La véritable histoire de la disparition du Vieux Maître
Dans la Chine ancienne, on écrivait les caractères sur des lattes de bambou attachées entre elles par des ficelles. Les "livres" pesaient assez lourd....
DEUXIEME
PARTIE
En approchant de la Passe de Hangu, au lieu de prendre le grand chemin qui
y menait directement, Lao Zi retint son buffle et prit un chemin de traverse
pour aller voir la Muraille de plus près. Il espérait pouvoir l’escalader. Le
Mur n’était pas trop haut, et en se tenant debout sur le dos du buffle, il
aurait pu se hisser dessus. Mais cela voulait dire abandonner le buffle
derrière.
Pour passer par au dessus, il aurait fallu chevaucher une grue, et à cette
époque, ni Lu Ban ni Mo Di n’étaient nés – et Lao Zi lui-même était incapable
d’inventer un truc comme ça ! Bref, quoi qu’il torturât dur son cerveau de
philosophe, il ne trouvait pas de solution.
Il ne se rendit guère compte non plus qu’alors qu’il faisait demi-tour dans
le chemin de traverse, il avait été repéré par un éclaireur qui fit promptement
son rapport au Gardien de la Passe. Ainsi donc, il avait parcouru moins de
vingt mètres qu’une troupe de cavaliers accourut au galop. L’éclaireur était en
tête, puis venait Xi le Gardien de la Passe, suivi de quatre soldats et de deux
agents des douanes.
« Halte ! » crièrent quelques uns d’entre eux. Lao Zi retint
vivement son buffle, et s’arrêta, immobile, comme sculpté dans du bois.
« Eh bien ! Eh bien ! » s’exclama le Gardien de la
Passe tout surpris, après s’être précipité en avant et avoir reconnu le voyageur.
Il sauta à bas de son cheval et s’inclina pour l’accueillir. « Je me
demandais qui cela pouvait bien être. C’est donc Lao Dan, le Chef
Bibliothécaire. Ca, c’est une surprise ! »
Lao Zi se hâta de descendre du buffle en s’aidant des deux mains. Il scruta
le visage du Gardien en rétrécissant les yeux, et dit d’une voix hésitante
« Ma mémoire baisse… »
« Bien sûr. C’est tout à fait naturel. Vous ne pourriez pas vous
souvenir de moi. Je suis le Gardien Xi. Je suis venu vous voir une fois,
Monsieur, quand je suis passé à la Bibliothèque consulter « L’Essence des
Impôts »
Pendant ce temps, les douaniers farfouillaient dans la selle et le tapis de
selle. L’un d’eux fit un trou avec un poinçon et fourra son doigt dedans pour
tâter autour. Puis il s’éloigna à grands pas d’un air dédaigneux.
« Etes-vous sorti vous promener auprès du Mur ? » demanda le
Gardien Xi.
« Non. Je pensais partir pour changer d’air … »
« Très bien. Vraiment très bien. A l’heure actuelle, on ne parle que
d’hygiène. L’hygiène est d’une importance suprême. Mais c’est une telle
occasion pour nous ! Nous vous prions instamment de passer quelques jours
avec nous dans le bâtiment des douanes pour nous faire bénéficier de votre
savoir … »
Avant que Lao Zi ait pu répondre, les quatre soldats s’approchèrent et le
hissèrent sur le buffle. Un des douaniers piqua la croupe de l’animal avec sa
badine, et le buffle, baissant la queue, se mit à courir vers la Passe.
Une fois arrivés, ils ouvrirent la grande salle pour le recevoir. C’était
la pièce centrale de la Tour de la Porte, et des fenêtres, on ne pouvait rien
voir d’autre que le plateau de loess, s’inclinant vers l’horizon. Cette
imposante forteresse s’élevait au sommet d’une pente escarpée, et le sol
s’effondrait de chaque côté de sa porte. Le chemin de terre qui y menait
semblait construit entre deux précipices. Une simple motte de terre aurait
suffit à le bloquer.
