vendredi 28 février 2014

La Passe de Hangu (2)

Comme promis hier, voici la suite du récit ou : 
La véritable histoire de la disparition du Vieux Maître



 Dans la Chine ancienne, on écrivait les caractères sur des lattes de bambou attachées entre elles par des ficelles. Les "livres" pesaient assez lourd....




DEUXIEME PARTIE



En approchant de la Passe de Hangu, au lieu de prendre le grand chemin qui y menait directement, Lao Zi retint son buffle et prit un chemin de traverse pour aller voir la Muraille de plus près. Il espérait pouvoir l’escalader. Le Mur n’était pas trop haut, et en se tenant debout sur le dos du buffle, il aurait pu se hisser dessus. Mais cela voulait dire abandonner le buffle derrière.

Pour passer par au dessus, il aurait fallu chevaucher une grue, et à cette époque, ni Lu Ban ni Mo Di n’étaient nés – et Lao Zi lui-même était incapable d’inventer un truc comme ça ! Bref, quoi qu’il torturât dur son cerveau de philosophe, il ne trouvait pas de solution.

Il ne se rendit guère compte non plus qu’alors qu’il faisait demi-tour dans le chemin de traverse, il avait été repéré par un éclaireur qui fit promptement son rapport au Gardien de la Passe. Ainsi donc, il avait parcouru moins de vingt mètres qu’une troupe de cavaliers accourut au galop. L’éclaireur était en tête, puis venait Xi le Gardien de la Passe, suivi de quatre soldats et de deux agents des douanes.

« Halte ! » crièrent quelques uns d’entre eux. Lao Zi retint vivement son buffle, et s’arrêta, immobile, comme sculpté dans du bois.

« Eh bien ! Eh bien ! » s’exclama le Gardien de la Passe tout surpris, après s’être précipité en avant et avoir reconnu le voyageur. Il sauta à bas de son cheval et s’inclina pour l’accueillir. « Je me demandais qui cela pouvait bien être. C’est donc Lao Dan, le Chef Bibliothécaire. Ca, c’est une surprise ! »

Lao Zi se hâta de descendre du buffle en s’aidant des deux mains. Il scruta le visage du Gardien en rétrécissant les yeux, et dit d’une voix hésitante « Ma mémoire baisse… »
« Bien sûr. C’est tout à fait naturel. Vous ne pourriez pas vous souvenir de moi. Je suis le Gardien Xi. Je suis venu vous voir une fois, Monsieur, quand je suis passé à la Bibliothèque consulter « L’Essence des Impôts »

Pendant ce temps, les douaniers farfouillaient dans la selle et le tapis de selle. L’un d’eux fit un trou avec un poinçon et fourra son doigt dedans pour tâter autour. Puis il s’éloigna à grands pas d’un air dédaigneux.

« Etes-vous sorti vous promener auprès du Mur ? » demanda le Gardien Xi.
« Non. Je pensais partir pour changer d’air … »

« Très bien. Vraiment très bien. A l’heure actuelle, on ne parle que d’hygiène. L’hygiène est d’une importance suprême. Mais c’est une telle occasion pour nous ! Nous vous prions instamment de passer quelques jours avec nous dans le bâtiment des douanes pour nous faire bénéficier de votre savoir … »

Avant que Lao Zi ait pu répondre, les quatre soldats s’approchèrent et le hissèrent sur le buffle. Un des douaniers piqua la croupe de l’animal avec sa badine, et le buffle, baissant la queue, se mit à courir vers la Passe.

Une fois arrivés, ils ouvrirent la grande salle pour le recevoir. C’était la pièce centrale de la Tour de la Porte, et des fenêtres, on ne pouvait rien voir d’autre que le plateau de loess, s’inclinant vers l’horizon. Cette imposante forteresse s’élevait au sommet d’une pente escarpée, et le sol s’effondrait de chaque côté de sa porte. Le chemin de terre qui y menait semblait construit entre deux précipices. Une simple motte de terre aurait suffit à le bloquer.

Ils burent de l’eau bouillie et mangèrent du pain sans levain. Après que Lao Zi se fut reposé un petit moment, le Gardien Xi l’invita à leur donner une conférence. Comme il était hors de question de refuser, Lao Zi acquiesça volontiers.

Ce fut le branle-bas et la bousculade quand l’assistance s’assit dans la grande salle. En plus des huit hommes qui l’avaient escorté, il y avait encore quatre soldats, deux douaniers, cinq éclaireurs, un copiste, un comptable et un cuisinier. Certains d’entre eux avaient apporté des pinceaux, des couteaux et des tablettes de bois pour prendre des notes.

Lao Zi s’assit au milieu, impassible, comme sculpté dans du bois. Un profond silence se fit, il s’éclaircit la voix à plusieurs reprises et ses lèvres remuèrent derrière sa barbe. Dans l’instant, tous les autres retinrent leur souffle et écoutèrent de toutes leurs oreilles pendant qu’il psalmodiait :

« La Voie qui peut être enseignée n’est pas une Voie immuable ;
Les noms que l’on peut donner ne sont pas des noms immuables ;
C’est de l’Innommé que le Ciel et la Terre sont nés ;
Le nommé n’est rien d’autre que la mère nourricière des dix mille créatures, chacune selon son espèce … »

Les auditeurs se regardèrent. Personne ne prenait de notes. Lao Zi continua :

« En vérité,
Seul celui qui s’affranchit pour toujours du désir peut voir les Essences Secrètes 
Celui qui ne s’est jamais affranchi du désir ne peut voir que les manifestations extérieures ;
Ces deux choses sont nées de la même matrice,
Mais néanmoins, elles sont différentes par le nom.
La « même matrice » on ne peut que l’appeler le Mystère.
Ou peut-être « Plus obscur que tout Mystère »
Le Portail d’où paraît toute Essence Secrète »

On voyait des signes de détresse sur tous les visages. Quelques uns semblaient ne savoir que faire de leurs mains et de leurs pieds. Un des douaniers baya largement ; le copiste s’endormit, ses couteaux, pinceaux et tablettes de bois glissèrent et tombèrent bruyamment sur le sol.

Lao Zi semblait ne pas avoir remarqué ; pourtant il s’en était sûrement rendu compte, car il commença à entrer dans les détails. Mais comme il n’avait plus de dents, sa prononciation n’était pas claire ; son accent du Shanxi mélangé à celui du Hunan faisait qu’il confondait les sons « l » et « n » ; de plus, il ponctuait toutes ses phrases de « Erh »  Ils ne le comprirent pas mieux qu’avant. Mais maintenant, plus il entrait dans les détails, plus leur détresse grandissait.

Pour sauver les apparences, ils devaient rester jusqu’au bout. Mais petit à petit, certains s’étendirent, d’autres se vautrèrent sur le côté, et chacun se retira dans ses pensées. A la fin, Lao Zi conclut :

« Le sage doit agir en évitant les conflits »

Même lorsqu’il demeura silencieux, personne ne bougea. Lao Zi attendit un moment, puis ajouta : « Erh, c’est tout »

Alors ils semblèrent s’éveiller d’un interminable rêve. Après être restés assis si longtemps, ils avaient les jambes trop engourdies pour pouvoir se lever immédiatement. Mais leur cœur connaissait le même étonnement et le même bonheur que des prisonniers que l’on gracie.

On conduisit Lao Zi dans une pièce attenante au grand hall et on le pria de se reposer. Après avoir bu quelques gorgées d’eau bouillie, il s’assit immobile, comme sculpté dans du bois.

Pendant ce temps, dehors, s’élevait une chaude discussion. Sous peu, quatre délégués vinrent le voir. L’essentiel de leur communiqué était le suivant : comme il avait parlé trop vite et sans utiliser la langue standard, personne n’avait pu prendre des notes. Ce serait trop dommage de ne pas garder d’archives. En conséquence, ils le priaient instamment d’écrire le texte de sa conférence.

« De quoi est-ce qu’il a parlé ? J’ai pas compris un seul mot ! » cria le comptable, dont l’accent personnel était très particulier.

« Vous feriez mieux de tout rédiger » dit le copiste, dans le dialecte de Juzhu. « Une fois que ce sera bien consigné par écrit, vous n’aurez pas parlé pour rien »

Lao Zi ne les comprenait pas bien non plus. Mais comme les deux autres avaient posé devant lui des pinceaux, un couteau et des tablettes de bois, il devina que ce qu’ils voulaient, c’était le texte de sa conférence. Comme il était hors de question de refuser, il acquiesça volontiers. Mais parce qu’il était tard, il promit de s’y mettre le lendemain matin. Satisfaits du résultat de ces négociations, la délégation s’en fut.

