vendredi 28 février 2014

La Passe de Hangu (2)

Comme promis hier, voici la suite du récit ou : 
La véritable histoire de la disparition du Vieux Maître



 Dans la Chine ancienne, on écrivait les caractères sur des lattes de bambou attachées entre elles par des ficelles. Les "livres" pesaient assez lourd....




DEUXIEME PARTIE



En approchant de la Passe de Hangu, au lieu de prendre le grand chemin qui y menait directement, Lao Zi retint son buffle et prit un chemin de traverse pour aller voir la Muraille de plus près. Il espérait pouvoir l’escalader. Le Mur n’était pas trop haut, et en se tenant debout sur le dos du buffle, il aurait pu se hisser dessus. Mais cela voulait dire abandonner le buffle derrière.

Pour passer par au dessus, il aurait fallu chevaucher une grue, et à cette époque, ni Lu Ban ni Mo Di n’étaient nés – et Lao Zi lui-même était incapable d’inventer un truc comme ça ! Bref, quoi qu’il torturât dur son cerveau de philosophe, il ne trouvait pas de solution.

Il ne se rendit guère compte non plus qu’alors qu’il faisait demi-tour dans le chemin de traverse, il avait été repéré par un éclaireur qui fit promptement son rapport au Gardien de la Passe. Ainsi donc, il avait parcouru moins de vingt mètres qu’une troupe de cavaliers accourut au galop. L’éclaireur était en tête, puis venait Xi le Gardien de la Passe, suivi de quatre soldats et de deux agents des douanes.

« Halte ! » crièrent quelques uns d’entre eux. Lao Zi retint vivement son buffle, et s’arrêta, immobile, comme sculpté dans du bois.

« Eh bien ! Eh bien ! » s’exclama le Gardien de la Passe tout surpris, après s’être précipité en avant et avoir reconnu le voyageur. Il sauta à bas de son cheval et s’inclina pour l’accueillir. « Je me demandais qui cela pouvait bien être. C’est donc Lao Dan, le Chef Bibliothécaire. Ca, c’est une surprise ! »

Lao Zi se hâta de descendre du buffle en s’aidant des deux mains. Il scruta le visage du Gardien en rétrécissant les yeux, et dit d’une voix hésitante « Ma mémoire baisse… »
« Bien sûr. C’est tout à fait naturel. Vous ne pourriez pas vous souvenir de moi. Je suis le Gardien Xi. Je suis venu vous voir une fois, Monsieur, quand je suis passé à la Bibliothèque consulter « L’Essence des Impôts »

Pendant ce temps, les douaniers farfouillaient dans la selle et le tapis de selle. L’un d’eux fit un trou avec un poinçon et fourra son doigt dedans pour tâter autour. Puis il s’éloigna à grands pas d’un air dédaigneux.

« Etes-vous sorti vous promener auprès du Mur ? » demanda le Gardien Xi.
« Non. Je pensais partir pour changer d’air … »

« Très bien. Vraiment très bien. A l’heure actuelle, on ne parle que d’hygiène. L’hygiène est d’une importance suprême. Mais c’est une telle occasion pour nous ! Nous vous prions instamment de passer quelques jours avec nous dans le bâtiment des douanes pour nous faire bénéficier de votre savoir … »

Avant que Lao Zi ait pu répondre, les quatre soldats s’approchèrent et le hissèrent sur le buffle. Un des douaniers piqua la croupe de l’animal avec sa badine, et le buffle, baissant la queue, se mit à courir vers la Passe.

Une fois arrivés, ils ouvrirent la grande salle pour le recevoir. C’était la pièce centrale de la Tour de la Porte, et des fenêtres, on ne pouvait rien voir d’autre que le plateau de loess, s’inclinant vers l’horizon. Cette imposante forteresse s’élevait au sommet d’une pente escarpée, et le sol s’effondrait de chaque côté de sa porte. Le chemin de terre qui y menait semblait construit entre deux précipices. Une simple motte de terre aurait suffit à le bloquer.

Ils burent de l’eau bouillie et mangèrent du pain sans levain. Après que Lao Zi se fut reposé un petit moment, le Gardien Xi l’invita à leur donner une conférence. Comme il était hors de question de refuser, Lao Zi acquiesça volontiers.

Ce fut le branle-bas et la bousculade quand l’assistance s’assit dans la grande salle. En plus des huit hommes qui l’avaient escorté, il y avait encore quatre soldats, deux douaniers, cinq éclaireurs, un copiste, un comptable et un cuisinier. Certains d’entre eux avaient apporté des pinceaux, des couteaux et des tablettes de bois pour prendre des notes.

Lao Zi s’assit au milieu, impassible, comme sculpté dans du bois. Un profond silence se fit, il s’éclaircit la voix à plusieurs reprises et ses lèvres remuèrent derrière sa barbe. Dans l’instant, tous les autres retinrent leur souffle et écoutèrent de toutes leurs oreilles pendant qu’il psalmodiait :

« La Voie qui peut être enseignée n’est pas une Voie immuable ;
Les noms que l’on peut donner ne sont pas des noms immuables ;
C’est de l’Innommé que le Ciel et la Terre sont nés ;
Le nommé n’est rien d’autre que la mère nourricière des dix mille créatures, chacune selon son espèce … »

Les auditeurs se regardèrent. Personne ne prenait de notes. Lao Zi continua :

« En vérité,
Seul celui qui s’affranchit pour toujours du désir peut voir les Essences Secrètes 
Celui qui ne s’est jamais affranchi du désir ne peut voir que les manifestations extérieures ;
Ces deux choses sont nées de la même matrice,
Mais néanmoins, elles sont différentes par le nom.
La « même matrice » on ne peut que l’appeler le Mystère.
Ou peut-être « Plus obscur que tout Mystère »
Le Portail d’où paraît toute Essence Secrète »

On voyait des signes de détresse sur tous les visages. Quelques uns semblaient ne savoir que faire de leurs mains et de leurs pieds. Un des douaniers baya largement ; le copiste s’endormit, ses couteaux, pinceaux et tablettes de bois glissèrent et tombèrent bruyamment sur le sol.

