samedi 22 février 2014

"Professeur à Taïwan" - Académie Militaire (Suite)

Voici la suite du chapitre 12 de "Professeur à Taïwan" intitulé "Académie militaire".

Comme d'habitude, en voici le contenu :
Célébration du "Double Dix"
Les troupes d'élite à Taïwan
Marie fait son premier tour de poney
Elle élève des tortues
Tremblement de terre
Le R.P. Chen à l'Hôpital des Vévétrans
Les Cadets ont faim - comme Oliver Twist
"Fièvre glaçante"
Université Nationale Normale et Alliance Française
Je rencontre Gérard Nardou
Incompréhension maternelle
Mes étudiants s'enflamment pour les maréchaux d'Empire
La "Fièvre des examens"
Nouvelle mise au point à l'usage de la famille française
Le R.P. Chen part rejoindre ses ancêtres




Le 29 Octobre 1985
Tien Mu

 « Récemment, nous avons célébré plusieurs fêtes importantes. La Fête Nationale, que l’on appelle parfois « Le Double Dix » parce qu’elle a lieu le dixième jour du dixième mois de l’année. Cela donne lieu à un immense défilé militaire. On peut admirer les troupes de toutes les armées, de terre, de mer et de l’air. Il y a aussi des chars, des camions, des engins dont je ne connais pas l’usage. Puis viennent de prestigieuses écoles – mes Cadets - et même des majorettes ! Notre Président prononce un discours qui montre qu’il se préoccupe non seulement de la sécurité nationale mais aussi du bonheur des citoyens. Il ne parle pas longtemps, mais les milliers de gens rassemblés sur l’immense place retiennent leur souffle. Après, on n’en finit pas de l’applaudir, point tant pour ce qu’il a dit que pour lui montrer notre affection, affection teintée de crainte car il paraît que sa santé se détériore. Pendant cette ovation, Monsieur Chiang lève les bras et sourit, il nous bénit, en quelque sorte. Je dois dire que c’est très émouvant.

Maintenant, j’ai une petite question à vous poser. Savez-vous quelles sont les troupes les plus applaudies, celles qui déclenchent de véritables hurlements d’enthousiasme, celles qui défilent le plus lentement pour que les gens aient tous la chance de bien les voir et les applaudir ? En France, pas d’hésitation, c’est la Légion, avec ses sapeurs barbus et sa musique lente, et le fameux « Chapeau chinois » orné de queues de cheval – qui me font penser aux bâtons de commandement  des Khans de l’armée de Gengis Khan… Ici…. Allez, dites-le, vous donnez votre langue au chat ! N’oubliez pas que nous sommes sur une île. Et nous craignons toujours d’être encerclés et attaqués par la mer, naturellement. Donc, les troupes d’élite sont les plongeurs de combat. Ils défilent torse nu, en slip camouflage, lunettes de plongée sur la tête et grand couteau fixé au mollet par de petites sangles. Tous hyper musclés, bronzés, et l’œil mauvais. Je pense qu’ils peuvent étrangler quelqu’un plus facilement que je ne tuerais un petit poulet. Quelques uns d’entre eux portent des radeaux modernes. Outre la plongée, ils pratiquent tous les arts martiaux traditionnels chinois. C’est du moins ce que l’on m’a dit.

La deuxième des fêtes récemment célébrées était celle de la Rétrocession de Taïwan à la Chine. En effet, après la première guerre sino-japonaise de 1894-1895, Taïwan avait été donnée au Japon par le Traité de Shimonoseki. Puis, un demi-siècle passa, au cours duquel les habitants de l’île commencèrent à développer une sorte de conscience taïwanaise. C’est alors que la Deuxième Guerre Mondiale prit fin ainsi que la Guerre Civile sur le Continent. Taïwan, rétrocédée à la Chine fut alors occupée par le Maréchal Chang et presque deux millions de vétérans et autres réfugiés. Et maintenant, Taïwan développe un sentiment nationaliste très spécial.

Enfin, le gouvernement nous a offert un jour de congé et nous sommes allés au Musée National, endroit que nous aimons tous trois énormément. Après une nouvelle visite des premières salles où sont exposés les trésors les plus connus, et une petite halte dans un auditorium où nous avons regardé un petit film instructif sur la fabrication des porcelaines, nous sommes allés nous promener autour du lac qui fait face à la montagne. Je ne sais comment était ce site à l’origine. Il est probable que ce lac soit entièrement artificiel car tout est aménagé en Chine. Les gens ne vont pas se promener dans la forêt comme on le fait en Europe. D’ailleurs la forêt tropicale est trop dangereuse. Il y a des chemins cimentés, des restaurants, des vendeurs de boissons fraîches.  


