mercredi 12 mars 2014

Dictionnaire amoureux de la Chine - M. José Frèchès - Présentation




 
 Dictionnaire Amoureux de la Chine

Présentation par Amélie de la Musardière


Monsieur José Frèches n’est plus à présenter. Dire que c’est un grand sinologue, citer ses publications et préciser qu’il a mis l’histoire de la Chine à la portée de tout lecteur susceptible de s’intéresser à ce sujet, louer son érudition, ajouter qu’il a accompagné deux fois le Président Sarkozy en visite officielle et, qu’en tant que Commissaire général de la France à l’Exposition Universelle de Shanghaï en 2010, il a conçu et géré le pavillon français qui fut le plus visité de tous, n’est pas nécessaire.



Personnellement, j’ai lu tous les volumes qui constituent les différents cycles intitulés « Le Disque de Jade » « L’Impératrice de la Soie » et « L’Empire des larmes » ainsi que « Moi, Bouddha », avec passion. Et maintenant, je viens de terminer la lecture du « Dictionnaire Amoureux de la Chine ».

Pourquoi écrire cet article ? Pour deux raisons. La première, c’est parce que je tiens à faire partager l’enthousiasme que j’ai ressenti à cette lecture. Et la seconde, c’est qu’ayant passé plus de vingt ans en Asie – dont pas moins de quinze en Chine – beaucoup étudié, travaillé avec et pour les chinois, et vécu des expériences inoubliables, au point de considérer parfois la Chine comme ma seconde patrie, je crois que je suis à même de comprendre et d’apprécier tout ce que dit Monsieur José Frèches car pour moi, il ne s’agit pas d’un savoir livresque, mais bel et bien de ma propre vie.

Comme le titre l’indique, il ne s’agit pas de n’importe quel livre, mais d’un Dictionnaire. Or, qui s’aviserait d’entreprendre la lecture d’un ouvrage de cette nature de A à Z ? Personne, en général. On s’imagine que ce sera trop érudit, probablement ennuyeux et assurément trop long. Pourtant, je l’ai fait ! J’ai lu d’une traite les 1.045 pages de cet ouvrage, presque sans reprendre souffle, m’exclamant à haute voix, soulignant les passages les plus remarquables, admirant la clarté d’esprit et le sens pédagogique de l’auteur, et souvent, riant aux éclats !
Merci, Monsieur Frèches, de m’avoir fait passer tant d’heures si agréables !

Pour résumer, je dirai que ce qui m’a semblé le plus remarquable de cette œuvre considérable, c’est tout d’abord la clarté avec laquelle M. Frèches présente les questions les plus ardues – et je dirai même la pédagogie dont il fait preuve, plus encore que l’esprit de synthèse requis pour la rédaction d’un dictionnaire. J’ai également apprécié les comparaisons qu’il fait entre les époques ou les personnages évoqués et des évènements ou des figures occidentales, voire contemporaines. J’apprécie d’autant plus cette méthode que j’en ai amplement usé moi-même lorsque j’étais Chargée de Cours d’Histoire ou de Littérature dans des universités chinoises. Enfin, M. Frèches a un style d’autant plus agréable qu’il est simple et plein d’humour. Il y a des passages vraiment savoureux !

Mais il est bien évident que lorsqu’une personne apprécie une œuvre, quelle qu’elle soit, elle le fait en fonction de son éducation,  sa personnalité,  son vécu. Il me semble également qu’il est réjouissant et flatteur de constater que l’on partage les opinions de quelqu’un d’aussi cultivé, éminent et reconnu que M. Frèches. Personnellement, c’est la seconde fois de ma vie que j’éprouve ce plaisir. La première était il y a bien des années à la lecture de l’autobiographie du Professeur Karl Gustav Jung.

 


Un dictionnaire qui se lit comme un roman


Quelques questions ardues….

