samedi 25 juillet 2015

Pour Amélie - La chose que les femmes préfèrent !


Cet article est - en quelque sorte - la suite de celui intitulé "Geoffrey Chaucer" puisque j'y raconte à ma façon une des histoires dont il est l'auteur. Je rappelle que Chaucer est l'auteur des "Contes de Canterbury" et le tout premier écrivain anglais à avoir utilisé la langue de son pays pour écrire. Auparavant, on utilisait le latin.





La chose que les femmes préfèrent entre toutes 

Bonjour Amélie ! Quelques mois ont passé, mais je n’ai pas oublié que la dernière fois, je t’avais promis de te présenter une des histoires racontées par Geoffrey Chaucer dans son livre le plus célèbre « Les Contes de Canterbury »
C’est que j’ai beau aller et venir, m’occuper de plusieurs affaires, digresser, changer de sujet… malgré les apparences, je ne perds jamais le fil de mes idées. Selon que l’on voit le côté positif ou le côté négatif de la chose, on peut dire que je fais preuve de constance, ou que je suis obstinée. Mais après tout, chacun des traits de caractère d’une personne peut être une qualité ou un défaut selon l’usage qu’elle en fait.

Te souviens-tu de ce que je t’ai raconté de la vie de Geoffrey ? Revenons à son voyage en Italie. Il y avait rencontré  Giovanni Boccaccio – Boccace, en français – et ils avaient tous deux discuté littérature. Ils s’étaient d’autant mieux entendus qu’ils avaient des points communs.

Voici un portrait de l’ami italien de Chaucer.
Giovanni Boccaccio (1313 – 1375)
Il avait donc 27 ans de plus que Geoffrey !
Son père était aussi un homme d’affaires.
Il avait obligé Giovanni à étudier le business et le droit.
Mais Giovanni n’éprouvait aucun goût pour ces sujets.
Son meilleur ami était le célèbre poète Pétrarque.
Boccace est un grand prosateur et modèle de la « Nouvelle » en italien.

Une personnalité aimable et un tempérament plutôt joyeux, des goûts de bons vivants – qui se voyaient au premier coup d’œil parce qu’ils avaient tous deux tendance à l’embonpoint et portaient des vêtements amples – Ils étaient a priori bienveillants et dépourvus d’aigreur ou de jalousie, ce qui leur permettait d’avoir beaucoup d’amis et d’être unanimement appréciés, même par leurs collègues écrivains. Enfin, ils aimaient rire et faire rire. Au cours de leurs conversations, ils évoquèrent la possibilité d’écrire dans les langues de leurs pays respectifs : l’Italie et l’Angleterre. Cela semble bien naturel… aujourd’hui ! Mais à l’époque, cela ne l’était pas. La langue écrite était le latin.

Boccace écrivit le « Decameron ». Ce mot signifie « Dix Jours » en grec. Il  imagina que, pendant la Peste Noire de 1348 – un épisode terrible de l’histoire du XIV° siècle, au cours duquel presque la moitié de la population européenne mourut – un groupe de dix jeunes gens et jeunes filles s’enfuit de la ville de Florence pour échapper  à l’affreuse épidémie en se réfugiant dans une Résidence merveilleusement belle et agréable, hors d’atteinte du Mal, réellement paradisiaque, mais où, pour éviter de s’ennuyer, ils décidèrent de se raconter des histoires à tour de rôle pendant une dizaine de jours. Ces histoires sont fort drôles, mais certaines sont un peu coquines !