 Le poney

   
Nous avons mangé très agréablement puis fait le tour du lac. D’assez nombreux cygnes blancs et noirs s’y prélassent. On peut s’asseoir sur des rochers artificiels – quelque chose dont tous les chinois raffolent – et prendre des photos, ce dont je ne me suis pas privée ! Puis Marie a fait un petit tour sur un poney roux et blanc. Elle en riait d’aise !



Le 20 Novembre 1985
Tien Mu
     
« Nous allons tous très bien, y compris Marie-Chantal. La famille s’est agrandie de deux tortues. Marie les a mises dans un petit étang dans lequel elles peuvent se baigner. Quand elles sont fatiguées, elles vont se reposer sur les rochers. Et si elles ont faim, verdure à volonté. C’est mignon, n’est-ce pas ! Cela s’intitule « De l’art d’embellir les choses » En réalité, j’ai mis une bassine de plastique rose sur le balcon et placé au milieu une pierre ramassée sur un chantier. Salade et feuilles de « légume-au-cœur-creux » leur apportent des vitamines, et je leur donne aussi des restes de riz. Ces bêtes-là ont un appétit féroce. Elles grossissent à vue d’œil. Quand elles seront suffisamment dodues, nous en ferons un potage de longévité ! »




Le 2 Décembre 1985
Tien Mu

« Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz ! Mais nous n’en sommes qu’aux péripéties de la Révolution avec mes étudiants de Tamkang. Quant à mes Cadets, j’aimerais mieux leur donner des cours d’histoire. Cela les intéresserait sûrement bien plus que les auteurs du XIX° siècle français, et ce serait plus approprié à leurs études et leur état. Mais je ne fais pas ce que je veux. Ils sont si gentils, et si …. nuls ! Il est vraiment très difficile de leur apprendre quelque chose. Il leur faudrait des explications de civilisation européenne, en chinois pour qu’ils comprennent. Par ailleurs, ils ont très peu de cours car ils sont sans cesse en excursion, à l’exercice, à la parade, ou … en vacances ! J’en suis à me demander si je ne vais pas mettre fin à notre accord et cesser de leur donner cours au second semestre. C’est trop peu intéressant et trop peu lucratif. De plus, j’y passe du temps ! »


Le 17 Janvier 1986
Tien Mu

« Merci de vos courriers et présents. Ici, nous avons eu une vague de froid, mais, grâce au ciel, elle n’a pas duré. Il a maintenant un beau ciel bleu ensoleillé et la température est supportable. L’hiver, c’est la saison sèche. Les pluies ne viennent qu’au printemps et en été. Toutefois, hier en fin d’après midi, nous avons subi un terrible tremblement de terre. Quand il s’agit d’un séisme important, il y a deux secousses. La première secousse a duré plus d’une minute, ce qui est fort long, croyez-moi ! Les tableaux claquaient sur les murs, la suspension de la salle à manger dansait comme sous les assauts d’un vent violent, les meubles craquaient et on pouvait entendre un grondement tellurique des plus inquiétants. Le premier mouvement avait à peine commencé à diminuer qu’il s’est mis à reprendre de façon encore plus violente.

Les fauteuils dansaient, mes roses ont failli tomber de la table et j’ai eu peur. Mais Marie n’a pas eu peur. Je lui racontais une histoire. Après un petit moment de silence, j’ai repris le fil du récit, mais il  y a eu une deuxième secousse. Elle a duré au moins trente secondes mais elle était un peu plus légère. Je n’aime pas ça. Les immeubles sont soit disant construits à l’épreuve de ce genre de séisme, mais en fait, ils ne sont pas bien solides, et ils pourraient bien nous tuer quant même sans avoir besoin de s’effondrer. Il suffirait qu’un pan de décoration ou une cloison, ou des plaques de plafond tombent, et nous pâtirions beaucoup… 

Enfin, le 9 février, nous entrerons dans l’année du Tigre. Espérons qu’elle nous soit favorable ! »