Aux personnes qui me demandent « Alors, la Chine ? » je réponds « C’est un autre monde ». Et cela ne rend pas aisée la compréhension du monde chinois. La toute première des barrières, derrière laquelle s’arrête l’immense majorité des gens étant, bien évidemment, celle de la langue. « C’est du chinois ! » est synonyme d’incompréhensible. Les chinois, quant à eux, disent « C’est du grec ! »…

M. Frèches nous rappelle que « la langue écrite et la langue orale se sont développées parallèlement, de façon autonome comme deux langages jumeaux » (p.16). Au départ, il ne s’agissait que de noter les oracles, et seuls, les devins au service des premiers empereurs mythiques, pouvaient écrire les premiers pictogrammes. Ceux-ci, en se complexifiant pour répondre à de nouveaux besoins, devinrent des idéogrammes. Mais dès le départ, la langue chinoise n’avait pas été conçue comme un moyen de communication. D’ailleurs, les clans initiaux parlaient des langages différents. « Lorsque que Qin Shihuangdi (259-210 avant J.-C.) ce premier empereur de Chine, mit fin à la prolifération quelque peu anarchique de l’écriture, c’est bien sûr pour des raisons politiques et administratives » (p.758). Il n’est donc pas étonnant que l’écriture ait été l’apanage exclusif des Lettrés et mandarins (lesquels peuvent se comparer à nos énarques) qui formaient l’administration impériale. Pas étonnant non plus que « contrairement à l’Occident, où la compréhension de l’univers repose sur le procédé de causalité, la Chine propose une logique de correspondance entre les divers éléments constitutifs » (p.132) puisqu’à l’origine, il s’agissait de la symbolique utilisée par les devins.

J’ajoute que je suis personnellement très reconnaissante aux dirigeants de la Chine contemporaine d’avoir simplifié les « caractères » tout en conservant les radicaux d’origine, ce qui en rend l’étude nettement moins ardue pour quiconque n’a pas la prodigieuse mémoire et l’intelligence exceptionnelle d’un Matteo Ricci !

Parmi les autres sujets ardus que les occidentaux ont beaucoup de mal à comprendre, c’est l’énormité de la population et la façon dont elle influence le choix du régime politique. Il n’y a aucune commune mesure entre les cités grecques – berceau de la démocratie – qui ne comptaient que quelques milliers de citoyens, et un empire de 1.450 millions de bouches à nourrir et d’aspirations à satisfaire. « La Chine n’a jamais été une démocratie. Ses dirigeants ont toujours jugé que le pays était bien trop peuplé pour ça. La nécessité d’un système centralisé et autoritaire, considéré comme le seul à même de servir de rempart contre le chaos, a toujours été plus ou moins accepté par le peuple » Cette «préférence de la société chinoise pour le système totalitaire a été théorisée par le légisme » (p.506). Pour les légistes « Plus les hommes sont nombreux, plus ils sont agressifs les uns envers les autres » (p.530). Selon Han Feizi (280-234 avant J.-C., période qui correspond à la fin des Royaumes Combattants) « C’est la démographie qui est la principale coupable de la violence sociale » (p.531).

C’est elle également qui conditionne la notion d’Harmonie. M. Frèches explique que « l’idéogramme (représentant l’harmonie), qui associe la pousse de céréale à la bouche, témoigne du lien qui est fait entre harmonie et nourriture » (p.439). Il précise que « l’énormité de l’enjeu consistant à alimenter suffisamment cet immense réservoir de population… à canaliser ses énergies, et surtout à empêcher que celles-ci ne débouchent sur ce chaos qui guette les organisations humaines lorsque la population devient trop nombreuse, est ce qui a toujours fondé la Chine et ses dirigeants. Cette démographie hors normes est le fil rouge de la Chine, de sa civilisation, de son histoire et de son organisation économique et sociale » (p.724).
J’ajoute qu’au cours des quinze années que j’ai passées en Chine, je n’ai jamais vu personne mourant de faim – ou dans un état d’extrême misère physiologique dû à un manque de nourriture prolongé, comme je l’avais vu dans d’autres pays. Or manger est plus nécessaire à la vie que tous les autres Droits réunis….

Comparaisons intéressantes…..

Bien souvent, M. Frèches se livre à des comparaisons qui me semblent à la fois pertinentes, instructives et amusantes. Je trouve qu’elles apportent une touche personnelle très appréciable à son ouvrage. En voici quelques unes. 