Son ami Geoffrey – qui est aussi le nôtre ! – imagina un scénario assez semblable en ce qu’il était également en rapport avec la vie de l’époque, mais moins dramatique. Le XIV° siècle appartient à une période de l’Histoire que l’on appelle le Moyen Age. Or, comme cette époque est tout de même très éloignée de notre époque contemporaine, il est difficile de s’en faire une idée exacte, et de nombreux clichés – ou idées toutes faites souvent fausses – circulent à son sujet. Entre autres : que les gens mouraient extrêmement jeunes, que personne ne recevait la moindre éducation, qu’il n’y avait que des brutes épaisses ou des paysans misérables, et que l’on vivait et mourait à l’endroit même de sa naissance ! Et même si j’exagère un peu, c’est tout de même l’idée. Or, des tas de gens vivaient jusqu’à un âge très avancé, étaient fort savants, pouvaient changer de condition, et surtout, voyageaient. Les pauvres usaient leurs souliers sur les chemins et les riches, les sabots de leurs chevaux ! Tous les prétextes étaient bons pour s’en aller de par le monde : défricher une nouvelle province, gagner une ville pour y suivre les cours d’un célèbre savant, partir à la guerre ou à la Croisade, ou tout simplement, faire un pèlerinage. Il y avait même des pèlerins professionnels – si je puis dire – des gens qui erraient sur les grands chemins, des années durant, allant d’un lieu saint à un autre. Je ne sais si leur vie spirituelle en était améliorée, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils échappaient aux contraintes de la vie sédentaire, y gagnaient une grande expérience et le respect de leurs contemporains. Car voyager, quel qu’en fût le motif, était chose dangereuse. Très dangereuse, même. On pouvait mourir à tout moment : de froid, de faim ou de fatigue. Se faire attaquer par des voleurs, rouer de coups, déshabiller tout nu et laisser inconscient dans une fondrière. En hiver, se faire manger par les loups ou les ours. Mourir gelé. Ou être capturé par des trafiquants et mis en esclavage. Ou….toutes sortes d’autres choses horribles qui pouvaient se produire. Mais cela ne dissuadait tout de même pas les gens de vouloir voyager ! Alors, que faisaient-ils pour réduire les risques ? Ils partaient en pèlerinage.

A Compostelle, Rome ou Jérusalem. Ou plus simplement dans quelque ville où il y avait un sanctuaire local avec un Saint célèbre. Alors, les pèlerins se réunissaient dans un endroit précis, formaient un groupe avec un chef de groupe – généralement quelqu’un qui connaissait la route pour avoir déjà fait le pèlerinage et qui avait de l’ascendant sur les autres – On prenait des bâtons pour s’aider à marcher, et on partait sur les chemins, allant d’étape en étape, de gîte en gîte, d’église en monastère….Mais on se parlait. On faisait connaissance. On s’entraidait si nécessaire. Bref, on nouait des relations avec les autres. Un peu comme aujourd’hui lorsque l’on choisit d’aller visiter un endroit difficile ou trop différent de tout ce que l’on connait, on prend un Tour Organisé. On fait confiance et on suit le guide. Le soir, à l’hôtel, on boit un verre et on discute avec ceux des voyageurs pour lesquels on éprouve de la sympathie. Parfois même, on devient amis.

A cette époque, en Angleterre, le sanctuaire le plus célèbre était celui de Thomas Becket à Canterbury. Thomas, après avoir été l’ami du Roi Henri II, avait été nommé Archevêque de Canterbury. C'est-à-dire le plus haut dignitaire de l’Eglise d’Angleterre, et, à ce titre, il s’était opposé au Roi. Ce dernier, furieux, l’avait fait assassiner sur les marches de son autel ! On raconte qu’on ne pouvait laver la flaque de sang dans la cathédrale…. Je ne sais si cela est vrai, mais cela prouve clairement à quel point Thomas était vénéré. Il fut très vite canonisé – ce qui veut dire reconnu pour Saint par les autorités romaines– et les miracles se multipliaient sur sa tombe.

Et voilà l’histoire.

Un groupe de pèlerins se réunit à Southwark. Aujourd’hui, cet endroit est un quartier de la grande ville de Londres. Ils sont tous très différents les uns des autres. Il y a entre autres un chevalier, un meunier, un juriste, un cuisiner, un professeur d’université, un moine…. je ne sais plus…et une bourgeoise de la ville de Bath. Celle-ci a été mariée cinq fois ! Mais elle est encore jeune et vaillante, belle et entreprenante, cossue et bien en chair. Et elle a du bagout !