Le 18 Février 1986
Tien Mu

« Ah ! Quelle affaire ! Notre bon Père Chen, que tout le monde aime tant à Tien Mu, est à l’Hôpital des Vétérans. C’est le meilleur de tout Taïwan, mais cela n’augure rien de bon. Il a été opéré de la cataracte, mais au lieu d’obéir au docteur, il a mis ses doigts dans ses yeux et a attrapé une infection, puis il y a eu des complications. Nous sommes allés le voir au service d’ophtalmologie, mais dès l’arrivée, l’infirmière nous dit qu’il venait d’être transporté dans le bâtiment Chang Kaï-Chek. Ici, tout ce qui est important est baptisé du nom du Maréchal. Nous nous précipitons, et après d’interminables recherches, nous le trouvons enfin, au service de cardiologie. A peine sommes nous entrés qu’arrive le docteur flanqué de deux assistants. Comme il n’y a jamais rien de privé en Chine, nous assistons à la consultation et pouvons voir les électrocardiogrammes et les radios. Le cardiologue est un jeune homme beau garçon, sûr de lui, portant lunettes et plaisantant en anglais et en chinois. Quant au Père, il était tellement troublé qu’il répondait… en français ! En effet, bien qu’il ait la nationalité hollandaise, c’est sa langue maternelle. Il ne comprend plus rien. Il veut se sentir bien et sortir ! Comme le docteur est intelligent, il ne le contrarie pas et lui dit que cela se fera dans peu de temps, pourvu qu’il lui obéisse, reste calme et prenne des médicaments. Mais je vois bien qu’il est très mal et qu’il va sortir bientôt, certes, mais pas pour aller où il voudrait….

Robert, qui est très impressionnable essuyait quelques larmes. Moi aussi je suis très triste, comme d’ailleurs tous les gens du quartier, et pas seulement ses paroissiens. Mais je ne pleure pas parce que je pense qu’il faut montrer un visage heureux aux malades pour qu’ils conservent bon moral. D’ailleurs, le jeune docteur ne vient-il pas de donner l’exemple ? Je lui prends la main, il s’y cramponne et me demande de revenir demain…

Cet Hôpital des Vétérans est un monde en soi. Et on construit un nouvel immeuble qui aura plus de quinze étages et accueillera un Département de Médecine Nucléaire. On peut déjà voir des inscriptions « Attention ! Radiations ! » Il y aura beaucoup de chambres supplémentaires. En effet, les grands malades ici sont si nombreux qu’on ne peut faire autrement que de mettre leurs lits roulants dans les couloirs. Mais ne croyez pas que cela soit sale et mal tenu. Non ! C’est tellement propre que, partout, on sent le désinfectant, et on a l’impression de se promener dans un gigantesque laboratoire. Il y a des milliers d’employés, en plus des docteurs, dont plusieurs centaines passent leur temps à nettoyer. Les Urgences sont un petit Hôpital en elles-mêmes. On voit toutes sortes de gens dans des états que l’on ne soupçonnerait pas lorsqu’on est en bonne santé… Robert est tellement impressionné que je vois bien qu’il ne faudra pas qu’il revienne.

L’Académie Militaire a déjà repris les cours. Leurs vacances ne sont pas aussi longues que celles des universités. Je suis donc allée donner mon cours, malgré le froid et les 99% d’humidité. Mais ces pauvres garçons ne font décidément rien. Ils sont maigres et ne pensent qu’à manger. On les fait se lever à 5 heures du matin, faire de l’exercice, puis avaler un bol de soupe de riz avant de commencer les cours. J’arrive toujours à dix heures car j’ai le second cours de la matinée. Je peux entendre leurs estomacs creux émettre de sinistres grognements, et c’est la parfaite illustration du proverbe : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles ! ». Je me contente de leur expliquer quelques mots de vocabulaire. Dès que je regarde dans une direction, ceux qui sont assis derrière soulèvent le couvercle de leur bureau pour en extraire un biscuit, mais pas si discrètement que je ne m’en rende compte ! Si fait que nous avons fini par en parler ouvertement, chose qui ne peut se faire que parce que je suis une femme, et surtout, une étrangère. Bien que sachant parfaitement qu’il est prestigieux d’entrer dans une Académie Militaire, quelle qu’elle soit, je ne peux m’empêcher d’avoir parfois des réminiscences littéraires et de voir le petit Oliver Twist tendre son bol au surveillant du réfectoire des enfants trouvés en demandant : « S’il vous plait, Monsieur, encore un peu de gruau. »

Le 4 Mars 1986
Tien Mu
  
« Voici que commence le Printemps ! Mais comme l’île est traversée en son milieu par le Tropique du Cancer, nous avons donc un climat tropical chaud et humide, et c’est au printemps que cette humidité est la plus grande. Les pluies commencent maintenant, en mars, et elles sont froides. Puis la température augmente en avril et en mai, l’eau est tiède. C’est à ce moment que tout champignonne et que me reviennent les délicieux souvenirs de ma Villa-Bleu-de-Bresse ! Contrairement à l’Europe, c’est le mois de novembre qui est le plus agréable de toute l’année. Il fait beau, encore chaud mais sec, et le ciel est bleu. C’est délicieux.

Puisque j’en suis au chapitre de la météo, il faut que je vous dise que jeudi dernier, il s’est passé quelque chose d’inouï. Il a neigé sur les montagnes qui encerclent Taipei ! Des milliers de gens se sont précipités à Yan Min Shan, la montagne la plus proche, pour voir et si possible toucher cette merveille glacée. Cela a généré des embouteillages aussi terribles que lors de la Fête Nationale ! Mais, la pluie s’est remise à tomber, et bien que froide, cela a vite fait fondre la neige.