« La religion populaire est un syncrétisme qui associe confucianisme, taoïsme et bouddhisme, ce qui permet aux fidèles d’éviter de choisir. Cette religion populaire fonctionne come une sorte de supermarché du bonheur offrant à ses clients la totalité des produits sur le marché » (p.166). Cela me rappelle les grand-mères de mes étudiants qui, lorsque j’étais encore professeur à Taïwan, allaient brûler des bâtonnets d’encens dans un des nombreux temples de Taipei, aussi bien à la Vierge Marie qu’à Guanying. En effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, il y avait là une statue catholique égarée, mais qu’il eût été peu diplomatique de ne pas saluer….

Quant au « saint patron » des professeurs, voilà ce que M. Frèches en dit : « Jusqu’à l’âge de soixante ans, Maître Kong n’était qu’un conservateur éclairé dont la morale rigoureuse se situait grosso modo à mi-chemin entre la modestie proverbiale du « Connais-toi toi-même » prôné par Socrate et le rêve un peu fou consistant à faire coïncider « cité terrestre et cité céleste » comme c’est le cas de Saint Augustin. Pour Confucius, en effet, si les hommes respectent les rites et pratiquent la piété filiale, ils vont devenir « naturellement » vertueux … Il était donc en concurrence avec les philosophes légistes qui se faisaient les avocats de la coercition ». M. Frèches conclut « on peut considérer l’optimisme de Maître Kong soit comme totalement décalé, soit comme particulièrement en avance sur son époque…. » (p.247). Je trouve cette réflexion savoureuse…..

J’ai trouvé l’article Steppe (le royaume du cheval) particulièrement palpitant, car on oublie trop, aveuglés que nous sommes par l’éclat des grands royaumes sédentaires, que les nomades, « ces indomptables fils de la poussière », allaient et venaient au gré des saisons et des besoins de leurs troupeaux, de la Mandchourie à la Hongrie. D’ailleurs, le célèbre Attila (395-453) roi des Huns, était un descendant de ces Xiongnu dont les Han ne cesseront de repousser les assauts. Mais il y en eut beaucoup d’autres. « La steppe est le territoire des survivants. Contrairement aux sédentaires, ils n’ont rien à perdre et tout à gagner… L’empereur Qin Shihuangdi aura été le premier à comprendre que, s’il voulait que le Qin dominât enfin complètement ses rivaux, il devait absolument se procurer des chevaux de la steppe pour constituer sa propre cavalerie. A l’époque, une cavalerie est l’équivalent de ce qu’est aujourd’hui une flotte d’avions de combat » (p.899).
Au passage, je note que M. Frèches parle du Premier Empereur, ainsi que de bien d’autres sujets de première importance, dans de nombreux articles, complétant à chaque fois, tout en évitant les répétitions, les informations données dans la rubrique principale.
Ici, je ne résiste pas à citer la fin de son étude sur la steppe car M. Frèches s’y livre à des comparaisons humoristiques qui me ravissent ! « …les rares fois où elle est conquise par la steppe, la Chine finit toujours par se venger de ses envahisseurs. Avec ses turbans de soie, ses parfums et ses belles danseuses, elle les amadoue, les endort, puis les ligote. Elle leur fait comprendre que, étant donné qu’ils ne sont que des rustres, ils doivent caresser les Lettrés dans le sens du poil. Alors, à peine est-il entré en Chine que le barbare, tel l’éléphant dans le magasin de porcelaine, est gêné aux entournures. Cauteleux, soucieux de plaire aux mandarins, il perd peu à peu ses réflexes de guerrier. D’affûté, il va devenir obèse, et il aura suffi de quelques années pour que le fin chasseur se transforme à son tour en vulgaire gibier » (p.899).

Toujours de l’humour…..

J’apprécie l’humour dont fait preuve M. Frèches. D’autant plus qu’on ne s’attend généralement pas à rire aux éclats en lisant un dictionnaire ! Aussi je propose au lecteur quelques unes de ses remarques humoristiques, afin de lui donner un avant-goût de ce que sera pour lui la lecture du texte intégral. A ce propos, je tiens à préciser que M. Frèches, en auteur expérimenté, fait alterner les articles érudits et les sujets curieux avec les anecdotes purement personnelles. Cela rend l’ouvrage beaucoup plus vivant.