Ils burent de l’eau bouillie et mangèrent du pain sans levain. Après que
Lao Zi se fut reposé un petit moment, le Gardien Xi l’invita à leur donner une
conférence. Comme il était hors de question de refuser, Lao Zi acquiesça
volontiers.
Ce fut le branle-bas et la bousculade quand l’assistance s’assit dans la
grande salle. En plus des huit hommes qui l’avaient escorté, il y avait encore
quatre soldats, deux douaniers, cinq éclaireurs, un copiste, un comptable et un
cuisinier. Certains d’entre eux avaient apporté des pinceaux, des couteaux et
des tablettes de bois pour prendre des notes.
Lao Zi s’assit au milieu, impassible, comme sculpté dans du bois. Un
profond silence se fit, il s’éclaircit la voix à plusieurs reprises et ses lèvres
remuèrent derrière sa barbe. Dans l’instant, tous les autres retinrent leur
souffle et écoutèrent de toutes leurs oreilles pendant qu’il psalmodiait :
« La Voie qui peut être enseignée n’est pas une Voie immuable ;
Les noms que l’on peut donner ne sont pas des noms immuables ;
C’est de l’Innommé que le Ciel et la Terre sont nés ;
Le nommé n’est rien d’autre que la mère nourricière des dix mille
créatures, chacune selon son espèce … »
Les auditeurs se regardèrent. Personne ne prenait de notes. Lao Zi
continua :
« En vérité,
Seul celui qui s’affranchit pour toujours du désir peut voir les Essences
Secrètes
Celui qui ne s’est jamais affranchi du désir ne peut voir que les
manifestations extérieures ;
Ces deux choses sont nées de la même matrice,
Mais néanmoins, elles sont différentes par le nom.
La « même matrice » on ne peut que l’appeler le Mystère.
Ou peut-être « Plus obscur que tout Mystère »
Le Portail d’où paraît toute Essence Secrète »
On voyait des signes de détresse sur tous les visages. Quelques uns
semblaient ne savoir que faire de leurs mains et de leurs pieds. Un des
douaniers baya largement ; le copiste s’endormit, ses couteaux, pinceaux
et tablettes de bois glissèrent et tombèrent bruyamment sur le sol.
Lao Zi semblait ne pas avoir remarqué ; pourtant il s’en était
sûrement rendu compte, car il commença à entrer dans les détails. Mais comme il
n’avait plus de dents, sa prononciation n’était pas claire ; son accent du
Shanxi mélangé à celui du Hunan faisait qu’il confondait les sons
« l » et « n » ; de plus, il ponctuait toutes ses
phrases de « Erh » Ils ne le
comprirent pas mieux qu’avant. Mais maintenant, plus il entrait dans les
détails, plus leur détresse grandissait.
Pour sauver les apparences, ils devaient rester jusqu’au bout. Mais petit à
petit, certains s’étendirent, d’autres se vautrèrent sur le côté, et chacun se
retira dans ses pensées. A la fin, Lao Zi conclut :
« Le sage doit agir en évitant les conflits »
Même lorsqu’il demeura silencieux, personne ne bougea. Lao Zi attendit un
moment, puis ajouta : « Erh, c’est tout »
Alors ils semblèrent s’éveiller d’un interminable rêve. Après être restés
assis si longtemps, ils avaient les jambes trop engourdies pour pouvoir se
lever immédiatement. Mais leur cœur connaissait le même étonnement et le même
bonheur que des prisonniers que l’on gracie.
On conduisit Lao Zi dans une pièce attenante au grand hall et on le pria de
se reposer. Après avoir bu quelques gorgées d’eau bouillie, il s’assit immobile,
comme sculpté dans du bois.