Ce jour là, j’ai été très malade. J’ai dû aller à l’Hôpital. Je souffrais à la fois de gastro-entérite très grave et de « fièvre glaçante » comme on dit ici, à tel point que le docteur, après m’avoir fait enrouler dans une couverture a demandé que l’on mette un calorifère près de moi pendant que l’infirmière me faisait piqûre sur piqûre en plus du goutte à goutte. Cela a duré des heures. C’était bien fatigant. Robert est allé chercher Marie à l’école et l’a ramenée à l’Hôpital. Elle a été vraiment formidable, s’intéressant à tout et faisant des réflexions très intelligentes. Contrairement à son père, elle n’est pas du tout impressionnée, elle veut comprendre et cherche même à aider. Au retour je suis restée couchée tout le week-end et n’ai repris les cours que lundi dernier. »

Jeudi 13 Mars 1986
Tien Mu

 « Ah ! Ce n’est pas facile de continuer à donner des cours dans plusieurs Instituts différents, chacun fort éloigné des autres, alors que l’on est malade. Mais lorsque je suis à Tamkang, je vais voir le Docteur Jiang à l’inter cours et il me fait des piqûres de… je ne sais quoi, mais cela « dope » et permet de tenir le coup. L’anticyclone qui couvrait la Mongolie et la Chine du nord a reculé vers la Sibérie et les températures remontent. Nous avons 25° à présent. Cela va peut-être m’aider à me remettre ! J’ai tellement de travail qu’après des journées hyper chargées, je continue à penser la nuit à ce que je dois faire, si fait que je me lève le matin avec l’impression qu’il n’y a pas eu de nuit mais juste une petite pose…

C’est que depuis quelques mois, en plus de mes cours à Tamkang et à l’Académie Militaire, je donne aussi des cours du soir à l’Université Nationale Normale qui abrite l’Alliance Française. Je ne vous en avais pas encore parlé, ne sachant si cela allait durer ou non. Mais il semble bien que cela soit sérieux et fort intéressant à tous points de vue : j’apprends une nouvelle méthode d’enseignement pour le Français Langue Etrangère. Chaque samedi matin, je passe plusieurs heures, en compagnie de mes collègues et du Directeur qui nous dispense son savoir. Nous utilisons une méthode structuraliste. Cela me passionne, mais je ne pense pas qu’il en soit de même pour vous, aussi vais-je abréger sur ce sujet. Les étudiants sont de jeunes adultes très motivés. Enfin, les professeurs sont payés à l’heure, mais c’est acceptable.

J’avais vu une petite annonce sur le panneau d’affichage du Département de Français de Tamkang : « Cherchons professeurs pour enseigner le français dans nouvel institut. Se présenter à l’Université Nationale Normale, telle heure, telle salle » et j’y étais allée. Principalement par curiosité, et aussi parce que, ne pouvant obtenir un poste bien rémunéré, n’ayant pas de Doctorat, je cherche toujours de nouvelles heures de cours. Les candidats à un nouveau poste étaient une petite vingtaine. Nous nous sommes tous assis autour de quatre tables qui en formaient une grande et le Directeur, un monsieur grand, gros et l’air aimable, s’est présenté brièvement. « Je m’appelle G.N. Je viens de Hong-Kong, et suis chargé de recruter des professeurs pour monter une nouvelle Alliance Française. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vais vous demander de vous présenter. Faisons le tour de la table. » Alors, se tournant galamment vers moi qui étais juste à côté de lui « Voulez-vous commencer ? » me dit-il avec un sourire engageant. « Engageant » c’est bien le terme parce que j’ai été la toute première recrutée. Après nous avoir tous écoutés avec beaucoup d’attention, il a recommencé le tour de table. « Monsieur, sans vouloir vous offenser, vous savez bien que vous bégayez. Mademoiselle, votre formation est insuffisante, vous aurez peut-être votre chance plus tard. Jeune homme, vous habitez trop loin… » etc. Ne restaient que trois ou quatre candidats qui furent agréés.

Ce monsieur dispose de crédits assez importants pour louer les salles de classe au premier étage d’un des bâtiments de l’U.N.N. Elles sont vétustes mais l’endroit est joli et il y a un énorme caoutchouc dont les branches caressent la balustrade de notre coursive – en effet, ici, toutes les écoles et universités ont des couloirs en plein air que j’ai baptisés coursives, car cela fait le tour des bâtiments, comme des navires – Il a commandé des livres à Paris. En plus de nos Manuels, nous aurons une bibliothèque digne de ce nom. C’est merveilleux ! Tout cela est en train de se faire.