De Deng Xiaoping (le Petit Timonier), il écrit que son parcours idéologique « le fit théoriser avec brio les possibilités du croisement de la carpe et du lapin, qui permit à la Chine de devenir cet hybride où le parti unique et l’économie de marché coexistent » (p.309). L’allusion à un dicton populaire français est, certes, amusante, mais la réflexion n’en est pas moins à méditer car les occidentaux ont trop souvent tendance à oublier l’une des deux données. Les défenseurs des Droits de l’homme ne voient que le parti unique,  et les investisseurs, l’économie de marché. Or, c’est le tout qui forme la spécificité chinoise.

L’article Panda géant a retenu toute mon attention. Pour deux raisons. La première, c’est que malgré toutes les années que j’ai passées en Chine, non seulement je n’ai jamais vu de panda, mais j’avoue même ne pas m’y être intéressée. J’ai donc appris les particularités de cet animal qui, en chinois, s’appelle « ours-chat ». « Le panda ne fait rien d’autre que manger et dormir » (p.669). « Ces animaux perdent rapidement l’habitude de faire le moindre effort lorsqu’ils sont en captivité, ce qui, ajouté au peu d’attrait qu’ils ont pour la bagatelle avec le sexe opposé rend problématique leur reproduction » (p.670). M. Frèches est invité à visiter une réserve et on lui met un petit panda sur les genoux. Il réalise alors que « contrairement à l’image qu’on en a, le panda a un poil rêche et il dégage une très forte odeur. Quand on le touche, on comprend qu’il ne s’agit pas d’un animal de compagnie, mais bel et bien d’une bête sauvage complètement indifférente à l’homme » (p.684). Pour avoir été invitée une fois à caresser un tigre et avoir éprouvé exactement la même chose, je souscris entièrement à ce jugement.

La visite de la réserve des pandas était intéressée ! Les autorités locales voulaient récupérer le pavillon français de l’Exposition Universelle de Shanghaï pour en faire une des attractions de leur parc, c’est pourquoi elles se livraient à une entreprise de charme sur leur visiteur, ayant par ailleurs trouvé un généreux bailleur de fonds, M. Zhou qui « grâce à la surface de ses chèques (sic) s’était toujours montré capable de transformer ses idées en réalités tangibles » (p.680). Je trouve ce néologisme, né de la traduction d’une expression chinoise, exquis !

Tout au long de la lecture de ce Dictionnaire Amoureux, on sent que M. Frèches a une parfaite connaissance de la Chine – certes -  mais aussi des chinois, ce qui lui permet de nous raconter de truculentes anecdotes illustrant parfaitement la mentalité de ceux qu’Auguste François, Consul de France de 1886 à 1904 à Yun Nan Fu (aujourd’hui Kunming) appelait « les célestes ».

Voici M. Frèches au banquet offert le 2 novembre 2007 par le Président Hu Jintao au Président Sarkozy dans la grande salle de réception du Palais du Peuple Place Tian Anmen – où j’ai eu l’honneur d’être invitée à dîner une fois, ce qui me permet de bien comprendre l’ambiance ! Les plats défilent, conventionnels. Enfin on apporte les abalones – coquillages que l’on appelle ormeaux en France. L’assemblée applaudit à grand bruit. « A la suite de quoi, dans un silence sépulcral, chacun, y compris les deux chefs d’Etat, se mit à déguster son coquillage. Une fois la chair avalée, mon vice-président de l’Assemblée nationale (son voisin de table) essuya avec sa serviette la coquille irisée puis la fourra discrètement dans sa poche. « Vous devriez faire comme moi, la maison de l’ormeau est un grand porte bonheur ! » me glissa-t-il, pas le moins gêné du monde, après s’être aperçu que son petit manège ne m’avait pas échappé. Je regardai autour de moi. Il n’était pas le seul à agir de la sorte. La plupart des huiles présentes nettoyaient soigneusement leur ormeau avant de l’empocher. Ne pas suivre le conseil de mon voisin n’eût pas été convenable de ma part. Aussi décidai-je d’emporter mon abalone porte bonheur » (p.52)