Lao Zi semblait ne pas avoir remarqué ; pourtant il s’en était sûrement rendu compte, car il commença à entrer dans les détails. Mais comme il n’avait plus de dents, sa prononciation n’était pas claire ; son accent du Shanxi mélangé à celui du Hunan faisait qu’il confondait les sons « l » et « n » ; de plus, il ponctuait toutes ses phrases de « Erh »  Ils ne le comprirent pas mieux qu’avant. Mais maintenant, plus il entrait dans les détails, plus leur détresse grandissait.

Pour sauver les apparences, ils devaient rester jusqu’au bout. Mais petit à petit, certains s’étendirent, d’autres se vautrèrent sur le côté, et chacun se retira dans ses pensées. A la fin, Lao Zi conclut :

« Le sage doit agir en évitant les conflits »

Même lorsqu’il demeura silencieux, personne ne bougea. Lao Zi attendit un moment, puis ajouta : « Erh, c’est tout »

Alors ils semblèrent s’éveiller d’un interminable rêve. Après être restés assis si longtemps, ils avaient les jambes trop engourdies pour pouvoir se lever immédiatement. Mais leur cœur connaissait le même étonnement et le même bonheur que des prisonniers que l’on gracie.

On conduisit Lao Zi dans une pièce attenante au grand hall et on le pria de se reposer. Après avoir bu quelques gorgées d’eau bouillie, il s’assit immobile, comme sculpté dans du bois.

Pendant ce temps, dehors, s’élevait une chaude discussion. Sous peu, quatre délégués vinrent le voir. L’essentiel de leur communiqué était le suivant : comme il avait parlé trop vite et sans utiliser la langue standard, personne n’avait pu prendre des notes. Ce serait trop dommage de ne pas garder d’archives. En conséquence, ils le priaient instamment d’écrire le texte de sa conférence.

« De quoi est-ce qu’il a parlé ? J’ai pas compris un seul mot ! » cria le comptable, dont l’accent personnel était très particulier.

« Vous feriez mieux de tout rédiger » dit le copiste, dans le dialecte de Juzhu. « Une fois que ce sera bien consigné par écrit, vous n’aurez pas parlé pour rien »

Lao Zi ne les comprenait pas bien non plus. Mais comme les deux autres avaient posé devant lui des pinceaux, un couteau et des tablettes de bois, il devina que ce qu’ils voulaient, c’était le texte de sa conférence. Comme il était hors de question de refuser, il acquiesça volontiers. Mais parce qu’il était tard, il promit de s’y mettre le lendemain matin. Satisfaits du résultat de ces négociations, la délégation s’en fut.

Le jour suivant l’aube pointa. Lao Zi était d’humeur à sortir, mais il se mit au travail, impatient qu’il était de quitter la Passe au plus vite. Et il ne pouvait le faire sans s’atteler à ce texte. Un coup d’œil à la pile de tablettes de bois le fit se sentir encore plus mal.

Mais sans changer de contenance, il s’assit calmement et se mit à écrire. Il se remit exactement dans l’état d’esprit dans lequel il était la veille, et écrivit mot à mot tout ce qu’il avait dit.

C’était avant l’invention des lunettes, et ses pauvres yeux vieux et brouillés, appliqués jusqu’à ne plus ressembler qu’à de simples fentes, furent soumis à rude épreuve. Ne s’arrêtant que pour boire de l’eau bouillie et manger un peu de pain sans levain, il écrivit pendant un jour et demi, ne produisant toutefois pas plus de cinq mille caractères de grande taille.

« Ca devrait suffire pour me faire sortir de là » pensa-il. Il prit une cordelette et lia les tablettes ensemble, les laissant pendre entre deux ficelles. Puis, tout courbé sur sa canne, il alla porter son manuscrit au bureau du Gardien de la Passe et lui faire part de son désir de partir immédiatement.

Le Gardien Xi ravi, le couvrit de compliments, et se montra absolument désolé à l’idée qu’il voulait partir. Après avoir essayé en vain de le garder un petit peu plus longtemps, il prit une expression navrée et consentit à son départ, ordonnant à ses soldats de seller le buffle.

De ses propres mains, il prit sur les étagères un paquet de sel, un paquet de sésame, et quinze pains sans levain. Il mit tout cela dans un sac blanc qui avait été confisqué, et l’offrit à Lao Zi pour la route. Il lui fit remarquer que ce traitement de faveur était réservé aux auteurs âgés. Un homme plus jeune n’aurait reçu que dix pains.


Avec des remerciements réitérés, Lao Zi prit le sac. Il descendit de la forteresse, escorté de toute la garnison. A la Passe, il conduisit son buffle par la bride, jusqu’à ce que le Gardien Xi le supplie de monter ; et après avoir encore échangé des politesses pendant un moment, il se laissa persuader.

Ayant fait ses adieux, il indiqua la direction au  buffle et chemina lourdement vers la bas de la pente.

Peu après, le buffle se mit à marcher plus vite, et partit même à grandes foulées. Les autres regardaient du haut de la Passe. Quand Lao Zi fut éloigné de six ou sept mètres, ils pouvaient encore voir sa barbe blanche et son manteau jaune, le buffle et le sac blanc.

Puis la poussière s’éleva, noyant l’homme et la bête, rendant tout gris. A présent ils ne pouvaient rien voir d’autre que de la poussière jaune. Tout le reste s’était évanoui.

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