Dans ce chapitre, il est question de l'arrivée des "renforts" pour le poste de l'Attaché de Défense à l'Ambassade, des fêtes de fin d'année à la Résidence et des soucis que peuvent occasionner les réceptions, quand on prend les choses trop à coeur....
Puis du séjour de mon amie Christiane Barthélémy, marqué par plusieurs petites anecdotes typiques de ce qui peut arriver dans ce pays à cette époque, et aussi, de mon état d'esprit !
Chapitre 7
LA PISTE DES BULGARES
Avec la fin de l’année, les visiteurs se succèdent au pas
cadencé. Il semble que le Cambodge fasse courir les foules et que, depuis la
réouverture des ambassades, ce soit devenu le dernier lieu à la mode ! Et
pour commencer, nous recevons l’Amiral Bernard Moysan. Il vient inspecter le Poste de l’Attaché de
Défense. C’est un monsieur d’âge et de corpulence moyenne, très gentil, et qui
semble favorablement impressionné par le travail abattu en seulement quelques
mois. Juste avant son arrivée, j’ai réussi à faire poser des rideaux dans le
bureau du Colonel, pour l’impressionner favorablement, et je lui avais préparé
un beau cadeau : une tête khmère en bronze. De plus, par un heureux concours de
circonstances, nous avons été invités tous les trois au superbe dîner de
clôture du « Voyage du Figaro » C’était absolument magnifique,
j’avais l’impression d’être en plein dans une image de rêve de magazine de
luxe, et l’Amiral semblait ravi. Tous les participants étaient quelque peu
âgés, et comme l’homme le plus jeune était notre Excellence Philippe Coste, la
noble assemblée m’a prise pour l’ambassadrice. C’était amusant ! Le
lendemain matin, encore une fois à cause d’un petit retard de Monsieur Huang –
il doit prendre de l’âge – c’est moi qui ai emmené l’Amiral à l’aéroport, et
même accompagné jusqu’à la passerelle de l’avion ! J’ai beaucoup de
chance. D’une part François m’associe toujours à toutes les activités et me laisse faire ce genre de choses, d’autre
part, comme je suis la seule épouse expatriée, les messieurs sont en général
très gentils avec moi, d’autant plus d’ailleurs qu’ils comprennent vite que je ne
joue aucun « jeu de rôle » du genre « la femme du Colonel »
ou « la femme du diplomate » et qu’en toute circonstance je reste
totalement naturelle. Je ne cherche jamais à intervenir dans leurs
conversations. Au contraire, je les écoute très volontiers surtout lorsqu’ils
sont intéressants. Quand je sens qu’ils en ont besoin je suis aux petits soins.
Et pour le reste, toujours prête à rencontrer de nouveaux visages, à sortir,
voire même à aller en brousse !
Mais ce n’est pas souvent. La plupart du temps je reste dans
la capitale et je m’occupe de ma PME – comme j’aime à le dire – Et je fais
aussi tout ce que je peux pour le Poste. Récemment, j’ai été chargée de faire
faire un nouveau bureau pour meubler dignement la pièce du fond. Les meubles
sont fabriqués sous des hangars, au sud de la ville. Ils sont terriblement
épais et lourds. Les artisans tiennent absolument à mettre des renforts sous le
plateau des tables, ce qui ne se fait nulle part ailleurs parce que cela ne se
justifie pas. Méthodes archaïques, probablement. J’ai donc veillé sur la
fabrication et le transport d’un bureau. En effet, Le Colonel va recevoir un Capitaine
en renfort. Les pauvres ouvriers transpirent des litres pour hisser ce lourd
meuble au second étage de l’Ambassade. Une fois en place, François s’y assoit
et s’écrie, furieux : « Tu l’as fait à ta taille ! Jamais le
Capitaine ne pourra utiliser ce bureau ridicule ! Il sera obligé d’ôter le
tiroir… » Hum… Oui, peut-être… Je suis très mortifiée…
Cela me soucie beaucoup. Aussi, dès que j’entends dire que
« les renforts sont arrivés » sous prétexte de leur souhaiter la
bienvenue, je me précipite à l’Ambassade pour les voir. Tous deux ont été
détachés du 13° Régiment de Dragons Parachutiste
.
Monsieur Mézino est de taille moyenne,
brun de peau et de cheveux, souriant, l’air
très gentil. Mais celui qui me soucie, c’est le fameux Capitaine. Si c’est un colosse,
en effet, le tiroir de la table va le gêner et il faudra que je fasse arranger
le bureau. Je vais directement dans la pièce du fond et y trouve un petit
monsieur… pas plus grand que moi ! Il se retourne et me sourit. Je suis si
soulagée et si contente que j’éclate de rire ! Nous nous présentons :
« Franck Puget » « Mélanie ». C’est le début d’une solide
amitié.
Pour Noël, une fête familiale s’impose. Me voilà donc très
occupée à tout organiser. Le 25 nous irons en brousse rendre visite au Général Pacaud,
mais le mercredi 23 convient à tout le monde, même aux différents professeurs
de Marie qui seront de la fête. J’ai prévenu Toy pour qu’il fasse venir sa
femme et ses enfants qui habitent une maison sur pilotis sur la route du
Viêt-Nam, et j’ai demandé - et obtenu du Colonel qu’il accorde un congé au
personnel du Poste au grand complet. Avec les nouveaux venus et tout le
personnel que j’emploie à la Résidence, cela fait du monde ! Et
naturellement, j’invite aussi Monsieur Huang qui sera dans le rôle respectable
du plus âgé de la famille. Depuis un bon moment, j’achète des cadeaux pour tous.
Par ailleurs j’ai fait une crèche et
décoré un résineux en pot pour qu’il ressemble à un sapin de Noël. Au Marché
Central on trouve des guirlandes électriques clignotantes avec des petites
ampoules de couleur. Tous les cadeaux sont sous le sapin et la grande table de
la salle à manger est couverte de plats avec tout ce qui peut faire plaisir à
chacun selon ses goûts. Madame Saut, la cuisinière, a même préparé des plats
spéciaux pour l’occasion. Inutile de dire que chacun a revêtu ses plus beaux
atours, que Monsieur Huang a rajeuni, et que tout le monde est très heureux.
Une fête rien que pour eux ! Ils prennent la pose pour les photos
souvenirs arborant des sourires resplendissants !
Toy reste grave. Il est intimidé parce qu’il n’entre jamais
dans la maison. Quand il reste dans le jardin ou à la porte sur son petit banc,
il ne porte qu’un krama
autour des reins, ce qui explique pourquoi il est si bronzé. Mais aujourd’hui,
il a mis une chemise blanche, des pantalons bleus, une belle ceinture et une
montre. Il est accompagné de ses trois filles. Elles sont jolies, mais
lorsqu’elles sont arrivées elles étaient si sales que Marie les a savonnées
elle-même dans sa baignoire. Ca a été une belle partie de rire ! Après ce
récurage obligatoire, je leur ai donné de belles robes, toutes de couleurs
rouge ou rose. Elles sont fières et un peu intimidées mais posent bravement
pour la photo souvenir que j’offrirai ensuite à leur père. Naturellement tout
le monde reste pieds-nus. Porter des chaussures est une contrainte
insupportable et absolument injustifiable sous ce climat.