Sujets qui fâchent. Mises au point


Démocratie et droits de l’homme

Il y a quelques mois, une des universités de Shanghaï m’a demandé une petite étude sur le thème « Image de la Chine perçue par les français au travers des médias. Leurs incompréhensions ». J’ai donc mené une enquête de sociologie au terme de laquelle  - c’était sans surprise – le sujet des droits de l’homme a été fréquemment évoqué. Or les occidentaux ont fâcheusement tendance à croire qu’ils sont la mesure de toute chose et que ce qui est bon pour eux l’est nécessairement pour le monde entier. Aussi la lecture de la seule Introduction de ce Dictionnaire Amoureux de la Chine m’a conquise d’emblée car j’y retrouve tout ce que je sais et tout ce que je pense.
« Eh non ! La Chine n’est pas une démocratie multipartisane ; la peine de mort n’est pas abolie ; son système judiciaire n’est pas indépendant du régime ; les libertés individuelles ne sont pas garanties par la constitution ; on ne peut changer de lieu de résidence fiscale que moyennant la délivrance d’un titre spécifique, le hukou, créé en 1958, pour prévenir l’exode rural ; le droit de propriété n’obéit pas aux mêmes règles qu’en Occident… On pourrait ainsi continuer une interminable liste d’éléments tous plus horrifiants les uns que les autres pour ceux qui considèrent que tous les pays de notre planète peuvent se conformer à un modèle unique enseigné à Sciences Po, Cambridge ou Harvard » (p.38). Et de rappeler l’Inquisition, les arbres couverts de pendus des siècles durant, et le sac du Palais d’été…..

Lorsqu’on lit sa propre opinion exposée, et donc partagée, par un auteur célèbre, on se sent conforté dans son idée et rassuré sur ses capacités intellectuelles. En effet, après avoir rédigé mon étude sur l’image de la Chine véhiculée par les médias français, j’ai envoyé mon commentaire pensant que l’on s’en servirait pour conseiller les gens que je supposais  oeuvrer à polir l’image de l’Empire du Milieu. Je reçus une lettre de félicitations louant à la fois mon style et l’intérêt de mon travail, mais concluant que « les esprits n’étant pas encore prêts à lire de telles choses, la publication de votre article sera remis sine die ». C’est pourquoi je suis ravie de lire sous la plume de M. Frèches « Si l’on avait un conseil à donner aux dirigeants de la Chine, ce serait de recruter une bonne agence de relations publiques et de communications qui les aiderait à améliorer leur image et à élaborer de bons messages » (p.40).


La conservation du patrimoine

Il y a bien d’autres différences et sujets d’étonnement pour qui compare la Chine et l’Occident. Les travaux, par exemple. Travaux publics, travaux de construction et travaux de rénovation, quels qu’ils soient. Si les villes de Chine ancienne étaient « hérissées de pagodes » (p.663) la Chine d’aujourd’hui l’est de gratte- ciel, certes, mais aussi de grues qui sont peut-être le meilleur témoin de la croissance économique. Les chantiers les plus gigantesques sont tôt finis. Quant aux sites anciens, m’est avis que les chinois ne se sont mis à les restaurer que depuis qu’ils ont compris que cela intéressait les touristes occidentaux.

Lorsque je suis revenue en France, après avoir passé plus de vingt ans en Asie, la restauration maniaque, du plus petit objet ancien au plus grand château, m’avait beaucoup frappée. Je m’en étais déshabituée. Aujourd’hui encore, je préfère restaurer ma maison – ancienne – avec des matériaux contemporains, ou acquérir une copie propre, solide et bien personnelle, plutôt qu’un original patiné, rongé de vers et tout chargé de l’esprit de ses anciens propriétaires inconnus de moi….Superstition ? Peut-être. Influence chinoise ? Sûrement. Car voici ce que M. Frèches écrit à ce sujet « On privilégiera toujours la reconstruction à l’identique d’une ruine, surtout si elle est particulièrement délabrée, à sa consolidation ou à sa préservation » (p.686). « De même, jamais un musée chinois n’oserait exposer une figure sans bras ou sans tête comme la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace ». Là, j’ai éclaté de rire ! Je venais de voir un film de Jacky Chan dans lequel, après avoir bousculé une reproduction en plâtre de la Vénus de Milo, il disait en guise d’excuse « Elle n’avait même plus de bras… ». « Fait symptomatique – poursuit M. Frèches – tous les guerriers de terre cuite de la fosse de Xi’an sont entiers, alors que la plupart furent retrouvés en mille morceaux » (p.687).