Le jour suivant l’aube pointa. Lao Zi était d’humeur à sortir, mais il se mit au travail, impatient qu’il était de quitter la Passe au plus vite. Et il ne pouvait le faire sans s’atteler à ce texte. Un coup d’œil à la pile de tablettes de bois le fit se sentir encore plus mal.

Mais sans changer de contenance, il s’assit calmement et se mit à écrire. Il se remit exactement dans l’état d’esprit dans lequel il était la veille, et écrivit mot à mot tout ce qu’il avait dit.

C’était avant l’invention des lunettes, et ses pauvres yeux vieux et brouillés, appliqués jusqu’à ne plus ressembler qu’à de simples fentes, furent soumis à rude épreuve. Ne s’arrêtant que pour boire de l’eau bouillie et manger un peu de pain sans levain, il écrivit pendant un jour et demi, ne produisant toutefois pas plus de cinq mille caractères de grande taille.

« Ca devrait suffire pour me faire sortir de là » pensa-il. Il prit une cordelette et lia les tablettes ensemble, les laissant pendre entre deux ficelles. Puis, tout courbé sur sa canne, il alla porter son manuscrit au bureau du Gardien de la Passe et lui faire part de son désir de partir immédiatement.

Le Gardien Xi ravi, le couvrit de compliments, et se montra absolument désolé à l’idée qu’il voulait partir. Après avoir essayé en vain de le garder un petit peu plus longtemps, il prit une expression navrée et consentit à son départ, ordonnant à ses soldats de seller le buffle.

De ses propres mains, il prit sur les étagères un paquet de sel, un paquet de sésame, et quinze pains sans levain. Il mit tout cela dans un sac blanc qui avait été confisqué, et l’offrit à Lao Zi pour la route. Il lui fit remarquer que ce traitement de faveur était réservé aux auteurs âgés. Un homme plus jeune n’aurait reçu que dix pains.


Avec des remerciements réitérés, Lao Zi prit le sac. Il descendit de la forteresse, escorté de toute la garnison. A la Passe, il conduisit son buffle par la bride, jusqu’à ce que le Gardien Xi le supplie de monter ; et après avoir encore échangé des politesses pendant un moment, il se laissa persuader.

Ayant fait ses adieux, il indiqua la direction au  buffle et chemina lourdement vers la bas de la pente.

Peu après, le buffle se mit à marcher plus vite, et partit même à grandes foulées. Les autres regardaient du haut de la Passe. Quand Lao Zi fut éloigné de six ou sept mètres, ils pouvaient encore voir sa barbe blanche et son manteau jaune, le buffle et le sac blanc.

Puis la poussière s’éleva, noyant l’homme et la bête, rendant tout gris. A présent ils ne pouvaient rien voir d’autre que de la poussière jaune. Tout le reste s’était évanoui.

jeudi 27 février 2014

La Passe de Hangu (1)

Il y a quelques années, alors que j'étais professeur en Chine - au Beijing Institute of Technology, Zhu-Hai Campus - je ne savais comment occuper mes week-ends, n'ayant pas encore beaucoup d'amis et connaissances, et vivant sur le Campus. Dans ce cas, un professeur normal cherche à se procurer des livres à la bibliothèque. Hélas, il n'y avait que des ouvrages et publications en chinois, beaucoup trop difficiles pour moi. Toutefois, je finis par mettre la main sur un petit recueil de Nouvelles écrites par le célèbre auteur du début du XX° siècle : Lu Xun.
Lu Xun (1881 - 1936) est considéré comme le "fondateur de la littérature chinoise contemporaine". En effet, dans le passé, il existait deux langues distinctes en Chine : la langue écrite (wenyan) réservée aux seuls lettrés à cause de la complexité de ses caractères et de la concision de ses énoncés ; et la langue populaire (baihua) ou langue parlée, dont les accents et expressions particulières variaient considérablement d'une province à l'autre. Lu Xun entreprit d'écrire comme parlaient ses contemporains. Son style est très simple et clair. Le vocabulaire simple. 
A cette époque, mon niveau de chinois était encore passablement bon et le petit recueil que je trouvai était en réalité une "juxta", c'est à dire que le texte original de Lu Xun était imprimé en page de gauche, et la traduction en anglais en page de droite. Je m'aperçus que je pouvais lire les deux. Aussi décidais-je d'en rédiger ma propre traduction en français. J'imaginais bien que cela avait déjà été fait.... Mais au moins ce serait ma propre version et cela m'occuperait sainement ! C'est ainsi que je traduisis quatre de ses Nouvelles.
Aujourd'hui, je vais vous présenter celle qui s'intitule "La Passe de Hangu" - ou - "Le départ de Laozi". Mais avant de vous présenter le texte en lui-même, voici quelques précisions :




POUR MIEUX COMPRENDRE


Lao Zi, philosophe légendaire et fondateur du Taoïsme, aurait vécu à la fin du VI° siècle ou au début du V° siècle Avant Jésus-Christ, et aurait été non seulement contemporain de Confucius (551 – 479), mais également son Maître.



Lao Zi est la romanisation, selon le système pinyin, de deux caractères chinois qui signifient « Vieux Maître ». L’ancienne romanisation était Lao Tseu. Mais il est également connu sous le nom de Lao Tan dans le Zhuangzi.





Selon le Livre des Rites, il y avait un maître du nom de Lao Tan, qui était expert en rites funéraires. Kong Zi, Maître Kong, n’aurait pu répondre à d’épineuses questions qu’après avoir consulté Lao Tan, et lui aurait même une fois servi d’assistant au cours d’une cérémonie.



Le Zhuangzi fut rédigé à la fin du IV° siècle par Zhuang Zhou– ou Zhuang Zi (370 – 300 BC). Lao Tan y est présenté comme critique vis-à-vis de Confucius. Selon Sima Qian, ou trouve dans cet ouvrage d’intéressantes indications, anecdotes et explications au sujet de Lao Zi.



Sa relation avec Confucius est également un des points forts du livre. Lao Tan pense que Confucius a encore beaucoup à faire avant de devenir un homme réellement vertueux, et il se désole à son sujet. Il lui conseille d’abandonner sa tendance à créer des règles, instaurer des rites, et établir des discriminations entre les hommes. A ses yeux ce sont des entraves.



Quand Lao Tan parle à Confucius, il l’’appelle par son nom personnel « Ch’iu » (Kong Qui, dans notre texte). C’est une liberté et une familiarité que seul un personnage âgé et possédant de l’’ascendant peut se permettre. Cela nous porte à croire que Lao Tan était le Maître et que Confucius reconnaissait son autorité.



Lao Tan était archiviste pour l’Etat de Zhou. Confucius, dépité de n’avoir point de succès, offrit un jour ses propres œuvres à Lao Zi. Mais ce dernier  ne les trouva pas dignes de figurer dans la Bibliothèque Nationale de Zhou.



Une autre fois, Confucius déplore que, malgré sa parfaite connaissance des Six Classiques, aucun des 72 Princes auxquels il a proposé ses services en tant que Conseiller d’Etat, n’a voulu de lui. « Tant mieux ! » lui répond Lao Zi – et il lui conseille de cesser de s’occuper de ce qui jonche les sentiers battus et de vivre le Tao (Dao), la Voie elle-même. Il lui demande de cesser d’enseigner les rites et d’être naturel.



Le Tao est le processus de la réalité en elle-même, la façon dont les choses se mettent en place tout en se transformant. Cela reflète la croyance chinoise la plus profondément enracinée, que le changement est la caractéristique essentielle de toute chose.



C’est l’Historien Sima Qian (145 – 89 BC) qui écrivit la première biographie de Lao Zi. Et c’est lui qui nous raconte que, lorsque le Royaume de Zhou commença à décliner, Lao Zi décida de quitter la Chine et d’aller vers l’’Ouest.



Quand il atteignit la Passe de la montagne, le Gardien de la Passe (Yin Xi, également appelé Kuan Yin), insista pour qu’il mette son enseignement par écrit, afin que d’autres puissent en prendre connaissance après son départ. Lao Zi écrivit un livre en deux parties et quelques 5.000 caractères.



Ensuite, il partit, et personne ne le revit jamais.



C’est à tout cela que Lu Xun fait allusion dans cette Nouvelle que j’ai intitulée : « La Passe de Hangu, ou la Véritable Histoire de la Disparition du Vieux Maître ». Dans ce texte, comme dans les trois suivants, on peut apprécier à la fois l’érudition raffinée et le réalisme goguenard de Lu Xun.

