Le
11 juillet au soir, nous fêtons l’anniversaire de la Reine d’Angleterre, Queen’s Birthday Party, leur fête
nationale. Il parait que cela se fait depuis 1748, mais la date peut changer
d’un pays du Commonwealth à l’autre et en l’occurrence, je ne sais pas du tout
qui a décidé que cette cérémonie aurait lieu un 11 septembre à Phnom-Penh,
parce que c’est un 21 avril qu’est née Sa Majesté Elisabeth II… Je laisse donc
la question pour un spécialiste anglais ! Le corps diplomatique, les hauts
fonctionnaires de l’ONU, des officiers supérieurs de toutes les couleurs,
observateurs, journalistes, sans oublier des politiciens khmers des différents
partis, bref, une foule considérable se presse au Phnom. Vu la chaleur, les
serveurs porteurs de plateaux de boissons sont presqu’aussi entourés que les
ambassadeurs ! Chacun salue qui doit l’être, tout en observant du coin de l’œil
la vaste assemblée, tâchant de voir si quelque personnage notoire manquerait à
l’appel, ou si l’on va rencontrer de nouvelles têtes. On parle en tant de
langues qu’on pourrait se croire dans une succursale de la célèbre Tour de
Babel ! Toutefois, c’est l’anglais qui domine nettement, avec toutes les
variantes imaginables. Pour ma part, c’est l’accent indien qui m’amuse le plus
parce qu’ils roulent des R alors que les anglais ne les prononcent pas !
Les invités forment parfois de petits groupes, puis se séparent pour aller
parler avec les nouveaux venus, et le bruit des conversations augmente de
minute en minute. Tout cela est très sympathique, mais…. il ne se passe
rien ! Ah ! Si ! Voilà tout un groupe de militaires australiens,
grands et costauds, portant leur uniforme si reconnaissable. Ils restent un peu
en retrait, formant une sorte de mur circulaire. Je ne dirai pas que c’est par
discrétion ! Ces gaillards là sont tous tellement grands, larges
d’épaules, musclés, bref, très impressionnants, qu’il leur est tout à fait
impossible de passer inaperçus !
Enfin,
retentissent les accents du God Save the
Queen. Les conversations cessent instantanément, l’assemblée, comme un seul
homme, se tourne vers le fond de la salle et se fige. Tous les militaires se
mettent au garde-à-vous. Parait alors un écossais vêtu de la façon la plus
traditionnelle : kilt tenu par une large ceinture de cuir à grosse boucle,
sporran[1]
en fourrure blanche, chemise également blanche et spencer noir. Grandes
chaussettes montant aux genoux avec revers à pompons et souliers de cuir noir.
Il porte une sorte de béret. Cet homme, plus très jeune déjà, semble tellement
anachronique et déplacé ici, au Cambodge, que j’en ai le souffle coupé !
Mais le plus étonnant et le plus remarquable, c’est qu’il marche seul, très
lentement, en jouant du bagpipe – de
la cornemuse – Derrière lui, à bonne distance, Son Excellence Sir David Allan
Burns, Ambassadeur plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique, donnant le bras
à son épouse Inger, avance du même pas très lent et cérémonieux. Ils ont l’air
tellement grave que l’assistance entière est gagnée par le respect, voire l’émotion.
Une fois de plus la Vieille Angleterre en impose…
Sir David à notre Résidence
Sir
David et Inger sont tous deux de très haute taille et blonds comme des
descendants de vikings. D’ailleurs Inger est suédoise ! Ils sont très
beaux, et fort aimables. Mais on sent bien que ce sont des aristocrates.
Partout où ils vont, les regards convergent vers eux, comme naturellement, et
Sir David n’a pas son égal pour diriger une conversation, faire valoir l’un,
remettre l’autre à sa place de façon toutefois qu’il le prenne pour un compliment
et non une offense, bref, tenir son rang avec superbe. J’ai beaucoup de chance
parce que je suis leur amie. J’enseigne le français à Inger et je sais que Sir
David m’aime bien. J’apprécie l’humour britannique plus que tout autre, ce qui
nous fait au moins un point en commun !