Pendant ce temps, dehors, s’élevait une chaude discussion. Sous peu, quatre
délégués vinrent le voir. L’essentiel de leur communiqué était le
suivant : comme il avait parlé trop vite et sans utiliser la langue
standard, personne n’avait pu prendre des notes. Ce serait trop dommage de ne
pas garder d’archives. En conséquence, ils le priaient instamment d’écrire le
texte de sa conférence.
« De quoi est-ce qu’il a parlé ? J’ai pas compris un seul
mot ! » cria le comptable, dont l’accent personnel était très
particulier.
« Vous feriez mieux de tout rédiger » dit le copiste, dans le
dialecte de Juzhu. « Une fois que ce sera bien consigné par écrit, vous
n’aurez pas parlé pour rien »
Lao Zi ne les comprenait pas bien non plus. Mais comme les deux autres
avaient posé devant lui des pinceaux, un couteau et des tablettes de bois, il
devina que ce qu’ils voulaient, c’était le texte de sa conférence. Comme il
était hors de question de refuser, il acquiesça volontiers. Mais parce qu’il
était tard, il promit de s’y mettre le lendemain matin. Satisfaits du résultat
de ces négociations, la délégation s’en fut.
Le jour suivant l’aube pointa. Lao Zi était d’humeur à sortir, mais il se
mit au travail, impatient qu’il était de quitter la Passe au plus vite. Et il
ne pouvait le faire sans s’atteler à ce texte. Un coup d’œil à la pile de
tablettes de bois le fit se sentir encore plus mal.
Mais sans changer de contenance, il s’assit calmement et se mit à écrire. Il
se remit exactement dans l’état d’esprit dans lequel il était la veille, et
écrivit mot à mot tout ce qu’il avait dit.
C’était avant l’invention des lunettes, et ses pauvres yeux vieux et
brouillés, appliqués jusqu’à ne plus ressembler qu’à de simples fentes, furent
soumis à rude épreuve. Ne s’arrêtant que pour boire de l’eau bouillie et manger
un peu de pain sans levain, il écrivit pendant un jour et demi, ne produisant
toutefois pas plus de cinq mille caractères de grande taille.
« Ca devrait suffire pour me faire sortir de là » pensa-il. Il
prit une cordelette et lia les tablettes ensemble, les laissant pendre entre
deux ficelles. Puis, tout courbé sur sa canne, il alla porter son manuscrit au
bureau du Gardien de la Passe et lui faire part de son désir de partir
immédiatement.
Le Gardien Xi ravi, le couvrit de compliments, et se montra absolument
désolé à l’idée qu’il voulait partir. Après avoir essayé en vain de le garder
un petit peu plus longtemps, il prit une expression navrée et consentit à son
départ, ordonnant à ses soldats de seller le buffle.
De ses propres mains, il prit sur les étagères un paquet de sel, un paquet
de sésame, et quinze pains sans levain. Il mit tout cela dans un sac blanc qui
avait été confisqué, et l’offrit à Lao Zi pour la route. Il lui fit remarquer
que ce traitement de faveur était réservé aux auteurs âgés. Un homme plus jeune
n’aurait reçu que dix pains.
Avec des remerciements réitérés, Lao Zi prit le sac. Il descendit de la
forteresse, escorté de toute la garnison. A la Passe, il conduisit son buffle
par la bride, jusqu’à ce que le Gardien Xi le supplie de monter ; et après
avoir encore échangé des politesses pendant un moment, il se laissa persuader.
Ayant fait ses adieux, il indiqua la direction au buffle et chemina lourdement vers la bas de
la pente.
Peu après, le buffle se mit à marcher plus vite, et partit même à grandes
foulées. Les autres regardaient du haut de la Passe. Quand Lao Zi fut éloigné
de six ou sept mètres, ils pouvaient encore voir sa barbe blanche et son
manteau jaune, le buffle et le sac blanc.
Puis la poussière s’éleva, noyant l’homme et la bête, rendant tout gris. A
présent ils ne pouvaient rien voir d’autre que de la poussière jaune. Tout le
reste s’était évanoui.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire