jeudi 27 février 2014

La Passe de Hangu (1)

Il y a quelques années, alors que j'étais professeur en Chine - au Beijing Institute of Technology, Zhu-Hai Campus - je ne savais comment occuper mes week-ends, n'ayant pas encore beaucoup d'amis et connaissances, et vivant sur le Campus. Dans ce cas, un professeur normal cherche à se procurer des livres à la bibliothèque. Hélas, il n'y avait que des ouvrages et publications en chinois, beaucoup trop difficiles pour moi. Toutefois, je finis par mettre la main sur un petit recueil de Nouvelles écrites par le célèbre auteur du début du XX° siècle : Lu Xun.
Lu Xun (1881 - 1936) est considéré comme le "fondateur de la littérature chinoise contemporaine". En effet, dans le passé, il existait deux langues distinctes en Chine : la langue écrite (wenyan) réservée aux seuls lettrés à cause de la complexité de ses caractères et de la concision de ses énoncés ; et la langue populaire (baihua) ou langue parlée, dont les accents et expressions particulières variaient considérablement d'une province à l'autre. Lu Xun entreprit d'écrire comme parlaient ses contemporains. Son style est très simple et clair. Le vocabulaire simple. 
A cette époque, mon niveau de chinois était encore passablement bon et le petit recueil que je trouvai était en réalité une "juxta", c'est à dire que le texte original de Lu Xun était imprimé en page de gauche, et la traduction en anglais en page de droite. Je m'aperçus que je pouvais lire les deux. Aussi décidais-je d'en rédiger ma propre traduction en français. J'imaginais bien que cela avait déjà été fait.... Mais au moins ce serait ma propre version et cela m'occuperait sainement ! C'est ainsi que je traduisis quatre de ses Nouvelles.
Aujourd'hui, je vais vous présenter celle qui s'intitule "La Passe de Hangu" - ou - "Le départ de Laozi". Mais avant de vous présenter le texte en lui-même, voici quelques précisions :




POUR MIEUX COMPRENDRE


Lao Zi, philosophe légendaire et fondateur du Taoïsme, aurait vécu à la fin du VI° siècle ou au début du V° siècle Avant Jésus-Christ, et aurait été non seulement contemporain de Confucius (551 – 479), mais également son Maître.



Lao Zi est la romanisation, selon le système pinyin, de deux caractères chinois qui signifient « Vieux Maître ». L’ancienne romanisation était Lao Tseu. Mais il est également connu sous le nom de Lao Tan dans le Zhuangzi.





Selon le Livre des Rites, il y avait un maître du nom de Lao Tan, qui était expert en rites funéraires. Kong Zi, Maître Kong, n’aurait pu répondre à d’épineuses questions qu’après avoir consulté Lao Tan, et lui aurait même une fois servi d’assistant au cours d’une cérémonie.



Le Zhuangzi fut rédigé à la fin du IV° siècle par Zhuang Zhou– ou Zhuang Zi (370 – 300 BC). Lao Tan y est présenté comme critique vis-à-vis de Confucius. Selon Sima Qian, ou trouve dans cet ouvrage d’intéressantes indications, anecdotes et explications au sujet de Lao Zi.



Sa relation avec Confucius est également un des points forts du livre. Lao Tan pense que Confucius a encore beaucoup à faire avant de devenir un homme réellement vertueux, et il se désole à son sujet. Il lui conseille d’abandonner sa tendance à créer des règles, instaurer des rites, et établir des discriminations entre les hommes. A ses yeux ce sont des entraves.



Quand Lao Tan parle à Confucius, il l’’appelle par son nom personnel « Ch’iu » (Kong Qui, dans notre texte). C’est une liberté et une familiarité que seul un personnage âgé et possédant de l’’ascendant peut se permettre. Cela nous porte à croire que Lao Tan était le Maître et que Confucius reconnaissait son autorité.



Lao Tan était archiviste pour l’Etat de Zhou. Confucius, dépité de n’avoir point de succès, offrit un jour ses propres œuvres à Lao Zi. Mais ce dernier  ne les trouva pas dignes de figurer dans la Bibliothèque Nationale de Zhou.



Une autre fois, Confucius déplore que, malgré sa parfaite connaissance des Six Classiques, aucun des 72 Princes auxquels il a proposé ses services en tant que Conseiller d’Etat, n’a voulu de lui. « Tant mieux ! » lui répond Lao Zi – et il lui conseille de cesser de s’occuper de ce qui jonche les sentiers battus et de vivre le Tao (Dao), la Voie elle-même. Il lui demande de cesser d’enseigner les rites et d’être naturel.



Le Tao est le processus de la réalité en elle-même, la façon dont les choses se mettent en place tout en se transformant. Cela reflète la croyance chinoise la plus profondément enracinée, que le changement est la caractéristique essentielle de toute chose.