 Confucius salue le Vieux Maïtre






PREMIERE PARTIE


Lao Zi était assis, immobile, impassible, comme sculpté dans du bois.
« Maître ! Kong Qui est encore là ! » murmura son disciple Geng-sang Chu en entrant, d’un air agacé.
« Fais-le entrer… »

« Comment allez-vous, Maître ? » demanda Confucius, s’inclinant respectueusement.
« Comme toujours » répondit Lao Zi « Et vous ? Avez-vous lu tous les livres de votre bibliothèque ? »
« Oui, mais… » Pour la première fois Confucius semblait un peu désemparé.

« J’ai étudié les six classiques : le Livre des Odes, les Chroniques, le Livre des Rites, le Livre de la Musique, le Livre des Mutations, et les Annales des Printemps et des Automnes. En vérité, après tout ce temps, je les possède à fond. Je suis allé voir soixante-douze princes, dont pas un seul ne veut de mes conseils. Il est certainement difficile de se faire comprendre. Ou peut-être est-ce la Voie qui est difficile à expliquer ? »

« Vous avez de la chance de ne pas avoir rencontré un prince capable » répondit Lao Zi. « Les six classiques sont le sentier battu laissé par les rois de l’Antiquité. Comment peuvent-ils éclairer une nouvelle voie ? Vos paroles sont comme une piste défoncée par les sandales – mais les sandales ne sont pas semblables à une piste ».

Après une pose, il continua « Les hérons blancs n’ont qu’à se regarder fixement, et la femelle conçoit. Chez les insectes, le mâle chante du côté exposé au vent, la femelle répond du côté sous le vent, et elle est enceinte. Pour les hermaphrodites, chacun a deux sexes et se féconde lui-même. La nature ne peut pas être modifiée, la destinée ne peut pas être changée ; on ne peut arrêter le temps ni faire obstruction à la Voie. Si vous suivez la Voie, tout est possible ; si vous la perdez, rien n’est possible ».

Confucius s’assit, comme frappé d’un coup de massue sur la tête, comme privé de conscience, impassible, comme sculpté dans du bois.
Il se passa environ huit minutes. Il respira profondément et se leva pour prendre congé, ayant comme d’habitude, remercié le Maître fort courtoisement pour son enseignement.

Lao Zi ne le retint pas. Il se leva et, tout courbé sur sa canne, l’accompagna jusqu’à la porte de la bibliothèque. Ce fut seulement lorsque Confucius s’apprêta à monter en voiture que le vieil homme murmura mécaniquement :
« Vous devez vraiment partir ? Vous ne voulez pas prendre le thé ? »
« Merci ».

Confucius monta dans la voiture. Penché sur la barre horizontale, il leva respectueusement ses mains jointes en geste d’adieu. Ran You fit claquer le fouet et cria « Allez ! ». La voiture s’ébranla. Quand elle se fut éloignée de plus de dix mètres, Lao Zi revint à sa chambre.

« Vous avez l’air en forme, aujourd’hui, Maître ». Geng-sang Chu se tenait à côté de lui, les bras le long du corps, quand Lao Zi regagna son siège.
« Vous avez prononcé un véritable discours ! ».

« Certes » répliqua Lao Zi épuisé, dans un faible soupir « J’en ai trop dit ». Une pensée le frappa « Dis-moi, qu’est devenue l’oie sauvage que Kong Qui m’a donnée ? Est-ce qu’on l’a séchée et salée ? Oui ? Et bien fais-la cuire et mange la. De toutes façons, je n’ai plus de dents, donc elle ne me sent à rien ».

Geng-san Chu sortit. Lao Zi, de nouveau tranquille, ferma les yeux. Tout était calme dans la bibliothèque, mais on entendit le grincement d’un bambou sur un larmier lorsque Geng-san Chu décrocha l’oie sauvage qui était pendue là.

Trois mois passèrent. Lao Zi était assis immobile, comme avant, impassible, comme sculpté dans du bois.
« Maître ! Kong Qui est encore là ! » murmura son disciple Geng-san Chu en entrant, l’air étonné.
« Il n’est pas venu depuis si longtemps, je me demande ce que cette visite veut dire … »
« Fais-le entrer… ». Comme d’habitude, Lao Zi ne dit rien de plus.