En Chine, lorsqu’un quartier est déclaré insalubre, on pratique la politique du bulldozer. Les maisonnettes, estampillées du caractère qui signifie « Destruction » sont réduites en tas de gravas en quelques heures. Pour cela comme pour tous les autres sujets, M. Frèches me semble faire la part des choses. « Quantité de quartiers anciens, souvent avec d’admirables joyaux d’architecture, ont été détruits par les bulldozers. C’est notamment le cas à Suzhou ou à Kunming où furent rasées des zones historiques entières ; alors qu’à Pékin, n’en déplaise à certains, un grand nombre de hutongs, outre qu’ils étaient insalubres, ne présentaient qu’un faible intérêt architectural » (p.689).
Il se trouve que j’ai assisté par deux fois à la mise en œuvre de cette politique du bulldozer à Pékin. Les résidents français, sans exception, poussaient des cris d’orfraie ! Mais pour moi, c’était bien la preuve que non seulement ils n’avaient jamais passé ne fût-ce que quelques heures dans un hutong, mais qu’ils n’avaient pas non plus étudié l’histoire de la Chine. Dans une autre vie, j’ai fait plusieurs séjours de quelques jours à chaque fois dans une maisonnette traditionnelle chinoise très ancienne, sans eau, ni électricité, ni…. mais dans laquelle grouillaient petites souris et gros rats ! Par ailleurs, lorsque les Mongols construisirent Cambaluc, tous les 50-60 ans, ils faisaient raser les quartiers populaires trop insalubres pour les faire reconstruire à l’identique. Rien de nouveau, donc. Je laisse le dernier mot à M. Frèches « Soyons honnêtes : la préoccupation patrimoniale est le propre des pays riches qui peuvent se payer ce genre de luxe » (p.689).

L’image de la France

Et maintenant, comme il a été question de l’image de la Chine en France, parlons un peu de celle de la France en Chine. Elle est très bonne ! Et cela depuis le Grand Siècle car, la renommée du Palais de Versailles  était parvenue jusqu’aux oreilles de l’empereur Kingxi (1654-1722) et de nos jours, tout le monde en Chine,  sait que Louis XIV était surnommé le Roi Soleil. Quand je prenais un taxi à Zhu-Hai, ville jumelle de Macao où j’eus mon dernier poste universitaire, les chauffeurs, beaucoup plus gracieux et ouverts que leurs collègues du nord, ne manquaient jamais de me complimenter sur ma bonne apparence et de me poser la question rituelle « De quel pays viens-tu ? » « Et bien, devine ! » « Anglaise ? » Je finissais par dire que j’étais française et cela provoquait invariablement la même réaction « Ah ! La France ! Les français sont si romantiques…. » « Zhu-Hai aussi » répondais-je – parce que c’est le qualificatif officiel décerné par l’Office National du tourisme chinois à cette ville. Il fait référence au mythe fondateur de Zhu-hai « la Perle des Mers » qui est une belle histoire d’amour.

Pour les chinois, le romantisme c’est « … l’art de vivre à la française, le luxe et la mode française, Paris et la Tour Eiffel, Montparnasse et le Moulin Rouge, et plus récemment Nice et la Côte d’azur (qui) ont réussi à incarner la quintessence de ce qu’un chinois considère comme « romantique » par excellence. La France jouit, à cet égard, d’un privilège immense dont nous n’avons pas forcément conscience » (p.787). Or il faudrait bien prendre garde, nous aussi, à l’impression que nous donnons « … car la France, avec son aéroport de Roissy et ses transports en commun d’un autre âge et pas toujours très propres, ses grèves souvent inopinées qui paralysent les grandes institutions culturelles, ses agressions dont les touristes asiatiques sont la principale cible, risque, à force, de décevoir » (p.787).

En effet, quel saisissement à l’arrivée à Roissy ! Quel désordre ! Comme les choses sont compliquées chez nous ! Sans parler de la célèbre arrogance française…. J’avoue que souvent à la question « Anglaise ? » j’ai répondu d’un large sourire qui laissait planer le doute, peu soucieuse de me faire reprocher tout ce que les chinois commencent à reprocher aux français. Car ceux-ci oublient qu’une fois à l’étranger, chacun est considéré comme une sorte d’ambassadeur représentatif de son propre pays.