Monsieur G.N. me fait l’honneur de me considérer comme son meilleur professeur et vient de me confier le poste de « professeur responsable » d’un cours spécial accéléré pour les boursiers de musique. Cela veut dire que huit brillants jeunes musiciens professionnels ont réussi un concours pour entrer dans des écoles de musique à Paris, sous réserve qu’en quelques mois ils apprennent suffisamment de français pour pouvoir se débrouiller correctement dans notre capitale. Nous avons le temps, ils ne doivent partir qu’en septembre. Le salaire est bon et le cours très intéressant. Nous utiliserons une méthode audio-visuelle et je vais disposer d’un projecteur, de films pédagogiques pour les cours, et d’innombrables bandes de courts métrages documentaires sur la France, notre civilisation, mode de vie, habitudes, endroits célèbres, etc… Je ne sais pas encore très bien me servir du projecteur, mais comme il est très lourd, les garçons le portent et le mettent en route. J’ai ainsi  plusieurs ingénieurs du son à ma disposition ! Le matin, j’ai des cours à Tamkang, qui est à l’ouest de Taipei. A midi, j’achète un petit sandwich et je saute dans le bus de notre université. Il lui faut une heure pour arriver en centre ville, juste à côté de l’U.N.N. Là, je donne trois heures d’affilée. Monsieur G.N. a dit « Un bon professeur doit vider ses tripes » Quand je sors de là, c’est tout juste si j’ai assez de force pour grimper dans un bus pour TienMu, et, à peine assise, je m’endors… Cela me fait un total de trois heures de bus par jour ! »

Le 7 Avril 1986
Tien Mu 

« Chère Mère,
Merci de vos lettres et du paquet que vous avez envoyé pour Marie, elle a beaucoup aimé la petite robe et les autocollants. Quant à moi, ne vous faites pas de soucis, j’ai l’habitude de donner de nombreux cours dans des endroits différents. Mais je crains que vous n’ayez pas bien compris l’organisation de notre vie. Vous pensez que je laisse mon mari et ma fille mourir de faim… Mais vous oubliez qu’à midi, il n’y a personne à l’appartement. Robert est à Tamkang où il déjeune en compagnie de collègues ou d’étudiants selon les cas. Marie déjeune à l’école avec tous ses petits camarades, et ensuite elle y fait la sieste avant que les activités reprennent. Il n’y a que moi qui n’ai pas le temps de déjeuner et avale un petit sandwich dans l’autobus. Mais le soir, je prépare un bon repas chaud, avec viande ou poisson, différents légumes, du riz, des fruits et même parfois des yaourts que je fais moi-même. Avant de passer à table je prélève une portion que je mets dans une boîte-repas pour le déjeuner du lendemain de Marie. Je mets tout ce qu’elle préfère et la maitresse fait réchauffer les boites de tous les enfants. Naturellement, elle apporte son propre repas et mange avec eux.

Si je donne des cours du soir, je repars après le dîner, puisqu’ici on mange très tôt, justement pour pouvoir avoir une autre activité le soir. Ce mode de vie n’est peut-être pas ce que vous connaissez en France, mais je peux vous assurer qu’ici, c’est fort répandu et que je ne suis pas une exception. Naturellement, ce serait beaucoup mieux si je pouvais avoir un seul poste à temps complet, bien rémunéré et moins épuisant que la course aux heures supplémentaires. Cela viendra peut-être. En attendant, je fais ce que je peux.

D’ailleurs, afin d’être moins dispersée, j’ai pris un congé de l’Académie Militaire qui ne m’a jamais donné satisfaction mais m’a pris deux matinées par semaine, et vais donner quelques heures de plus à l’U.N.N. Ce sera moins fatigant et mieux payé. Ainsi je pourrais peut-être envisager de revenir en France pour un petit séjour car j’aurai assez d’économies. »

Lundi 7 Avril 1986
Tien Mu   
    
« Tout va bien. Je me concentre sur mes cours. La semaine dernière, j’ai organisé une longue séance de projection de diapositives à Tamkang pour mes deux classes d’histoire de troisième année. Monsieur Lin nous avait donné un grand amphi, car nous étions près de 80 en tout. Le thème en était l’Empire et ses personnages célèbres, avec les Maréchaux en belle place. Outre les diapositives, j’avais fait d’excellentes photocopies de belles illustrations prises dans des livres que je possède et j’avais à ma disposition un projecteur classique et un rétroprojecteur pour les copies. Cela faisait beaucoup de matériel lourd à transporter mais mes garçons m’ont bien aidée. Il y en a même un qui est allé me chercher du thé parce que, tout le monde sait que les diapos sont muettes, donc je devais faire le son ! L’appareil, déjà antique, chauffait terriblement, mais nous étions tous très excités. La participation des étudiants a été remarquable. Les filles donnaient leur avis et faisaient des commentaires. Quant aux garçons, outre qu’ils étaient heureux de m’aider, au lieu de se mettre au fond et d’attendre que ça se passe, ils ont aussi fait des commentaires très intéressants. C’est formidable de voir les choses, situations et gens à travers des yeux nouveaux comme ceux de mes chers étudiants !