« Comment allez-vous, Maître ? » demanda Confucius, s’inclinant respectueusement.
« Comme toujours » répondit Lao Zi. « Cela fait longtemps que je ne vous ai pas vu. Vous avez sûrement beaucoup étudié dans votre retraite ? ».

« Pas du tout » se défendit Confucius avec modestie. « Je suis resté chez moi pour réfléchir. Je commence à avoir une lueur de compréhension. Les corbeaux et les pies se bécotent ; les poissons s’imbibent de leur salive ; les bombyx se transforment en insectes différents ; quand un frère cadet est conçu l’aîné pleure. Comment puis-je, éloigné depuis si longtemps du cycle des transformations, réussir à transformer les autres ?... ».

« C’est tout à fait ça » dit Lao Zi. « Vous avez atteint la Connaissance ».
Ils n’ajoutèrent pas un mot. Ils auraient pu être tous deux sculptés dans du bois.

Il se passa environ huit minutes. Confucius respira profondément et se leva pour prendre congé, ayant comme d’habitude remercié le Maître fort courtoisement pour son enseignement.

Lao Zi ne le retint pas. Il se leva et, tout courbé sur sa canne, l’accompagna jusqu’à la porte de la bibliothèque. Ce fut seulement lorsque Confucius s’apprêta à monter en voiture, que le vieil homme murmura mécaniquement :
« Vous devez vraiment partir ? Vous ne voulez pas prendre le thé ? ».
« Merci »

Confucius monta dans sa voiture. Penché sur la barre horizontale, il leva respectueusement ses mains jointes en geste d’adieu. Ran You fit claquer le fouet et cria « On y va ! ». La voiture s’ébranla. Quand elle se fut éloignée de plus de dix mètres, Lao Zi revint à sa chambre.

« Ca n’a pas l’air d’aller, aujourd’hui, Maître ». Geng-san Chu se tenait à côté de lui, les bras le long du corps, quand Lao Zi regagna son siège. « Vous avez très peu parlé … »
« Certes » répliqua Lao Zi épuisé, dans un faible soupir. « Mais tu ne comprends pas. Je crois que je dois partir » 
« Pourquoi ? » Geng-san Chu chancelait, comme frappé par la foudre.

« Kong Qui comprends mes idées. Il sait que je suis le seul à voir clair en lui, et cela doit le gêner. Si je ne pars pas, la situation va devenir embarrassante … »
« Mais est-ce qu’il ne se réclame pas de la même Voie ? Pourquoi faudrait-il que vous partiez ? »
« Non ». Lao Zi fit un geste de la main, indiquant son désaccord. « La nôtre n’est pas la même Voie. Il se peut que nous ayons les mêmes sandales, mais les miennes sont faites pour voyager dans les déserts, les siennes pour aller à la Cour »

« Mais vous êtes son Maître malgré tout »   
« Es-tu si naïf après toutes ces années en ma compagnie ? » pouffa Lao Zi. « Comme il est vrai que la nature ne peut être modifiée et que la destinée ne peut être changée ! Tu devrais savoir que Kong Qui n’est pas comme toi. Il ne reviendra jamais, et ne m’appellera plus jamais Maître. Il parlera de moi en disant « Ce vieux bonhomme », et il fera des siennes derrière mon dos »
« Je n’aurais jamais pensé cela. Mais vous avez toujours raison, Maître, quand vous jugez des hommes … »
« Non. Au début, j’ai aussi fait de fréquentes erreurs » 

« Bon » continua Geng-san Chu après réflexion « nous allons en découdre avec lui … »
Lao Zi pouffa à nouveau et ouvrit sa bouche toute grande.
« Regarde ! Il me reste combien de dents ? »
« Pas une »
« Et ma langue ? »
« Elle est toujours là » 
« Tu comprends ? »
« Vous voulez dire, Maître, que ce qui est dur part en premier, et que ce qui est mou dure ? »

« Précisément. Je pense que tu ferais mieux d’aller emballer tes affaires et de retourner à la maison voir ta femme. Mais d’abord, panse mon buffle et met la selle et le tapis de selle au soleil. C’est ce que je prendrai en premier demain »

Et moi, demain, je vous donnerai la seconde partie de ce récit....