Après
les compliments d’usage en de telles circonstances, l’enchantement est levé et
les acteurs de la scène reprennent vie et … conscience de leur soif !
L’émotion, sûrement ! J’attrape un verre de bière et me précipite vers le
joueur de cornemuse. C’est quelque chose qui a beaucoup étonné Le Colonel au
début de notre vie commune : cette facilité que j’ai de parler avec tout
le monde, sans me laisser impressionner le moindrement par les titres et les
rangs, et d’engager la conversation avec de parfaits inconnus en toutes
circonstances. Mais il me semble qu’il n’y a aucun mal à cela. Toutefois, j’ai
vite découvert qu’il ne suffit pas de respecter les règles du savoir vivre en
société. Il y faut en plus de la sincérité, du cœur, et, si je puis dire, un a priori d’amitié. Cela permet également
d’avoir des conversations vraiment intéressantes, pas seulement des échanges de
platitudes guindées. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je me plais
particulièrement dans des situations dynamiques et non convenues comme ici. Les
milieux froids et aseptisés où chaque parole, geste, vêtement… doit
correspondre à une convention, répondre aux critères du « ça se fait – ça
ne se fait pas » et est passé au crible de certaines références sociales
non écrites, ne me conviennent pas.
Donc,
je me précipite vers le joueur de cornemuse. Je me présente. Il se présente.
Nous trinquons à la bière. Il est australien. C’est le Padre Gordon. Il est
arrivé depuis peu pour veiller sur les âmes des gaillards que son pays a
envoyés participer à cette opération de maintient de la paix. D’origine
écossaise, il a conservé toutes les traditions de ses ancêtres, y compris les
vêtements traditionnels qu’il porte fièrement pour les fêtes, et le bagpipe dont il joue fort bien. Alors,
je lui raconte que, toute petite, j’habitais chez mes grands parents au bord de
la mer, en Bretagne du nord, et que je suppliais mon grand père de m’emmener
écouter les joueurs de cornemuse dès qu’il y avait une manifestation
folklorique traditionnelle. J’aimais vraiment ça. Naturellement je me garde
bien de dire au Padre que ma grand-mère trouvait cela trop populaire et donc,
vulgaire ! Puis nous parlons de bière. Nous sommes tous deux grands
amateurs, et d’ailleurs, c’est de la bière australienne que nous buvons parce
qu’actuellement, elle est importée en grande quantité pour être vendue à tous
les étrangers dont la soif ne diminue jamais à cause de la grande chaleur de ce
pays ! « Mais, savez-vous que notre pays produit également de très
bons vins ? » me demande-t-il. Et nous voilà partis sur le sujet….
Après un bon moment, le sens des convenances nous conseille de mettre fin à
cette conversation pour nous mêler aux autres invités, mais nous échangeons nos
adresses afin de nous revoir sans tarder.
Quelle
belle fête c’était ! Nous rentrons à la Résidence très heureux. Marie,
malgré – ou peut-être à cause de son jeune âge et des circonstances
particulières - est admise partout. Elle connaît tout le monde et je crois que
pour elle, c’est un moyen éducatif exceptionnel que d’être admise dans ces
mondes diplomatique, militaire et politique normalement si fermés pour le
commun des mortels. Elle n’a pas encore douze ans, mais déjà se comporte de
façon très mûre. Et lorsqu’elle fait des réflexions de son âge, cela est bien
rafraîchissant pour tout le monde. François lui parle comme à une adulte et lui
explique tout ce que nous vivons d’historique.
Les
journées sont maintenant bien organisées. Le matin, nous prenons notre petit
déjeuner ensemble à la petite table. En effet, nous avons une table
gigantesque, à laquelle on peut asseoir 12 personnes très à l’aise et 14 en se
serrant un tout petit peu ; et une seconde, ronde, installée devant la
porte du jardin arrière, que nous utilisons lorsque nous ne recevons pas. Le
Colonel se vêt en fonction des circonstances. Il met une tenue civile, ou son uniforme de
colonel, ou encore le treillis-rangers. Dans ce cas, je sais qu’il part en
brousse et je suis contente pour lui parce qu’il n’y a rien de meilleur pour
les hommes, ni de plus excitant et joyeux que de s’en aller barouder ! Et
puis, le soir, il me racontera des histoires amusantes. Durant les matinées, je
sors faire des courses ou des achats pour la décoration de la maison. En fin de
matinée, je bois une bière australienne en attendant le retour de mon mari qui
revient déjeuner vers 13 heures. Après le déjeuner, nous faisons tous une
sieste parce que c’est la coutume ici, et qu’il ne servirait à rien d’aller
travailler tout seul ! Ou de sortir sous un soleil de plomb pour trouver
tout fermé, comme lorsque j’étais allée prospecter pour du tissu à rideaux.
Mais je n’arrive pas à me reposer parce que François s’agite beaucoup.
J’attends qu’il parte puis je m’endors. C’est le meilleur moment pour récupérer
des fatigues des dernières 24 heures et se préparer à affronter la prochaine
soirée, parce que nous sortons ou recevons tous les soirs, ou presque !
Une
près midi, je me réveille un peu tard, je reste encore quelques minutes à
rêvasser sur le lit, puis je descends voir ce que fait ma fille. Oh !
Surprise ! Je trouve quelques bouteilles de vin et boîtes de bière sur la
table basse du salon, bien artistiquement disposées. Je m’approche dans
l’espoir de trouver un mot. Rien. Mais je vois très vite que tous ces produits
sont australiens, et la conversation que nous avions eue, le Padre Gordon et
moi, lors de l’Anniversaire de la Reine, me revient en mémoire. C’est donc lui
qui m’a apporté, ou fait porter tout cela, aucun doute là-dessus. Dès le
lendemain, je vais au camp des australiens, juste à l’extérieur de la ville
mais tout proche, et je le cherche. Mon Dieu, comme ces gars-là sont
costauds ! Il faut dire que moi, je suis toute petite à côté d’eux. Et quant
à la corpulence, si les français me traitent familièrement de demi-portion, les
australiens pourraient bien me traiter de quart-de-portion ! C’est
peut-être pour cela que les grands gaillards m’impressionnent toujours beaucoup
et que j’admire la force physique… Je suis un peu intimidée, mais il faut faire
face et je demande où est le Padre. Tout le monde est d’une gentillesse exquise
avec moi et lorsqu’enfin, après avoir parcouru presque tout le camp, je le
trouve, il est ravi de ma visite. « Oui ! me dit-il. Faite comme vous
l’êtes, et vêtue de cette façon, les gars ne peuvent qu’être aux petits soins
avec vous ! Mais le comble est que vous veniez me voir, moi qui ne suis
pas censé avoir une petite amie ! » Hum… Oui… Comme d’habitude, je
porte un short rose, une petite chemise de même couleur et des mules dorées à
talons hauts. C’est ma tenue ordinaire, l’équivalent pour un militaire du
treillis-rangers, je n’y entends pas malice. Mais j’avoue être charmée quand
ces grosses brutes me font les yeux doux… Les yeux-bleus doux, devrais-je
dire !
Vais-je
passer pour la bonne amie du Padre ! Ah ! Ce serait trop
comique ! Mais je suppose qu’il saura expliquer ma venue comme il
convient… Nous nous asseyons et parlons comme de vieux amis. Après un moment,
je lui demande s’il connaît Tony Richings, le Commandant en compagnie duquel ma
fille et moi avions passé une journée complète à l’aéroport de Bangkok la
veille de notre arrivée au Cambodge. C’est là que le Padre me dit que quelques jours seulement après son
arrivée, Tony Richings est tombé si malade qu’il a fallu le rapatrier en
Australie pour qu’il y reçoive les soins appropriés à son état. Je suis
vraiment désolée. Je souhaite à cet homme bon, meilleure santé, longue vie et
bonheur.
[1] Le sporran est la bourse que portent les
écossais pour remplacer les poches dont leurs kilts sont dépourvus. Ces bourses
sont en fourrures ou en cuir, et portées sur le devant.