C’est l’Historien Sima Qian (145 – 89 BC) qui écrivit la première biographie de Lao Zi. Et c’est lui qui nous raconte que, lorsque le Royaume de Zhou commença à décliner, Lao Zi décida de quitter la Chine et d’aller vers l’’Ouest.



Quand il atteignit la Passe de la montagne, le Gardien de la Passe (Yin Xi, également appelé Kuan Yin), insista pour qu’il mette son enseignement par écrit, afin que d’autres puissent en prendre connaissance après son départ. Lao Zi écrivit un livre en deux parties et quelques 5.000 caractères.



Ensuite, il partit, et personne ne le revit jamais.



C’est à tout cela que Lu Xun fait allusion dans cette Nouvelle que j’ai intitulée : « La Passe de Hangu, ou la Véritable Histoire de la Disparition du Vieux Maître ». Dans ce texte, comme dans les trois suivants, on peut apprécier à la fois l’érudition raffinée et le réalisme goguenard de Lu Xun.

 Confucius salue le Vieux Maïtre






PREMIERE PARTIE


Lao Zi était assis, immobile, impassible, comme sculpté dans du bois.
« Maître ! Kong Qui est encore là ! » murmura son disciple Geng-sang Chu en entrant, d’un air agacé.
« Fais-le entrer… »

« Comment allez-vous, Maître ? » demanda Confucius, s’inclinant respectueusement.
« Comme toujours » répondit Lao Zi « Et vous ? Avez-vous lu tous les livres de votre bibliothèque ? »
« Oui, mais… » Pour la première fois Confucius semblait un peu désemparé.

« J’ai étudié les six classiques : le Livre des Odes, les Chroniques, le Livre des Rites, le Livre de la Musique, le Livre des Mutations, et les Annales des Printemps et des Automnes. En vérité, après tout ce temps, je les possède à fond. Je suis allé voir soixante-douze princes, dont pas un seul ne veut de mes conseils. Il est certainement difficile de se faire comprendre. Ou peut-être est-ce la Voie qui est difficile à expliquer ? »

« Vous avez de la chance de ne pas avoir rencontré un prince capable » répondit Lao Zi. « Les six classiques sont le sentier battu laissé par les rois de l’Antiquité. Comment peuvent-ils éclairer une nouvelle voie ? Vos paroles sont comme une piste défoncée par les sandales – mais les sandales ne sont pas semblables à une piste ».

Après une pose, il continua « Les hérons blancs n’ont qu’à se regarder fixement, et la femelle conçoit. Chez les insectes, le mâle chante du côté exposé au vent, la femelle répond du côté sous le vent, et elle est enceinte. Pour les hermaphrodites, chacun a deux sexes et se féconde lui-même. La nature ne peut pas être modifiée, la destinée ne peut pas être changée ; on ne peut arrêter le temps ni faire obstruction à la Voie. Si vous suivez la Voie, tout est possible ; si vous la perdez, rien n’est possible ».

Confucius s’assit, comme frappé d’un coup de massue sur la tête, comme privé de conscience, impassible, comme sculpté dans du bois.
Il se passa environ huit minutes. Il respira profondément et se leva pour prendre congé, ayant comme d’habitude, remercié le Maître fort courtoisement pour son enseignement.

Lao Zi ne le retint pas. Il se leva et, tout courbé sur sa canne, l’accompagna jusqu’à la porte de la bibliothèque. Ce fut seulement lorsque Confucius s’apprêta à monter en voiture que le vieil homme murmura mécaniquement :
« Vous devez vraiment partir ? Vous ne voulez pas prendre le thé ? »
« Merci ».

Confucius monta dans la voiture. Penché sur la barre horizontale, il leva respectueusement ses mains jointes en geste d’adieu. Ran You fit claquer le fouet et cria « Allez ! ». La voiture s’ébranla. Quand elle se fut éloignée de plus de dix mètres, Lao Zi revint à sa chambre.

« Vous avez l’air en forme, aujourd’hui, Maître ». Geng-sang Chu se tenait à côté de lui, les bras le long du corps, quand Lao Zi regagna son siège.
« Vous avez prononcé un véritable discours ! ».

« Certes » répliqua Lao Zi épuisé, dans un faible soupir « J’en ai trop dit ». Une pensée le frappa « Dis-moi, qu’est devenue l’oie sauvage que Kong Qui m’a donnée ? Est-ce qu’on l’a séchée et salée ? Oui ? Et bien fais-la cuire et mange la. De toutes façons, je n’ai plus de dents, donc elle ne me sent à rien ».

Geng-san Chu sortit. Lao Zi, de nouveau tranquille, ferma les yeux. Tout était calme dans la bibliothèque, mais on entendit le grincement d’un bambou sur un larmier lorsque Geng-san Chu décrocha l’oie sauvage qui était pendue là.

Trois mois passèrent. Lao Zi était assis immobile, comme avant, impassible, comme sculpté dans du bois.
« Maître ! Kong Qui est encore là ! » murmura son disciple Geng-san Chu en entrant, l’air étonné.
« Il n’est pas venu depuis si longtemps, je me demande ce que cette visite veut dire … »
« Fais-le entrer… ». Comme d’habitude, Lao Zi ne dit rien de plus.

« Comment allez-vous, Maître ? » demanda Confucius, s’inclinant respectueusement.
« Comme toujours » répondit Lao Zi. « Cela fait longtemps que je ne vous ai pas vu. Vous avez sûrement beaucoup étudié dans votre retraite ? ».

« Pas du tout » se défendit Confucius avec modestie. « Je suis resté chez moi pour réfléchir. Je commence à avoir une lueur de compréhension. Les corbeaux et les pies se bécotent ; les poissons s’imbibent de leur salive ; les bombyx se transforment en insectes différents ; quand un frère cadet est conçu l’aîné pleure. Comment puis-je, éloigné depuis si longtemps du cycle des transformations, réussir à transformer les autres ?... ».

« C’est tout à fait ça » dit Lao Zi. « Vous avez atteint la Connaissance ».
Ils n’ajoutèrent pas un mot. Ils auraient pu être tous deux sculptés dans du bois.

Il se passa environ huit minutes. Confucius respira profondément et se leva pour prendre congé, ayant comme d’habitude remercié le Maître fort courtoisement pour son enseignement.

Lao Zi ne le retint pas. Il se leva et, tout courbé sur sa canne, l’accompagna jusqu’à la porte de la bibliothèque. Ce fut seulement lorsque Confucius s’apprêta à monter en voiture, que le vieil homme murmura mécaniquement :
« Vous devez vraiment partir ? Vous ne voulez pas prendre le thé ? ».
« Merci »

Confucius monta dans sa voiture. Penché sur la barre horizontale, il leva respectueusement ses mains jointes en geste d’adieu. Ran You fit claquer le fouet et cria « On y va ! ». La voiture s’ébranla. Quand elle se fut éloignée de plus de dix mètres, Lao Zi revint à sa chambre.

« Ca n’a pas l’air d’aller, aujourd’hui, Maître ». Geng-san Chu se tenait à côté de lui, les bras le long du corps, quand Lao Zi regagna son siège. « Vous avez très peu parlé … »
« Certes » répliqua Lao Zi épuisé, dans un faible soupir. « Mais tu ne comprends pas. Je crois que je dois partir » 
« Pourquoi ? » Geng-san Chu chancelait, comme frappé par la foudre.

« Kong Qui comprends mes idées. Il sait que je suis le seul à voir clair en lui, et cela doit le gêner. Si je ne pars pas, la situation va devenir embarrassante … »
« Mais est-ce qu’il ne se réclame pas de la même Voie ? Pourquoi faudrait-il que vous partiez ? »
« Non ». Lao Zi fit un geste de la main, indiquant son désaccord. « La nôtre n’est pas la même Voie. Il se peut que nous ayons les mêmes sandales, mais les miennes sont faites pour voyager dans les déserts, les siennes pour aller à la Cour »

« Mais vous êtes son Maître malgré tout »   
« Es-tu si naïf après toutes ces années en ma compagnie ? » pouffa Lao Zi. « Comme il est vrai que la nature ne peut être modifiée et que la destinée ne peut être changée ! Tu devrais savoir que Kong Qui n’est pas comme toi. Il ne reviendra jamais, et ne m’appellera plus jamais Maître. Il parlera de moi en disant « Ce vieux bonhomme », et il fera des siennes derrière mon dos »
« Je n’aurais jamais pensé cela. Mais vous avez toujours raison, Maître, quand vous jugez des hommes … »
« Non. Au début, j’ai aussi fait de fréquentes erreurs » 

« Bon » continua Geng-san Chu après réflexion « nous allons en découdre avec lui … »
Lao Zi pouffa à nouveau et ouvrit sa bouche toute grande.
« Regarde ! Il me reste combien de dents ? »
« Pas une »
« Et ma langue ? »
« Elle est toujours là » 
« Tu comprends ? »
« Vous voulez dire, Maître, que ce qui est dur part en premier, et que ce qui est mou dure ? »

« Précisément. Je pense que tu ferais mieux d’aller emballer tes affaires et de retourner à la maison voir ta femme. Mais d’abord, panse mon buffle et met la selle et le tapis de selle au soleil. C’est ce que je prendrai en premier demain »

Et moi, demain, je vous donnerai la seconde partie de ce récit....

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