La palme du charme est revenue à Monsieur de Talleyrand ! Toutes les filles l’ont trouvé beau garçon et très séduisant ! Elles se moquent pas mal de son action politique, de ses relations avec Napoléon et du rôle qu’il a joué lors du Congrès de Vienne. Ce qui les amuse, c’est de voir la tête qu’avaient des hommes célèbres à l’étranger. Ce pauvre Murat, qui était parait-il considéré comme le plus bel homme de la Grande Armée, et qui a demandé aux bandits qui l’ont fusillé de tirer au cœur pour épargner son visage, ne leur a pas plu du tout. Je crois savoir pourquoi. D’une part, les militaires ne sont pas bien considérés en Chine. Seuls les Lettrés emportent tous les suffrages. De plus, les hommes trop forts physiquement dérangent les petites personnes du sud qui sont si frêles.  Le Gouverneur de Moscou, Fédor Rostopchine, a fait l’unanimité contre lui. Mettre le feu à la capitale de son pays, sous quelqu’angle que l’on voie la chose, leur a semblé impardonnable. De plus, il faut reconnaître qu’il avait vraiment une tête de sauvage ! La Retraite de Russie les a beaucoup impressionnés et effrayés. C’est qu’ils n’ont jamais vu ni neige ni glace et ont beaucoup de mal à se les imaginer. Ce que l’on ne connaît pas fait naturellement peur. Je leur ai raconté de nombreuses anecdotes que je n’évoque pas en classe normalement. Tout le monde était très attentif et j’espère qu’ils ont appris quelque chose. En tous cas, ils étaient si contents qu’au lieu de quitter l’amphi normalement, ils m’on applaudie et beaucoup remerciée. Les garçons ont emporté tout le matériel et quelques filles sont restées avec moi et m’ont accompagnée jusqu’au bureau, portant mon sac et me faisant part de leurs impressions. Je me disais que c’était vraiment formidable. Ils sont taïwanais. Je leur raconte les guerres d’Empire en français et tout le monde se passionne, à des milliers de kilomètres de là et presque deux cents ans après. Quel beau métier que celui de professeur ! Et comme j’aime mes étudiants et leur suis reconnaissante de me faire vivre de tels moments !

Mercredi 23 Avril 1986
Tien Mu

« Merci ! Merci ! Pour le livre de Paul Guth sur Joséphine Impératrice et les robes pour Marie. Mais, je vous en prie, assez de robes. Elle en a au moins trois douzaines et celles-ci sont très grandes. Elle ne pourra sûrement pas les mettre avant l’an prochain. Elle ne grandit pas aussi vite que vous l’imaginez !

Le Père Chen est très mal. Nous ne le reverrons probablement pas. Mais Marie-Chantal va très bien. Elle a même un peu grandi et quand elle me voit, elle se saisit de mon collier – je prends soin de mettre toujours le même, celui qui lui plait – l’agite de sa petite menotte et se met à rire. Quand elle voit son bol bleu, celui dans lequel on lui donne à manger, elle sourit et ouvre la bouche, preuve qu’elle y voit, contrairement à ce que disent certains, et qu’elle a faim. Or, tout le monde sait que c’est la meilleure des maladies ! Elle joue avec de minuscules jouets en plastique doux et très légers parce que tout est toujours trop lourd pour elle. Mais elle a conservé cette étrange  habitude de se jeter en arrière… Si fait que l’autre jour, je lui ai dit « Ah ! Tu veux avoir la tête en bas ! D’accord ! » et, la tenant par les pieds, je l’ai mise la tête en bas, pensant qu’elle protesterait. Pas du tout ! Elle se convulsait de rire. Toutes les filles du Home aussi. Naturellement, elle s’est fait traiter de « Tête d’œuf » mais si affectueusement….

Marie va très bien aussi. Maintenant elle parle chinois et quand elle revient de l’école le soir, elle raconte sa journée à son père en cette langue ! Et comme elle apprend de petites sottises avec les autres enfants de l’école, elle les lui sert avec ardeur ! Il ne sait pas trop s’il faut la reprendre ou la féliciter d’apprendre si vite et si bien…

Quant à moi, je suis en plein dans la surveillance des examens. En Chine, les examens prennent une importance vitale. Ce n’est pas du tout comme en Europe. La population entière, du plus vieux au plus jeune, est persuadée que toute la vie de l’étudiant se joue sur sa réussite ou son échec à l’examen. De plus, comme la famille s’est souvent cotisée pour payer les études, en cas d’échec, l’étudiant ne pourra aller travailler de si vite, ou aura un moins bon poste moins bien payé. Donc, les conséquences financières peuvent être sérieuses. Cela génère une angoisse terrible dans toutes les familles. Les parents, et surtout les grand-mères vont au temple pour brûler des encens devant toutes les statues indistinctement. Il parait qu’il y a dans une banlieue de Taipei un temple où l’on peut trouver une statue de Marie. Personne ne sais trop de qui il s’agit mais elle a droit à des bouquets de bâtonnets d’encens, ça ne peut pas faire de mal…

Les étudiants révisent jours et nuits, se privant de sommeil et parfois même de nourriture, de crainte que les repas ne leur prennent trop de temps. Dans de telles conditions, il n’est pas étonnant qu’ils arrivent malades le jour de l’examen ! Et les idées fort embrouillées. Les fièvres nerveuses sont fréquentes. Quand je surveille une salle d’examens, je commence par donner des conseils de calme. Puis, après avoir distribué les sujets, je leur laisse un moment de concentration. Ensuite, je marche dans les allées entre les tables et je regarde ce qu’ils écrivent. Il m’arrive même de poser le doigt sur un mot. Ils savent bien ce que cela veut dire : il y a une grosse faute qu’ils n’auraient pas faite en temps normal. Ils corrigent. Je ne vois pas de mal à cela. Les plus gros drames se produisent lorsqu’ils échouent à l’examen final de Licence. Certains viennent me voir en larmes, flanqués de leurs parents eux-mêmes effondrés, qui me supplient de « revoir » la note en m’offrant des présents pour ma peine ! A vrai dire, cela arrive à tous les professeurs. A nous de juger de la gravité de la situation familiale, car il arrive parfois que, de désespoir, un étudiant se suicide. Dans ce cas, mieux vaut mettre une note indue que de se dire que l’on sera poursuivi, la vie durant, par l’âme errante d’un de nos anciens étudiants, autrefois si heureux de vivre…

Lundi 28 Avril 1986
Tien Mu  

« J’espère que les propos que j’ai tenus dans ma dernière lettre au sujet des examens ne vous a pas choqués… Hum…. Je crains que si. Il est bien difficile de comprendre des situations si différentes de ce dont on a l’habitude. Au début, moi aussi j’étais un peu choquée, je l’avoue. Mais maintenant que je vis ici depuis plusieurs années, je comprends, parce que je peux expérimenter les lourdeurs de la pression sociale. Prenons un exemple simple. Les filles doivent avoir les cheveux longs. Ceci est un axiome. Ne se démontre pas. C’est une évidence. Donc, il faut que Marie ait les cheveux longs puisque c’est une fille. Robert nous fait une vie pas possible depuis des mois pour qu’elle laisse pousser sa chevelure. Or il se trouve que cela ne lui va pas, qu’elle déteste se coiffer ou se faire coiffer, qu’il fait une chaleur infernale et que la peau de son crâne sent l’aigre à force de transpirer, et qu’aujourd’hui, nombreuse sont les petites filles qui ont les cheveux courts. C’est plus pratique, plus agréable pour elles, et souvent très seyant. Nous avons fait un essai. Robert reconnaît de lui-même qu’elle est bien mieux avec les cheveux courts, mais persiste à dire qu’une fille se « doit » d’avoir les cheveux longs !

Les étudiants – je veux dire les garçons – « doivent » prendre des initiatives, faire du sport, penser à leur avenir. Dans ce domaine, il est de bon ton de continuer dans la lignée familiale, c'est-à-dire du côté du métier exercé par le père, tout en montant un échelon de l’échelle sociale. Par exemple, un monsieur qui exerce la médecine traditionnelle chinoise sera très heureux de voir son fils aîné aller étudier la médecine à l’université et ensuite, prolonger ses études en faisant une spécialité aux Etats-Unis. Voilà un bon fils. Quant aux filles, elles doivent avant tout être « féminines » c'est-à-dire minces – oui, c’est la qualité qui est citée en premier par tous les garçons ! – « douces » je suppose que cela veut dire obéissantes, et si possible bonnes cuisinières, mais ce n’est pas très grave. Si une femme ne sait rien faire, il faut que son mari gagne assez d’argent pour qu’ils aient une cuisinière à la maison. C’est très courant ici. Seulement, il faut qu’elle lui donne un fils ! C’est impératif. Ah ! J’oubliais ! Il faut qu’elle ait les cheveux longs ! Les cheveux courts sont signe de non conformisme, voire de rébellion.

Les chinois sont englués dans des infinités de conventions sociales, de jeux de rôles, d’attitudes et même de paroles convenues. La plupart du temps, ils n’y prêtent pas trop d’attention, c’est un mode de vie. Mais certains, surtout parmi les professeurs d’université, commencent à réfléchir à la signification réelle de toutes ces traditions et à leur fréquente contradiction avec la vie contemporaine. Ils vont même parfois jusqu’à se livrer à de cruelles autocritiques. Mais….ils ne changent rien dans les faits. »

Le 30 Avril 1986
Tamkang

« Voulez-vous connaître la liste des questions que j’ai posées à l’examen d’histoire de mes deux classes de troisième année ? Je vais vous la communiquer. L’examen a eu lieu le jeudi 24 et j’avais préparé une immense feuille avec les cinq questions, mes conseils, et une illustration : un portrait de Joachim Murat à cheval, avec sa peau de tigre en tapis de selle et un long sabre courbe au côté. Il va sans dire qu’il portait son plus bel uniforme, le plus chamarré et le plus emplumé !
« 1 – En 1804, l’Empereur a 35 ans. Faites son portrait. Quelles sont ses qualités et ses défauts ?
2 – Comment est organisée la Police ? Qui en est le chef ? Comment travaille-t-il ?
3 – 1803 – 1805 – La guerre franco-britannique.
4 – Racontez la Campagne de Russie.
5 – Faites le portrait de Murat, qualités et défauts. Que pensez-vous d’un tel personnage ?
N.B. Il ne s’agit pas seulement de réciter le cours, mais d’expliquer ce que vous avez compris ou ce qui vous semble le plus intéressant. Toute opinion est recevable pourvu qu’elle soit justifiée. »

Peut-être vous demandez-vous pourquoi je donne cinq questions ? C’est qu’ici, les devoirs, compositions, examens, tout est noté sur 100 et non pas sur 20 comme on le fait en France. Je me facilite donc la vie en donnant 5 questions que je note chacune sur 20 points, et cela est aussi favorable aux étudiants parce que cela leur donne 5 chances. Si je ne donnais qu’une seule question, le taux de réussite serait vraisemblablement très bas…

Ah ! Mes étudiants ! Ils sont merveilleux ! Avez-vous l’esprit logique ? Celui qui fait de la musique est un musicien. Celui qui joue du violon est un violoniste. Et où trouver des gâteaux ? Mais dans une « gâtisserie » ! C’est une des perles de mes étudiants de l’U.N.N. Mais ceux de Tamkang sont aussi très bons. Une de mes filles m’a écrit qu’il était malhonnête à Napoléon d’avoir quitté Joséphine pour épouser « l’Autriduchesse Marie-Louise » ! Eh ! Oui ! Quelles jolies fautes ! C’est ce que j’appelle des fautes logiques. Dans un de mes cours, un des garçons est amoureux de la fille assise en face de lui. Il utilise les exercices de grammaire pour lui faire des déclarations. Naturellement cela fait  rire toute la classe ! Nous nous amusons bien ! Mais tout cela serait impossible avec un professeur chinois qui devrait jouer son rôle de professeur : compassé, directif et sévère. S’il ne le faisait pas, il perdrait la face. Or il n’y a pas de remède à une perte de face. Mais moi, je suis étrangère. Je les comprends mais je n’ai pas besoin d’entrer dans leurs jeux. Je suis beaucoup plus libre. »



Le 21 Mai 1986
Tien Mu

 « Le Père Chen est parti pour un monde meilleur. Il était en Chine depuis si longtemps que plus personne ne s’en souvenait. Lui-même n’utilisait plus son nom hollandais depuis des dizaines d’années. Comme tout le monde l’aimait, catholiques ou pas, 26 prêtres sont venus pour concélébrer une messe en son honneur, et la foule était grandissime, paroissiens ou autres. Après les trois prosternations d’usage, nous lui avons brûlé une énorme quantité d’encens. Beaucoup de gens pleuraient. Moi aussi, je repensais aux bons conseils qu’il me donnait pour me diriger dans ce monde chinois, et je me sentais un peu orpheline, ce qui devait être plus ou moins le cas de tous les participants. Puis m’est venue une pensée légèrement incongrue… Pour son quatre-vingtième anniversaire, lequel est très important en Chine, nous – tous ses paroissiens et les voisins – nous étions cotisés pour lui offrir une broche représentant un dragon de jade. Il la portait toujours sur sa veste à côté de sa croix. Le dragon est-il allé avec lui pour guider ses premiers pas dans l’au-delà ?

Ah ! Me voilà presque devenue chinoise… »  
 



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