 


Conclusion

Voilà ! Si j’ai abondamment cité M. Frèches c’est pour donner aux lecteurs de cet article-présentation un avant goût de ce qu’ils vont pouvoir trouver dans sont très remarquable ouvrage. Et si j’ai été un peu longue, c’est parce que je me suis laissée emporter sur les ailes de l’enthousiasme ! Toutefois, il me semble difficile de présenter en dix lignes un ouvrage qui compte plus de mille pages… Et puis, étant moi-même écrivain, je ne puis qu’être prolixe, ne serait-ce que pour ne pas décevoir la cohorte de gens qui disent que les auteurs ont obligatoirement « la plume facile » !

Que peut apporter un tel livre ? Une connaissance de la Chine ancienne et contemporaine, poétique et pragmatique, historique ou philosophique, mise à la portée des non-spécialistes grâce à la clarté d’exposition de l’auteur, et néanmoins appréciable par les connaisseurs de la Chine à travers les références savantes ou les anecdotes qui mettent dans l’ambiance en évoquant des souvenirs personnels. M. Frèches n’est pas seulement un érudit, un excellent observateur et un écrivain talentueux. Il est également pédagogue et ose aborder avec clarté et simplicité les sujets sur lesquels la Chine et la France sont en « délicatesse ».

Nous devrions tous comprendre que quiconque avance quelque chose suppose de facto son contraire – et apprendre à « relativiser » en méditant la charmante et profonde anecdote suivante : « Un jour, Zhuangzi s’endormit dans un jardin fleuri et se mit à rêver qu’il était un très beau papillon. Le papillon voleta ça et là jusqu’à épuisement puis, s’étant endormi, se mit à rêver à son tour qu’il était Zhuangzi. Zhuangzi se réveilla soudain. Alors, y avait-il eu un certain Zhuangzi rêvant qu’il était un papillon ou bien y avait-il un papillon qui rêvait qu’il était Zhuangzi ? » (p.1040).  




Mardi 11 mars 2014
Amélie de la Musardière
Maître de Conférences et auteur à la Société des Ecrivains








samedi 1 mars 2014

La Passe de Hangu (3)

Voici maintenant la fin de  :
La véritable histoire de la disparition du Vieux Maître



TROISIEME PARTIE


De retour au bâtiment des douanes, tout le monde se décontracta, comme si on leur avait ôté des épaules un lourd fardeau, et ils claquèrent des lèvres comme s’ils venaient de faire une bonne affaire. Un bon nombre d’entre eux suivit le Gardien Xi sans son bureau.

« C’est ça, le manuscrit ? » demanda le comptable, en prenant une série de tablettes de bois et en la tournant et retournant. « Au moins, c’est écrit proprement. Je suis sûr qu’on peut trouver un acquéreur au marché… »

Le copiste s’avança à son tour, et lut sur la première tablette :
« La Voie qui peut être enseignée n’est pas une Voie immuable !... »
« Bah ! Toujours le même salmigondis. Ca suffit pour vous donner mal à la tête, rien que de l’entendre, ça me rend malade … »

« Le meilleur remède contre le mal de tête, c’est le sommeil » dit le comptable en reposant la tablette.

« Ah ! …Va falloir que je dorme un bon coup ! En réalité, j’espérais qu’il nous parlerait de ses affaires de cœur. Si j’avais su qu’on allait se fourrer dans un pareil galimatias, je ne serais pas resté assis là pendant des heures pour un tel supplice … »

« C’est parce que tu as eu le tors de ne pas comprendre quelle sorte d’homme c’était ». Le Gardien Xi riait. « Quel genre d’affaire de cœur peut-il avoir ? Il n’a jamais été amoureux ! »

« Comment le sais-tu ? » demanda le copiste étonné.