C’est Madame Saut la plus belle !
Elle porte une jupe verte toute rebrodée de bandes de couleurs vives et un
chemisier de dentelle blanche. En tant que cuisinière, elle occupe un poste
clé. Elle a beaucoup travaillé pour que tout le monde mange de bonnes choses et
maintenant, elle a bien mérité de se reposer. Elle s’assoit sur mes fauteuils
« bleu-ONU » et je fais le service.
Vana, la belle au physique d’Apsara s’est également fait une
beauté. Elle aussi porte une jupe verte, mais plissée, et un chemisier blanc à
grand col volanté. Elle s’est maquillée comme une actrice de cinéma et coiffée
avec sophistication. A vrai dire, elle ne travaille pas très bien, mais je la
garde… à titre décoratif ! Madame Sopha est une personne qui ne travaille
pour moi que de façon épisodique. C’est une dame très bien, qui, autrefois, a
reçu une excellente éducation. Mais, les malheurs de la guerre… naturellement,
elle est veuve, comme tant d’autres. Elle a des talents de couture et est
d’excellent conseil. C’est elle qui a fait les rideaux et les coussins bleus.
Samphann, professeur de français de Marie, est très chic dans une robe bleue à
col blanc asymétrique. Les nouveaux venus du Poste de l’Attaché de Défense
portent sobrement chacun une chemisette blanche et arborent un grand sourire.
Monsieur Mézino semble très content. Il rit et fait honneur aux friandises.
Quant au Capitaine, il est plus réservé. Je le trouve très pâle, mais c’est
probablement sa nature parce qu’il a les cheveux châtain clair. Je lui apporte
une assiette garnie de bonnes choses à manger et un verre de vin pour lui
donner des couleurs.
23 décembre 1992, les filles de
Toy
Tout le monde est content. Monsieur Huang, en chemise
blanche à manches longues, choisit un fauteuil qui convient à sa dignité et s’y
enfonce, les mains bien à plat devant lui. Je remarque qu’il a un stylo dans la
poche de sa chemise. Comme je sais que les chinois attachent beaucoup
d’importance aux symboles, je me demande s’il ne l’a pas mis pour bien montrer
que lui, a « de la littérature » c'est-à-dire de l’éducation. Mais
peut-être est-ce tout simplement une habitude pratique…
Marie porte une belle robe de soie rose à grand col blanc.
Elle joue avec les petites filles et se montre charmante avec tous – comme
toujours d’ailleurs. Je suis fière d’elle car elle sait se comporter de façon
appropriée en toutes circonstances – qualité fort rare de nos jours – Sa
favorite est une fillette de la famille de Madame Sopha, vraiment ravissante et
d’humeur joyeuse. Dans de telles circonstances, tout le monde parle la même
langue, celle de l’amitié entre les peuples !
Ce soir-là, il me semble que François et moi sommes en
parfaite harmonie. Certes, c’est notre pays qui nous a envoyés jouer un rôle
diplomatique pour des raisons militaires, politiques et stratégiques qui, en
général, dépassent le commun des mortels. Or, pour nous acquitter de notre
mission, nous n’avons pas à « jouer un rôle » mais à être nous-mêmes,
avec simplicité, cœur, et générosité. C’est ainsi que nous pouvons faire
avancer les choses et apporter du bonheur autour de nous.
Le 25 décembre au matin, nous partons pour Chum Kiri,
rejoindre le Général Pacaud. Patrick Pacaud est un monsieur absolument
charmant. Il est déjà un peu âgé et à la retraite. Mais lorsqu’il a entendu
parler de l’opération de l’ONU au Cambodge, il s’est porté volontaire pour être
simple observateur en province. En l’occurrence Chum Kiri est dans la Province
de Kampot, au sud ouest de Phnom-Penh, et assez accessible car la route est
carrossable même pour une Peugeot. Comme notre ami ne peut monter à la capitale
pour Noël, c’est nous qui allons le voir, pour qu’il ne passe pas cette journée
tout seul. Nous faisons bonne route. La campagne est sèche et peu riante, et
aujourd’hui, le temps est exceptionnellement froid et venteux. Les gens sont
très habillés. Nous arrivons au village et trouvons sans difficulté le
splendide établissement onusien, grâce à son drapeau. C’est le bureau du Général !
Il nous attend, riant et frétillant de plaisir. C’est un
petit monsieur au teint pâle, cheveux gris clairs, les yeux bleu vif.
Aujourd’hui, il porte un costume de brousse bleu délavé. Marie et moi lui
sautons au cou. Nous nous embrassons et plaisantons comme si nous étions
camarades de classe ! La route nous a donné faim. François lui offre une
bonne bouteille. Le Général nous annonce qu’il a prévu de nous emmener déjeuner
dans la seule gargote existante ici « Vous verrez, c’est rustique, mais
c’est sympa, et d’ailleurs il n’y a rien d’autre. Ici, c’est très pauvre. Par
contre, vous allez vite vous apercevoir que je suis la star
locale ! » En effet ! A chaque pas, quelqu’un le salue,
l’interpelle, lui fait des signes amicaux. Les gens lui ont donné un petit nom
que je ne comprends pas, mais je suppose que c’est un peu comme en Chine et que
cela veut dire « Tonton » ou « Grand Père » en signe
d’affection respectueuse. Très rapidement, nous sommes suivis par une véritable
cohorte de gamins. Lui, très à l’aise, leur répond gentiment ou leur caresse
les cheveux. Il me fait penser au « Joueur de flûte de Hamelin »
quittant la ville suivi de tous les petits enfants qui sautent, rient et
dansent une ronde enchantée… Mais non, il ne va pas nous mener dans une caverne
sous une montagne mais dans une minuscule paillotte au bord de la rue où
quelques femmes s’empressent à notre arrivée. Heureusement que nous ne sommes
pas
nombreux parce que la pièce ne fait
que quelques mètres carrés. Nous nous asseyons à une table de bois brut mal
raboté et, comme par magie, les bouteilles de bière font leur apparition. Nous
demandons des verres, puis les femmes font cuire des œufs en omelette et
quelques légumes non identifiables. Elles mettent cette pauvre nourriture dans
des assiettes ébréchées et
dépareillées
et les posent sur la table avec autant de fierté que les domestiques du Duc
Philippe devaient en éprouver lorsqu’ils apportèrent les merveilleux plats du « Banquet
du Faisan »
devant
la noble assemblée.
Il n’y a pas de fermeture à cette pièce et comme le vent
redouble, la poussière de la piste entre partout. La troupe des gamins s’est
assise en cercle autour de nous. Ils se tiennent tranquilles, comme frappés
d’un charme. Nous mangeons et le Général nous raconte sa vie ici. Il habite dans
une maison préfabriquée. Cela ressemble à un conteneur qui serait aménagé comme
un mobile-home. Il y a deux chambrettes, une pour lui, l’autre qui est occupée
par un jeune homme australien. Aujourd’hui il est à Phnom-Penh. Ils essaient
d’obtenir des informations, particulièrement sur les Khmers Rouges qui sont
encore dans la région, tout en entretenant les meilleures relations possibles
avec la population locale. Ensuite, ces messieurs passent en revue toutes leurs
connaissances communes « Avez-vous rencontré untel ? Et savez-vous ce
qu’est devenu le Commandant X ? » C’est un des sujets favoris de tous
les militaires. Je commence à être habituée.
Le festin terminé, nous laissons quelques dollars sur la
table. Mais nous sommes littéralement en position d’assiégés, parce que le
cercle de gamins n’offre aucune brèche et que ces petits assiégeants semblent
avoir pris racine sur le sol de terre battue. Mais notre ami sait comment s’y
prendre avec eux. Il avait apporté un énorme sac d’oranges. Il le pose devant
lui. La troupe au complet se lève en poussant des cris. Nullement démonté, il
les fait mettre en ligne. Chacun approche, les yeux brillants, et les mains
tendues en forme de coupe dans laquelle « Grand-Père » dépose un
fruit. « Merci » dit-il. Sagement, chaque petit répète quelque chose
qui ressemble à un « Merci ». Certains s’inclinent même
respectueusement pendant que les plus grands s’enfuient en riant. La voie est
libre. Nous montons dans la Toyota Land Rover de l’ONU et faisons un petit tour
dans les champs tout secs. Il n’y a personne ici pour nous dire que « Le
règlement c’est le règlement » et nous nous amusons comme des enfants !
La bonne humeur de notre ami est vraiment communicative. C’est à regret que
nous nous quittons, avec promesse de se revoir à Phnom-Penh dès que possible.
C’est que nous devons repartir de bonne heure en considération de la route à
faire. Il fait froid. Très froid pour le Cambodge puisque la température est
tombée à 25°. Le long de la route, nous voyons les paysans recroquevillés sous
leurs maisons à pilotis, une serviette de toilette sur les épaules en guise de
châle, entretenant un maigre feu de broussailles sèches dont ils partagent la
tiédeur avec les zébus qui se sont approchés tout doucement. Ces gracieux
animaux ont froid aussi. Je vois le feu se refléter dans leurs beaux yeux
dorés… Décidément, j’aime les zébus.
A peine rentrés, nous devons nous préparer pour une visite
officielle qui, pour la première fois, nous concerne tous les deux. Il s’agit
de Monsieur et Madame Mellick. Monsieur Jacques Mellick est un homme du Nord.
Il est Maire de la ville de Béthune dans le Pas de Calais – Mon Dieu !
Comme il doit y faire froid l’hiver – Il a sûrement occupé différents postes
dans les passé, mais je ne les connais pas. Ce qui nous concerne, c’est que
comme il est socialiste, Monsieur Mitterand l’a nommé l’an dernier Secrétaire
d’Etat à la Défense et c’est à ce titre qu’il vient nous rendre visite. Mais il
ne vient pas seul ! Son épouse Béatrix l’accompagne. Et c’est là que
j’entre en scène car je vais devoir m’occuper de cette dame pendant toute la
durée de son séjour, c'est-à-dire du lundi 28 décembre au vendredi 1° janvier. Mais
je n’ai pas vraiment à me faire de soucis car le Poste de l’Attaché de Défense
a prévu tout un programme et j’aurai le Capitaine Franck Puget comme bras
droit. Quant à notre visiteuse, elle non plus ne sera pas seule car on me
prévient que son fils l’accompagnera, ainsi qu’un garde du corps. On me signale
également qu’étant de santé fragile, je ne dois pas l’emmener dans des endroits
inaccessibles et impossibles…..
Cela me donne à réfléchir. Son fils ? Est-ce un petit
garçon ? Si c’est le cas, comment va-t-on l’occuper ? Quelle étrange
idée de l’emmener…. Un garde du corps, oui, son mari doit craindre pour sa
sécurité car j’imagine que les journalistes de la métropole ne se font pas
faute de dépeindre la situation au Cambodge sous ses couleurs les plus
terribles : poudre noire et rouge sang… Mais il peut nous faire confiance.
Nous n’allons pas l’emmener au nord du pays admirer les eaux brunes du Mékong, encore moins en brousse visiter les
zones khmères rouges, et surtout pas dans les tripots mal famés où l’on recrute
des tueurs à gage ! Seulement, je n’ai encore jamais rencontré de garde du
corps professionnel, et je me fais déjà du souci pour la santé de la dame….
Le couple Mellick arrive à Phnom-Penh le lundi en fin
d’après midi et Monsieur l’Ambassadeur reçoit tout le monde lors d’un grand
cocktail à sa Résidence. C’est le lendemain que les excursions commencent. Le
Capitaine et moi allons chercher Madame Mellick à l’Hôtel Cambodiana, le seul
hôtel de classe internationale de tout le pays, au bord du Mékong. Comme j’ai
déjà pu m’en rendre compte la veille au soir, Béatrix est une petite dame brune
très mignonne et particulièrement affable. Certes, nous ne nous connaissons pas
mais déjà elle me plait. Elle a un mot gentil pour chacun, un sourire, un petit
geste gracieux. Elle monte avec moi dans ma BMW adorée et commence à me poser
des questions sur le pays, ma vie ici, les gens que je côtoie… Je me rends tout
de suite compte que c’est une femme expérimentée qui fait rapidement la
différence entre l’essentiel et l’accessoire. Et je suis d’autant plus ravie
d’avoir à parler avec elle que cela me
remet de bonne humeur. En effet, le Capitaine prétend conduire « ma »
voiture ! Je ne m’attendais pas à de telles prétentions ! C’est un
véritable Putsch militaire ! D’ailleurs le garde du corps est assis à côté
de lui. Nous gagnons l’extérieur de la ville pour visiter un atelier de tissage
de la soie selon les méthodes les plus traditionnelles. Derrière
« ma » voiture, un autre véhicule de l’Ambassade dans lequel ont pris
place le fils de Béatrix et deux autres accompagnateurs. Ce n’est pas un petit
garçon comme je l’avais craint ! C’est un jeune monsieur d’une trentaine
d’années, grand, brun et plutôt bel homme mais assez peu loquace. Tout le monde
s’extasie sur les soies lamées qui sortent des antiques métiers en bois
conservés par je ne sais quel miracle, sauf le garde du corps qui est très
soucieux : les thaïs ont retenu son parabellum
à la douane.
La journée est très occupée : déjeuner au bord du
fleuve, visite du Musée, petits achats-souvenirs, et nous reconduisons Béatrix
au Cambodiana pour qu’elle se repose et se fasse une beauté parce que ce soir,
je donne un dîner en son honneur à la Résidence. Lorsqu’elle arrive en
compagnie du Capitaine, de son fils et du garde du corps, les autres invités
sont déjà installés au salon. J’ai veillé à ce que tout soit préparé au mieux
jusque dans les moindres détails, mais j’avoue que, ce soir, je ne me sens pas
parfaitement à l’aise. En effet, c’est la première fois de ma vie que je dois
présider un dîner officiel et je crains de manquer d’aisance… De plus, où
dois-je placer le garde du corps ? Le Protocole m’a fait dire qu’en de
telles circonstances, on ne sépare pas la dame de son ange gardien… Alors,
vite, je rectifie mon plan de table un peu à l’improvisade, ce qui, en général,
me réussit bien.
Arrivée à ce point de mes souvenirs, je vais me livrer à une
petite digression. Mais que le lecteur se rassure, je ne suis pas Laurence
Sterne et ma digression ne pas prendre l’ampleur des siennes dans son célèbre
ouvrage « La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, Gentleman ».
Non. Je dois seulement avouer qu’à mon plus grand regret, j’ai oublié le nom du
garde du corps de Madame Mellick. Mais, comme je n’aime pas parler de quelqu’un
en le désignant seulement par sa fonction, je vais donc lui en attribuer un.
Mais pas au hasard. Le 25 novembre 1992 – donc, tout récemment - est sorti un film américain intitulé
« Bodyguard » et le rôle en est interprété par le célèbre acteur
Kevin Costner. Je vais donc rebaptiser l’ange gardien de mon invitée
« Kevin ». Ceci fait, je reviens à mon dîner.
Les invités prennent place autour de la table et là, je
commence à mieux comprendre la situation. Monsieur Mellick junior est pharmacien.
Il veille sur sa mère et lui prépare une impressionnante quantité de
médicaments de toutes les couleurs qu’elle s’empresse d’avaler tout en
continuant la conversation. Kevin est beaucoup plus détendu que ce matin parce
qu’entre temps, l’Ambassade est intervenue efficacement et qu’il a récupéré son Parabellum. Le Capitaine s’épanouit
comme une fleur, sourit et fait preuve d’esprit. Les autres invités semblent
aussi apprécier la soirée. Je commence à me détendre. Bien sûr, je sais
parfaitement que je ne peux rivaliser avec les hommes pour l’intérêt de la
conversation, l’assurance dont ils font preuve et les saillies spirituelles qui
en découlent, mais puisque je vois que mes invités se sentent bien, je suis
contente et reprends confiance. Oui, je vais mener à bien cette mission !
Le lendemain je me réveille optimiste… pour apprendre que le
Capitaine est malade. Hé, je l’avais bien vu depuis son arrivée, il est de
santé fragile. Mais puisque tout a été préparé jusque dans les moindres détails
bien avant l’arrivée de nos hôtes, je vais me débrouiller toute seule. Ce
mercredi 30 décembre, nous allons à Oudong. Au fond, ce n’est pas difficile. Ce
sont les chauffeurs qui doivent rester constamment vigilants. Les passagers,
eux, peuvent se détendre et parler de choses intéressantes. Ce que nous
faisons. Néanmoins, la route est longue, cahotante, le pique nique guère
confortable, et il faut remonter en voiture sans s’attarder pour regagner
Phnom-Penh avant la nuit noire. Nous roulons plein sud sur une piste latéritique
bien rouge, « La Piste des Bulgares ». Béatrix est très fatiguée.
Assise à la place arrière droite, elle s’endort, la tête dodelinant contre la
vitre de la Land Cruiser. Le soleil couchant darde ses rayons sur son visage.
Alors, Kevin se penche, prend mon chapeau rose et très délicatement, le pose
contre la vitre pour éviter à sa protégée à la fois la lumière et les chocs. Ce
geste tendre et quasi maternel me touche énormément. D’autant plus que Béatrix
n’en saura jamais rien. Je commence à prendre beaucoup de considération pour le
métier de garde du corps en général et pour Kevin en particulier. Le soir,
Pascal Charlat nous attend chez lui pour dîner. Hélas, ce n’est pas vraiment un
succès parce que nous sommes tous beaucoup trop fatigués. C’est d’ailleurs une
des remarques que me fera Béatrix avant son départ. « Tout était parfait,
très bien organisé, très intéressant. Mais… si seulement vous m’aviez laissé
quelques heures de libre… » Oui. Excellente remarque dont je tiendrai
compte lors de prochaine visites. C’est que le programme entier avait été
organisé par des hommes, tous au zénith de leur forme physique, et vivant sur
place. Un jeune gaillard de 30 ans, 1,80 m - 80 kilos et surentraîné ne peut
absolument pas comprendre une petite dame genre porcelaine de Saxe à santé
fragile…
Le point culminant de cette visite, c’est le lendemain
dernier jour de notre année 1992 si bien remplie. Nous nous levons à l’aube
pour prendre un avion pour Siem Reap, car Béatrix ne peut quitter le Cambodge
sans avoir visité Angkor Wat. C’est Jean-Pierre Martial qui nous accueille. Je
connais Jean-Pierre et son compère Charles Maisonnave depuis plusieurs mois
déjà. Le Colonel me les ayant adressés à la Résidence sans me prévenir, j’avais
eu une après midi la surprise de trouver deux individus tout de blanc vêtus
dans mon salon, parfaitement à l’aise, regardant partout d’un œil approbateur –
encore heureux ! – mais dont l’aplomb m’avait séduit. Nous étions vite
devenus grands amis. Aujourd’hui, Jean-Pierre travaille à Siem Reap, à la
restauration des temples. Charles passe de temps à autre. Notre hôte nous
emmène chez lui prendre un petit café avant que nous nous lancions à l’assaut
de l’escalier gigantesque menant en haut du temple-montagne. Il habite une
splendide maison de bois, sur pilotis, mais beaucoup plus vaste que les maisons
ordinaires des paysans. Nous nous asseyons quelques minutes, puis, prenant
notre courage à deux mains, nous nous lançons.
Enfin, je devrais dire que c’est moi qui dois « prendre
mon courage à deux mains ». En effet, je suis terriblement sujette au
vertige. L’escalier d’ Angkor Wat me terrifie. Quand on est en bas, on n’en
voit pas le sommet tellement les marches sont hautes et abruptes. Mais j’arrive
à monter, à la condition que je ne regarde jamais derrière moi. La visite se
déroule sans problème. Il fait chaud et l’exercice est dur. A un moment,
Béatrix et moi, sans nous concerter, nous nous arrêtons pour souffler un peu.
C’est alors que Kevin, en bon ange gardien, sort de son sac une boîte de
coca-cola fraîche, l’ouvre, la passe à Béatrix qui, après en avoir bu quelques
gorgées me la tend. Je bois et passe à Kévin. J’ai cette boisson en horreur.
C’est seulement la troisième fois de ma vie que j’en avale une petite goulée,
mais je dois reconnaître qu’elle nous redonne de l’énergie, et je comprends que
Kevin me prend aussi sous son aile protectrice. J’en ai la confirmation
lorsqu’il faut redescendre l’escalier monumental qui me donne des cauchemars
chaque nuit précédant une visite. Béatrix n’a pas le vertige. Elle descend sans
aide, comme un papillon voltigeant d’une marche à l’autre avec insouciance et
légèreté. Moi, terrifiée, je m’assois sur la plus haute marche et la suis des
yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse de mon champ de vision. J’ai tellement peur
que pour un peu, j’en pleurerais... Je vais perdre la face… J’ai déjà perdu la
face… et ça m’est égal… C’est alors que Kevin, s’étant assuré que sa protégée
en titre est arrivée saine et sauve, remonte prestement vers moi. Il prend ma
main et me parle doucement. « Vous avez le vertige, c’est ça ? Ce
n’est pas une honte. Regardez au loin, ne baissez pas les yeux. Je vous tiens.
Faites-moi confiance. On y va doucement… » Cette main forte et chaude me
rassure, je m’efforce de regarder les palmiers au loin et pose un pied après
l’autre très précautionneusement. Kevin m’encourage gentiment en me parlant
comme si j’avais quatre ans. Il est très persuasif, et lorsque nous arrivons au
sol, il me complimente de mon exploit… alors que tout le mérite lui en
revient !
Nous allons déjeuner chez Jean-Pierre. Béatrix semble très
contente. Après ce petit moment de repos, nous remontons dans la Land Cruiser
pour gagner une sorte de clairière en lisière de jungle. Le sol est à peu près
plat et les herbes toutes brûlées puisque c’est la saison sèche. Nous attendons
l’hélicoptère du Secrétaire d’Etat.
Enfin le voilà ! Ce gros insecte fait un bruit tel que l’on ne s’entend
plus crier. Il se pose, la porte s’ouvre et deux hommes en descendent. Ils se
mettent à courir en notre direction, tout courbés, pantalons plaqués sur les
jambes, environnés d’un nuage de poussière et de brindilles d’herbe sèche
soulevé par le rotor. C’est Jacques Mellick et Le Colonel. Monsieur Mellick
poursuit sa course et Béatrix le rejoint. Ils disparaissent tous les deux dans
une maison en bois proche des arbres, à
laquelle je n’avais jusque là prêté aucune attention. Mon mari me rejoint et
comme je lui demande le pourquoi de cette rencontre, il me répond évasivement,
ce qui laisse la porte ouverte à toutes sortes de conjectures. J’opte pour la
plus romantique, un rendez-vous galant « loin du monde et du bruit »
en pleine brousse…..Le soir, tout le monde se retrouve à l’Hôtel Cambodiana où
nos visiteurs donnent une soirée de gala, et lendemain, ils s’envolent pour la
métropole.
Je garderai un excellent souvenir de cette visite et de la
personnalité de Béatrix. Je sais que l’on a raconté beaucoup de choses au sujet
de ce couple. Les ragots, fondés ou non, ne m’intéressent pas. Je la reverrai
toujours descendant le gigantesque escalier du temple-montagne, légère comme un
papillon, un sourire aux lèvres….
Le lendemain, vendredi 1° janvier, après avoir accompagné
nos invités à l’aéroport, nous allons tous les trois, Marie, Le Colonel et moi,
déjeuner à La Paillotte. C’est notre restaurant préféré, juste en face du Marché Central. Nous y allons très souvent.
Il est tenu par « Le Vieux Charlie » un suisse de petite taille aux
cheveux grisonnants et à l’accueil simple et chaleureux. Le décor ne présente
rien de particulier : quelques tables en bordure de rue, d’autres proches
du comptoir. La carte propose toujours les même plats, c’est d’ailleurs
pourquoi les gens reviennent, parce qu’ils sont sûrs de trouver ce qu’ils
aiment. Le service est rapide et efficace. Les garçons sont thaïs. L’un d’eux
s’appelle Somaye. C’est mon préféré et quand j’ai besoin d’aide supplémentaire
à la Résidence, je demande au Vieux Charlie de me le prêter, ce qu’il fait
toujours très volontiers. Maintenant que nous sommes des habitués de longue
date, lorsque nous arrivons, et après les compliments d’usage au maître de
maison, Somaye nous conduit à notre table préférée, apporte immédiatement de la
bière et un jus de fruit pour Marie, et va en cuisine commander notre repas.
Nous prenons invariablement des « steacks-frites » et il connaît la
cuisson préférée de chacun. Un petit steack bien cuit pour Marie et une mini
corbeille de frites. Un gros steack-beaucoup-de-frites pour Le Colonel. Et un
steack-frites-sans-frites pour moi ! Nous nous sentons encore mieux que
chez nous parce qu’il y a de l’animation et beaucoup de passage. Toujours
quelque connaissance à qui parler, ou quelque nouvelle à commenter.
Je me demande ce qu’est devenue La Paillotte aujourd’hui…
Le soir, nous fêtons l’anniversaire du Colonel. J’ai invité
quelques amis et collaborateurs proches. Nous ouvrons une bouteille de
champagne, sans laquelle il n’y a pas de fête. D’autant que nous avons
également à nous congratuler puisque nous entrons dans une nouvelle année, et
qu’elle sera très importante pour ce pays qui doit être bientôt le théâtre
d’élections libres et démocratiques… Quant à moi, je n’ai que quelques jours
pour préparer l’arrivée de ma plus chère amie : Christiane Barthélémy, qui
va séjourner quelques temps parmi nous.
Et ce mercredi 6 janvier, fête de l’Epiphanie, je vais
chercher Christiane qui arrive, tenant des deux mains un carton avec une
galette des rois et une couronne dorée ! C’est tellement inattendu, voire
carrément incongru dans le décor, et en même temps si révélateur de sa
personnalité, que cette galette la décrit toute entière : une femme au
cœur chaleureux qui cultive les traditions et les fêtes qui cimentent une
famille, qui veille à créer une ambiance positive et affectueuse, et qui me
tire des larmes d’attendrissement. Arrivées à la maison, je réunis mon
personnel pour présenter mon amie et expliquer de quoi il s’agit, puis je
remets le gâteau aux bons soins de Madame Saut qui nous le sert au dîner.
Christiane reste une quinzaine de jours au cours desquels
nous visitons la ville, les marchés, faisons des emplettes, recevons, sortons…
Bref, pour moi, le train-train quotidien. Mais pour elle tout est nouveau. Et
comme elle se passionne facilement, elle se fatigue également assez vite.
Aussi, un matin, elle me fait part de son souci : elle ne se sent pas très
bien et pense qu’elle devrait aller voir un docteur. Mais elle s’inquiète.
« Y a-t-il quelqu’un que je puisse consulter ? Et je ne parle pas
anglais… » Mais moi, je parle cette merveilleuse langue de Shakespeare –
quoi qu’il soit tout à fait impropre d’écrire cela puisque je parle l’anglais
contemporain, très différent de ce qu’il était au XVI° siècle ! – et je
connais un bon docteur ! Je l’emmène donc au camp des australiens et je
demande où trouver le Docteur Peter Rosseler. C’est celui qui s’était occupé de
Marie avant que son cas ne devienne plus grave et nécessite l’intervention du
chirurgien allemand. Alors que je me dirige vers le dispensaire, je remarque
que Christiane semble aller déjà mieux. Elle regarde tous ces beaux garçons,
grands, costauds, bien moulés dans leurs treillis, et le sourire lui revient.
Et après son entrevue avec le Docteur Rosseler elle va tout à fait bien !
Il faut dire qu’il est très séduisant et je ne doute pas que ses seuls beaux
yeux bleus puissent opérer des cures miraculeuses…
Maintenant qu’elle est remise sur pied, elle peut m’assister
pour le grand déjeuner que je donne ce mercredi 13 janvier, à la place de
Pascal Charlat. En effet, il y a quelques jours, Pascal a eu un accident. Il
est tombé à la renverse de sa terrasse qui est très haute. Il aurait pu se tuer.
Fort heureusement, il a survécu, mais il est gravement blessé aux deux
chevilles et ne pourra se tenir debout avant longtemps. Nous allons le voir. Il
est dans son lit, se lamentant sur sa maladresse, et atterré à l’idée de devoir
annuler le grand déjeuner qu’il avait prévu afin de réunir tous les premiers
conseillers d’ambassades présents en ce moment à Phnom-Penh. Non qu’il ait l’intention
de parler de sujets très spéciaux, mais seulement dans le but d’aider ces
messieurs à faire connaissance plus agréablement que dans le cadre du travail.
Ce que les militaires appellent « un repas de corps ». Alors,
n’écoutant que mon bon cœur, je lui propose de transférer le déjeuner de sa
villa à ma Résidence – ce que François accepte avec générosité. Nous dressons
donc la grande table que Le Colonel présidera, et la table ronde sur laquelle
Christiane et moi règnerons. Je prépare des plans de table, et, très satisfaite
de moi, distribue les places de tous ces messieurs. Comme je commence à bien
connaître leurs réactions, je prévois que ceux qui seront avec moi pourraient
se vexer de ne pas être à la grande table. Mais ils sont là pour faire
connaissance et passer un bon moment. Nous nous asseyons, nous félicitons et la
conversation commence. Il se trouve que tout le monde parle français à ma
table, alors que les conversations à la grande table se font en anglais. Le
plus en verve est Monsieur Shinoara, Premier Conseiller près l’Ambassade du
Japon. Il s’exprime remarquablement, sans le moindre accent, ses tournures sont
parfaites, son vocabulaire impressionnant. Au lieu de « refaire le
Cambodge » nous abordons des sujets d’intérêt général, culture,
littérature… enfin, c’est à regret que nous voyons arriver le moment de nous
séparer. Mais les meilleures choses ayant une fin, j’accompagne mes hôtes
jusque sous la frondaison. Le très charmant Monsieur Shinoara part le dernier.
Il me serre la main avec effusion, la gardant dans la sienne un peu plus
longtemps que nécessaire, multipliant les courbettes : « Madame, je
ne sais comment vous remercier. Vraiment, j’ai passé un moment délicieux. J’ai
beaucoup joui… J’ai beaucoup
joui… » Mon sourire s’élargit encore et j’avoue que j’ai bien du mal à
garder mon sérieux. Ils partent. Ils sont partis. Christiane et moi pouvons
enfin rire tout notre saoul ! « Eh bien, me dit-elle, quel effet tu
lui fais ! Que serait-ce si…. » Voilà un monsieur dont le nom restera
toujours pour moi synonyme d’allégresse !
Les visiteurs arrivent à Phnom-Penh au pas cadencé, c’est
vraiment le cas de le dire. A peine remises de ce revigorant fou-rire, notre
Ambassadeur nous invite à un grand cocktail qu’il offre à toutes les ONG
,
là aussi, pour faire connaissance. Pendant ce temps, Le Colonel reçoit une
délégation de députés ; un certain Monsieur Jourdan vient me saluer et
remercier de la part de Béatrix Mellick ; quelques officiers supérieurs
arrivent de Paris ; enfin, notre ami le Général Patrick Pacaud est sorti
de sa brousse et venu à Phnom-Penh respirer l’air de la civilisation !
Mais comme je suis à peu près certaine que j’oublie encore des tas de gens tout
à fait respectables et
fort
sympathiques, je les prie de bien vouloir m’en excuser !
Christiane Barthélémy en robe de
soie khmère,
le 15 janvier 1993 au soir
Ce vendredi 15 janvier, je donne un grand cocktail en
l’honneur de la délégation des députés. Dès la semaine dernière, j’ai commencé
à ôter les plantes vertes – dont notre sapin de Noël – et toutes les choses
pouvant encombrer le salon. J’ai fait un énorme stock de boissons. Madame Saut
est allée au marché plusieurs fois en cyclo-pousse pour acheter tous les
ingrédients nécessaires à la composition d’une impressionnante quantité de
plats. Enfin, j’ai passé commande au Vieux Charlie de toutes sortes de
comestibles plus sophistiqués que ce qu’elle sait faire, et Somaye doit venir
prêter main forte avec quelques collègues. En effet, ici, un
« cocktail » ne veut pas dire une sort d’apéritif chic où l’on ne
sert que de microscopiques toasts en mie de pain garnis de choses non
identifiables de différentes couleurs, et qui laissent tout le monde sur sa
faim. Ca, c’est bon pour les parisiens. Nous sommes « en opération ».
Quand les gens, quels qu’ils soient, sont invités le soir, ils viennent pour « manger ».
Et, croyez-moi, nourrir un colonel, un général ou un amiral, n’est pas une
mince affaire ! Les diplomates ont également bon estomac ! Je me
demande d’ailleurs si ce n’est pas une condition pour être accepté au
Quai ? Quant aux jeunes des ONG, ce sont tout simplement des loups !
Et moi, bien que ne mangeant presque rien, je suis chargée de prévoir pour des
meutes de fauves… Je commence à avoir l’habitude. En guise d’accueil, je leur
fais servir beaucoup à boire. Cela met tout le monde de bonne humeur. Quand
l’atmosphère se détend, les conversations vont bon train et deviennent plus
personnelles et plus confidentielles. Après la seconde ou mieux, la troisième
boisson, j’ouvre le buffet – comme d’autres ouvrent le bal ! Enfin… Ce
soir, j’ai invité 140 personnes. Il faut assurer…
Mais voilà, ne viennent que 90 invités. On peut me dire que,
pour une réception, c’est déjà assez considérable. Mais pour moi, c’est un
fiasco. Pis ! Une insulte personnelle ! Je me sens affreusement
seule. Errant au milieu d’un champ de ruines, telle une héroïne romantique
abandonnée des hommes et des dieux… Les conversations vont bon train. Ah ?
Il y a des gens qui parlent ? De quoi peuvent-ils bien discuter ? Ils
disent que Monsieur Akashi offre une grandiose réception ce soir et que ça a
été un dilemme pour eux de choisir entre lui et moi. Pardon : entre l’ONU
et l’Ambassade de France. Hum… Je suis fatiguée, très fatiguée, si fatiguée…
Ah ? Les gens s’en vont. Je dis bonsoir machinalement et monte me coucher…
sans parvenir à m’endormir. Je me suis donnée tellement de mal. Je sais que mes
invités apprécient tous l’atmosphère que je sais créer ici. Mais voilà…
Monsieur Akashi est un homme important et tout le monde va lui faire sa cour.
Et lui, qu’en pense-t-il ? Il est japonais… sûrement moins sympathique que
Monsieur Shinoara… Je commence à somnoler… Et François ? Est-il
déçu ? Mécontent ? Fâché peut-être ? J’ai mal à la tête… Je ne
commence à m’endormir que sur le matin. Mais dans ce pays, le concert de
klaxons commence dès l’aube, point de départ de la sempiternelle cacophonie
diurne. Inutile de regarder le réveil : il est déjà six heures passées. Je
dois me lever. François et moi prenons notre petit déjeuner ensemble chaque
matin sur la table ronde devant la porte du jardin arrière….
Le Colonel est parti. Christiane qui, elle, se lève plus
tard, vient à son tour déjeuner. J’en profite pour boire une seconde théière.
Cela me fait du bien. Mon côté anglais ? Elle écoute patiemment mes pleurs,
puis essaie de me réconforter en me disant qu’elle a passé une excellente
soirée et qu’elle est tout à fait sûre de ne pas être la seule. D’ailleurs,
même le Colonel semblait content. Mais dans l’état où je suis, rien ne peut me
calmer. Et tout à coup, je prends une décision. J’appelle Madame Saut.
« Madame Saut, distribuez tous les restes à la pagode et aux ouvriers Viets.
Mettez-en seulement quelque uns dans un sac pour mon amie et moi. Nous allons
partir pour la journée » En effet, il est inutile de garder des aliments.
Sous ce climat ils tournent en quelques heures. Je préfère les offrir à ceux
qui en ont besoin. Puis je dis à Christiane « Je t’emmène en excursion.
Es-tu prête pour l’aventure ? » Naturellement, elle est prête !
Nous prenons le sac de provisions, des boissons et partons
pour Oudong. Oui. Pourquoi pas. Les hommes me fatiguent avec leurs consignes de
sécurité. J’ai même parfois l’impression qu’ils n’insistent que pour donner de
l’importance à leur rôle et ainsi se faire valoir. Je suis déjà allée plusieurs
fois là-bas et je connais la route. Je sais parfaitement qu’il n’y a aucun
danger particulier. Quant à ma BMW adorée, elle saura bien veiller sur nous. En
avant !
C’est ainsi que nous partons pour Oudong, sans prévenir âme
qui vive. De toute façon, tout le monde est tellement occupé par les visiteurs
de tous poils que personne ne remarquera notre absence. Au volant de ma
voiture, je commence déjà à me sentir nettement mieux. J’explique à Christiane
le paysage, puis le peu que je connais au sujet de ce lieu historique. Nous
nous arrêtons pour boire et pique niquer. Ah ! Rien de tel que la brousse,
l’action, pour vous remettre les idées en place ! Pourquoi donc les hommes
pensent-ils que les femmes ne peuvent éprouver les mêmes sentiments
qu’eux ? Je crois que c’est tout simplement parce qu’ils ne veulent pas
partager ce genre de bonheur, même pas entendre parler de possible
partage ! Mais je dois reconnaître à leur décharge que nombreuses sont les
femmes incapables d’apprécier… Moi, j’apprécie. Toutefois, je vois le soleil
tourner et je sais que ce gros paresseux va bientôt nous faire défaut. Il faut
donc rentrer, et au plus court, c'est-à-dire par l’ouest où est installé le
Bataillon Bulgare qui s’est occupé à damer la piste de latérite. C’est ainsi
que je décide de prendre seule « La Piste des Bulgares ».
Je conduis avec prudence mais il faut reconnaître qu’il n’y
a presque pas de trous et aucun petit pont à franchir. C’est la saison sèche.
Les champs sont pelés et misérables, la terre est dure comme pierre, derrière
la voiture s’élève un nuage de poussière que l’on doit voir de très loin. Nous
roulons en direction du sud car je sais que cette piste rejoint la route de
l’aéroport. Il nous faut un bon moment avant d’apercevoir, à l’ouest, le
campement du Colonel Christo. Comment s’appelle-t-il réellement ? Je ne
sais pas. C’est le diminutif de son prénom complet qu’il utilise peut-être pour
faire comme les anglo-saxons qui se font appeler Bill quand ils se prénomment
William. Je suppose que c’est « Christophe ». Il est grand, brun,
très mince, plutôt bel homme à mon goût, mais il a les yeux tristes… Il faut
dire que cet homme au physique de poète doit gouverner une troupe de bandits
dont les exploits défraient la chronique militaire de Phnom-Penh. D’abord, on
raconte que, manquant de volontaires pour partir au Cambodge, on a recruté des
types de sac et de corde « Sentant la hart de cent pas à la ronde »
en leur promettant
solde et rémission de
peine. Mais les soldes s’étant perdues entre Sofia et Phnom-Penh, et le contenu
des gamelles manquant de lard, pour se remonter le moral, les gars auraient
repris leurs activités habituelles : vente du bien d’autrui et partage des
ressources financières. En termes clairs, les soldats khmers de la région
investissent les bénéfices de leurs trafics en équipement guerrier et en
loisirs. Oui ! Ils achètent leurs armes aux bulgares et jouent avec ces
nouveaux collègues étrangers. Les uns apportent les cartes, les autres le vin
de palme, et l’argent passe de mains en mains… Le pauvre Colonel Christo est
donc promu trafiquant d’armes et patron de tripot… Je suis navrée pour lui. Si
nous avions le temps, je m’arrêterais pour une petite visite et je ne doute pas
qu’il m’accueillerait avec autant de courtoisie que l’avait fait Tchernovsky,
le Colonel polonais que nous avions été voir aux environs de Pursat, et qui –
par parenthèse - s’appelait aussi Christopher ! D’autant plus que chaque
fois que nous nous rencontrons, le Colonel Christo me regarde beaucoup et ses
grands yeux tristes disent que je ne lui suis pas indifférente…
Mais lorsque nous approchons des baraques occupées par les
bulgares, la nuit tombe déjà et je n’ai aucune idée de la distance qui me reste
à parcourir. Je renonce donc à m’arrêter. Mon amie est en pleine forme. Nous
parlons de toutes sortes de choses très intéressantes sur l’Asie du sud-est,
les cultures – dans tous les sens du mot – le rôle que l’UNTAC entend
jouer et les problèmes rencontrés… et chaque fois que le sujet s’y prête,
Christiane fait un rapprochement avec ce qu’elle connait par ailleurs. Enfin,
la Piste des Bulgares rejoint la grande avenue de l’aéroport et, très rapidement,
nous regagnons le 146 Boulevard Tousamuth. Quelques minutes plus tard, lavées
et changées, nous sommes sagement assises au salon. François fait irruption,
très alarmé !
« Qu’as-tu fait ? Où as-tu été ? Tu as vu
dans quel état est ta voiture ? » « Oh…J’ai seulement eu envie
de faire un petit tour dans les environs de Phnom-Penh… »
« Mais où as-tu été ? »
« Je ne sais pas…. Je n’ai pas de carte… »
C’est bien vrai, ça. Je ne mens pas.
De plus, je me sens euphorique…
Ah ! La Piste des Bulgares !
Le lundi 18 janvier est le dernier jour que mon amie
Christiane passe au Cambodge. J’ai réservé des billets d’avion pour Siem Reap
car elle ne peut quitter le pays sans avoir visité Angkor Wat ! Nous
partons donc toute les deux, hélas sans garde du corps, mais j’ai pris la
précaution d’emporter des dollars en petites coupures et nos passeports. J’ai
entendu parler de contrôles d’identité sauvages, de racketteurs, bref, de
possibles problèmes. En effet, récemment, Le Colonel est allé rendre visite au
général Khmer qui règne sur la zone tel un authentique seigneur de la guerre. A
son retour à la capitale, il m’a raconté de croustillantes anecdotes dont je ne
sais pas si elles sont vraies, mais que j’estime révélatrices des manières du potentat
local. Et j’ai bien compris qu’il pourrait y avoir des problèmes….
En effet ! A peine descendues de l’avion, nous sommes
accostées par un jeune homme à la fois obséquieux et arrogant, le genre qui
pense que toutes les femmes étant idiotes et craintives de nature sont les
proies les plus faciles, surtout si elles sont étrangères. Malheureusement pour
lui, je connais les tarifs des taxis et discute âprement. Nous nous installons
à l’arrière de la voiture – qui vient de Thaïlande – et je commence à expliquer
à Christiane que c’est le roi Suryavarman II qui a fait construire Angkor Wat
au XII° siècle. A cette époque, la religion d’Etat était l’Indouisme et le
Temple était dédié à Vishnou. Plus tard, il devint un temple Bouddhiste. C’est
ce que l’on appelle un Temple-Montagne, d’où l’escalier monumental pour accéder
au sommet, lequel escalier ….
Je suis brutalement interrompue dans mes explications
historiques et personnelles par l’arrêt de la voiture. Barrage militaire.
Chevaux de frise en plein milieu de la route et une dizaine de jeunes types
braquant leurs kalachnikovs sur nous. L’un d’eux – le plus gradé, sûrement –
s’approche et aboie quelque chose. Notre chauffeur, qui prétend parler anglais,
se retourne et m’explique en quelques mots très mal prononcés que je dois
montrer mon passeport et acquitter un droit de passage. De cent dollars. Rien
que ça ! Cent dollars, c’est une somme énorme. Un gros salaire à la
capitale, alors en brousse, c’est carrément une fortune ! Ils espèrent
m’en imposer pour m’extorquer de quoi organiser une gigantesque soûlerie au vin
de palme, avec banquet, prostituées, et les inévitables tirs de kalachs preuves
de leur virilité ! La colère m’enflamme littéralement l’estomac. Jamais !
Jamais je ne donnerai un seul demi-dollar à ces serpents vicieux, à ces
scolopendres perverses, à ces fils dégénérés de Kâli ! Plus le jeune
racketteur me regarde avec arrogance, moins je le crains. Il ne me fera pas non
plus commettre l’erreur de l’insulter, car ils attendent l’occasion de créer un
incident violent. Je lui dis donc avec grande condescendance :
« Je suis Madame T. de l’Ambassade de France (Cela ne
lui fait rien, je pourrais mentir). Mon mari, Le Colonel, est venu vous voir la
semaine dernière (Il bronche et je comprends qu’il s’en souvient). C’est un
grand ami du Général Long Sopeaph, vous savez…. (Il verdit – enfin, il
verdirait si son bronzage était moins foncé). Je ne vous donnerai pas ces cent
dollars parce que je sais que ce n’est pas légal (Je veille à ne pas le traiter
directement de racketteur !). Mais si vous insistez, je rentrerai à
Phnom-Penh, raconterai tout à mon mari, et il ne manquera pas de se plaindre de
votre accueil à votre Général… » Inutile d’insister. Sur un geste de lui,
ses adjoints tirent les chevaux de frise, tous se mettent au garde-à-vous, et
le chauffeur s’incline respectueusement devant moi en fermant la portière que
j’avais ouverte pour parlementer.
La voiture démarre lentement.
Je me cale bien droite sur le dossier du siège et me paie le
luxe d’un petit salut de la main accompagné d’un demi sourire…
Ah ! Comme ça fait du bien !
Je me tourne vers Christiane et reprend mes explications
« C’est un Temple-Montagne entouré de galeries entièrement décorées de bas
reliefs, et on peut y voir Suryavarman en personne… » De toute évidence,
mon amie s’intéresse bien davantage à l’histoire contemporaine qu’aux monarques
du XII° siècle. « Mais que s’est-il passé ? Que leur as-tu
dit pour qu’ils se mettent au garde-à-vous ? Pourquoi le
chauffeur est-il devenu poli comme par enchantement ? » Alors je lui
explique. D’abord, ne pas avoir peur. Le chien qui sent que tu as peur te
mordra. Je ne crains pas ces gars-là parce que je ne les estime pas. Ce ne sont
que de pauvres types qui salissent leurs uniformes en s’abritant derrière pour
voler les gens. De plus, ce sont des lâches parce qu’ils ne s’en prennent
qu’aux plus faibles : paysans, femmes, étrangers naïfs. Toutefois, il vaut
mieux avoir un moyen de pression pour parlementer avec eux. Or, les
croustillantes anecdotes racontées par mon Colonel me sont revenues en mémoire
avec un à propos parfait ! Il parait que le Général Long Sopeaph
fait régner la terreur jusque dans son état-major. Récemment, faisant un tour
de table avant de clore une réunion, un de ses officiers aurait émis une
objection à ses propositions. Long Sopeaph aurait dégainé calmement et tiré
deux balles sur le récalcitrant. « Pas d’autres
objections ?... »
Non, pas d’autres objections.
J’ai donc mis à profit l’information pour terrifier ses
subordonnés.
C’est ce que l’on appelle apprendre la diplomatie « sur
le tas » !
Christiane me dit qu’elle n’a pas eu peur parce qu’elle me
faisait confiance. Merci. Toutefois, nous avons eu de la chance. Si nous étions
passées plus tard et que les gars aient bu du vin de palme….
Nous passons une merveilleuse journée à Angkor Wat, visitons
les galeries, le petit temple du haut où l’on peut admirer une statue du
Bouddha et lui brûler des encens, nous prenons des photos, et …. Pour redescendre, je fais comme les petits enfants :
je descends assise ! Quel exercice ! Mais aussi, quel
amusement ! C’est qu’il faut bien se débrouiller sans garde du
corps !