs pourquoi, tant que les rites officiels étaient respectés, on tolérait d’assez nombreuses sectes et même, des religions étrangères.
« Laisse-le parler…. » dit l’Empereur au Préfet, en agitant la main.
« César - reprit alors Valentin - ouvre ton cœur à la parole de Jésus. Il est la lumière du monde. Fais-toi baptiser et Il assurera le triomphe de tes armées. Et la gloire en rejaillira sur toi »
« Tu dis que Jésus est la lumière du monde ? »
« Oui. L’unique. Cette lumière nous fait voir la vérité qui nous apporte la guérison du corps et de l’âme »
« Hum…. »
Le Préfet, qui écoutait attentivement, se permit une fois de plus d’intervenir dans la discussion :
« César, pour ce qui est de la guérison de l’âme, je n’en sais rien, mais on raconte que, dans sa prison, Valentin a rendu la vue à Julia, la fille du geôlier, qui était aveugle de naissance. »
Claudius Gothicus semblait ébranlé…. C’est alors que le Préfet prit la décision de renvoyer Valentin à sa prison, et l’Empereur laissa faire.

Dans sa prison, Valentin se préparait à mourir. Néanmoins, il écrivit un petit billet à Julia, lui recommandant de rester ferme dans sa foi et de ne pas être triste de sa mort puisqu’ils allaient se revoir au Ciel. Il signa le billet « Ton Valentin ». Quelques jours plus tard, les soldats vinrent le chercher, ils le rouèrent de coups puis l’un d’eux tira son épée et lui coupa la tête.
Malgré la lettre de consolation, Julia pleura beaucoup. Puis elle se fit remettre le corps de Valentin et l’enterra au bord de la Via Flaminia. C’était la grand route entre Terni et Rome. Elle planta un amandier à côté de sa tombe. La vue des délicates petites fleurs roses au printemps la consolait du départ de son bien aimé.

Comme cela arrive bien souvent, c’est après sa mort que Valentin devint célèbre. D’abord, il fut proclamé « Saint ». Puis, on fit de lui le protecteur et le défenseur de l’amour et du mariage. Voilà comment cela s’est passé. Les romains, comme toutes les autres civilisations anciennes, fêtaient les évènements marquants du cycle de la nature. Une de ces fêtes, les Lupercales, était célébrée le 15 février. C’était la fête des bergers et de leurs troupeaux. On priait les dieux pour qu’ils éloignent les loups des agneaux et des chevrettes, car il y avait beaucoup de loups dans les montagnes de l’Italie. Cela marquait l’arrivée du printemps, et on ajoutait aux réjouissances une « loterie d’amour ». Cela consistait à mettre dans un grand panier de petits billets sur lesquels étaient écrits les noms des filles à marier, et dans un autre panier, les noms des garçons épousables. Puis on formait des couples en tirant les noms au hasard. Ils devaient rester amis toute une année, et bien souvent, ils se mariaient !

Petit à petit, les chrétiens remplacèrent les fêtes païennes par d’autres fort semblables. Donc, en 496, le Pape Gélasius déclara que les Lupercales seraient remplacées par la Saint Valentin, que l’on fêterait le 14 février – jour où il avait été décapité. C’est ainsi que Valentin est devenu le Saint Patron des amoureux ! Mais la coutume de la loterie d’amour s’est conservée durant des siècles. Cela se comprend. Autrefois, l’Europe était beaucoup moins peuplée qu’aujourd’hui. Il fallait donc se marier pour faire des enfants afin d’avoir des bras pour travailler la terre ou un héritier pour sa maison. Mais il n’est pas toujours facile de se trouver une âme sœur. Cette loterie permettait à tous d’avoir la chance de ne pas rester seul.
Je trouve cela absolument charmant ! Que ne revenons-nous à de si délicieuses traditions….


On raconte de jolies histoires sur Saint Valentin. Elles ont sûrement été inventées de toutes pièces, mais il y en a qui sont vraiment si charmantes que je ne résiste pas au plaisir de t’en raconter deux.

Une fois que Valentin marchait dans une rue de Terni, il vit un jeune couple qui se disputait. La fille, une jolie brunette, criait comme une mégère, et le garçon, qui lui avait saisi le bras, la secouait comme un prunier. Ils étaient sur une belle rue bordée de propriétés chics aux jardins bien tenus. Valentin s’approcha d’un énorme rosier couvert de splendides fleurs pourpres, et il en cueillit une. Après avoir respiré le délicieux parfum exhalé par la reine des fleurs, il s’approcha des jeunes gens. Sans un mot, il leur prit les mains et mis la rose au milieu. Puis il leur sourit et s’en fut. Déconcertés, le garçon et la fille s’arrêtèrent, puis se regardèrent, tout confus, et …. s’embrassèrent !


Une autre fois, Valentin, qui aimait se promener dans sa bonne ville de Terni, faisait les cent pas sur la place du marché en regardant les badauds. Comme il était l’ami du Seigneur et qu’il avait le cœur pur et tendre, il jouissait d’un certain don de double vue. C'est-à-dire que souvent, lorsqu’il regardait quelqu’un, il devinait les pensées, les joies ou les chagrins de cette personne. Ce jour là, il vit une adolescente toute triste qui se tenait non loin d’un garçon un peu plus grand qu’elle. Il était également soucieux. Elle pensait que son père lui avait dit qu’il la marierait bientôt et cela l’effrayait beaucoup, car elle était très réservée, et se demandait à quel genre d’homme son père allait la donner…. pour la vie ! Quant au grand garçon, il avait aussi des problèmes avec son père. Celui-ci voulait lui confier son domaine, mais à la condition qu’il soit marié, ce qui ne plaisait pas du tout au jeune homme…

Valentin leur joua alors le plus joli tour du monde. Tu sais que sur les places, les marchés, ou près des monuments, il y a souvent beaucoup de pigeons et de tourterelles. Il y en avait à Terni de très nombreuses qui picoraient et sautillaient de ci de là. Valentin les regarda, puis sourit aux adolescents. Les tourterelles s’envolèrent dans de grands claquements d’ailes, toutes ensemble, et vinrent en groupe voleter près de la fille et du garçon, d’un côté, de l’autre, devant, derrière, resserrant leurs tours à chaque passage, les obligeant à se tourner l’un vers l’autre et à se rapprocher, tout étonnés qu’ils étaient, et émerveillés du manège des oiseaux !
C’est ainsi qu’Aurélien rencontra Sophia, qu’ils se marièrent, vécurent heureux, et eurent beaucoup d’enfants ! 






Voilà, ma petite Amélie, l’histoire du saint ami que je sollicite parfois pour m’aider à franchir certaines difficultés de la vie. Mais comme tu sais que j’ai de la suite dans les idées, je vais terminer cette histoire en évoquant ce bon Geoffrey Chaucer, que je considère comme un modèle – à défaut de pouvoir en faire un saint patron ! Car il faut que je dise que c’est lui qui, le tout premier, fit allusion à la Saint Valentin dans la littérature. En effet, il écrivit un long poème intitulé «Parliament of Foules ». Grosso modo, il s’agit d’oiseaux qui discutent du mariage au printemps.
« For this was on seynt Volantynys day
Whan euery bryd comyth there to chese his make. » (May 1381)
Ce qui, en anglais plus contemporain donne :
“ For this was on St. Valentine’s Day,
When every bird cometh there to choose his mate.”
« Cela se passait le jour de la Saint Valentin
Quand chaque oiseau se choisit un conjoint. »
Je vais donc lui laisser le dernier mot.



Le dimanche 5 avril 2015, Pâques
Musardière ensoleillée…