« Ne l’avez-vous pas entendu dire « Par l’inaction toute chose peut être activée » ? Encore une fois, c’est votre faute si vous vous êtes endormis. Les ambitions de ce vieillard s’élèvent jusqu’au Ciel, mais son sort est mince comme du papier… 
Quand il veut que toute chose soit mise en mouvement, il est réduit à l’inaction. S’il tombait amoureux, il faudrait qu’il aime tout le monde. Alors, comment pourrait-il être amoureux ? Comment oserait-il ?
Regardez-vous : à peine voyez-vous une fille, mignonne ou moche, vous la regardez comme si c’était votre femme. Quand vous vous marierez, comme notre comptable ici, vous vous comporterez probablement mieux »

Dehors, le vent se levait. Ils se sentaient gelés.
« Mais où va ce vieillard ? Qu’est-ce qu’il a l’intention de faire ? » Le copiste sauta sur la chance qui s’offrait de changer de sujet.

« D’après lui, il va dans le désert » dit le Gardien Xi, caustique. « Il n’y survivra pas. Il ne trouvera ni sel ni farine – même l’eau est rare. Quand il commencera à avoir faim, c’est sûr qu’il reviendra » 

« Alors on lui fera écrire un autre livre »  Le visage du comptable s’illumina. « Mais il devra y aller plus doucement avec les pains sans levain. On lui dira que les choses ont changé et qu’on encourage les jeunes écrivains. On ne lui donnera que cinq pains sans levain pour deux cordelettes de tablettes »

« Il pourrait bien ne pas être d’accord. Il fera la gueule ou se mettra à crier »
« Comment peut-on crier quand on a faim ? » 

« Tout ce que je crains, c’est que personne ne veuille lire de telles inepties »  Le copiste fit un geste de la main. « Il se pourrait même qu’on ne rentre pas dans le prix des cinq pains. Par exemple, si ce qu’il dit est vrai, notre Chef devrait renoncer à son poste de Gardien de la Passe. C’est une façon d’atteindre l’inaction et de devenir quelqu’un de vraiment important »  
« T’en fais pas » dit le comptable. « Il y a des gens qui le liront. N’y a-t-il pas des tas de Gardiens à la retraite et des tas d’ermites qui n’ont pas encore été Gardiens ?... »

Dehors, le vent soufflait de plus en plus fort, faisant tourbillonner la poussière jaune au point que le ciel en était obscurci. Le Gardien jeta un coup d’œil vers la Porte et vit plusieurs soldats et éclaireurs encore là, en train d’écouter la conversation.

« Qu’est-ce que vous faites là, à bayer aux corneilles ? » cria-t-il « La nuit tombe, n’est-ce pas la belle heure pour faire passer le Mur aux produits de contrebande ? Filez faire vos rondes ! »

Les hommes s’évanouirent comme un nuage de fumée. Ceux qui étaient dans le bureau se turent. Le copiste et le comptable sortirent. Le Gardien Xi épousseta son bureau d’un revers de manche, prit les deux cordelettes de tablettes et les posa sur les étagères du haut, avec le sel, le sésame, les tissus, les pois, les pains sans levain, et autres marchandises confisquées.


LU XUN, Décembre 1935
Traduit par Amélie de la Musardière le 30 Octobre 2006




C'est Sima Qian, l'auteur des "Mémoires Historiques", qui a consacré au Vieux Maître une notice biographique dans laquelle il expose tout ce dont on dispose au sujet du fondateur du courant taoïste. Sima Qian pourrait être comparé à Hérodote, car c'est lui qui a fait les portraits des personnages historiques chinois prcédant le deuxième siècle avant Jésus-Christ (Il vécut de 165 à 110 BC). Selon lui, Laozi, né au pays de Chu, devint archiviste de la cour des Zhou. Mais, considérant comme inéluctable le déclin de l'Empire des Zhou, il aurait, un beau jour, décidé de partir pour l'Ouest rejoindre les Immortels. Toutefois, arrivé à la Passe de Hangu, il accepta d'écrire un texte de 5.000 caractères pour Yinxi, de Gardien de la Passe. En d'autres termes, il rédigea "Le livre de ls Voie et de la Vertu" (Doadejing). Lu Xun en fait un récit à sa façon que je trouve, ma foi, des plus intéressants ! J'apprécie non seulement le fond mais la forme, les répétitions, les détails hyper-réalistes, les commentaires pratiques ou désabusés....

Merci à mes lecteurs de me faire part de leurs commentaires!