Toutes ces personnes décident, avant de partir, de se raconter mutuellement une histoire, chaque soir à l’étape, après le dîner. C’est qu’ils partent très tôt le matin et marchent le plus vaillamment possible jusqu’au gîte prévu pour y arriver avant la nuit, car c’est le soir que sortent voleurs et bandits, comme les prédateurs dans le monde des animaux. Cela fait de longues soirées qu’il faut occuper… le plus agréablement possible !

                       


Deux pèlerins avec leur bâton de marche 
et

une noble dame partant pèleriner à cheval


Un soir, après avoir mangé une tourte aux rognons arrosée de quelques chopes d’ale, tout le monde se presse autour de la Bourgeoise de Bath, car à c’est son tour  de raconter une histoire. Elle s’essuie la bouche, garde sa chope à portée de la main, se cale bien dans son siège et commence.

L’histoire se passe à l’époque du Roi Arthur et de la Reine Guenièvre. Les Chevaliers de la Table ronde poursuivent la quête du Graal, mais lorsqu’ils restent à Camelot, ils vont à la chasse pour s’occuper, tout simplement !  Ils sont tous jeunes et vaillants et pleins de prouesse. Hélas, un jour, alors qu’il revient d’une battue dans la forêt, un jeune chevalier, apercevant au bord du chemin une très jeune et ravissante damoiselle, perd la tête et oublie son honneur. Au lieu d’user de courtoisie envers elle et de lui demander doucement si elle veut bien être sa mie, il se jette sur elle comme un insensé. La damoiselle, blessée et outrée d’un pareil procédé court se plaindre à la cour du roi. Arthur, entouré des barons de sa maison, de la reine et des dames de la cour, déclare que le chevalier est coupable et mérite la mort.

C’est alors que la reine intervient.
« Sire – dit-elle – loin de moi l’idée de contester  l’’excellence de votre jugement, mais puis-je vous demander une faveur ? »
« Certes, ma Dame » répond Arthur, connaissant la sagesse de son épouse.
« L’offensée étant une damoiselle de ma maison, je souhaiterais que vous m’accordiez, ainsi qu’à toutes mes dames, de statuer sur le cas de ce jeune chevalier »
« Qu’il en soit ainsi » dit Arthur.
Alors la reine fait approcher le chevalier et lui dit :
« Je vais vous poser une question. Si votre réponse est juste, vous serez gracié. Mais si elle n’est pas bonne, la sentence prononcée par le roi sera appliquée. Je vous donne une année et un  jour pour chercher la réponse »
Le jeune chevalier reprend espoir, pensant qu’il réussira à sauver sa tête.
« Quelle est la chose que les femmes préfèrent entre toutes ? »
Il n’en a aucune idée, mais s’incline devant la reine et ses dames, et s’en va chercher son cheval à l’écurie. Il s’élance sur les grands chemins, et à chaque personne qu’il rencontre, il pose la question.

« Quelle est la chose que les femmes préfèrent entre toutes ? »
Très vite, il s’aperçoit que personne n’en a la moindre idée parce que toutes les réponses qui lui sont données sont différentes.
Elles aiment l’argent pour s’acheter des parures et de belles robes.
Elles veulent avoir des enfants.
Elles souhaitent être admirées pour leurs capacités.
Elles pensent qu’elles méritent d’être libres et de diriger les affaires.
Elles désirent être aimées.
Elles apprécient d’être gâtées et que l’on soit à leurs pieds.
Elles…..
Elles…..
Il lui semble parfois que chacun lui fait part des souhaits de sa propre épouse sans faire aucunement cas de la façon dont la question a été posée par la reine. Il lui faut trouver une seule réponse. Il n’y a qu’une seule chose que les femmes préfèrent à toutes. Mais quelle peut-elle donc être ?

Le jeune  chevalier parcourt tout le royaume en vain. Cela fait une année complète qu’il  va par les chemins, de plus en plus désespéré et épuisé. Le dernier soir, la veille du jour où il doit se présenter devant la reine et ses dames pour être jugé une seconde fois, il est à bout. Il arrive dans une clairière et se laisse glisser de son cheval. Il s’écroule dans l’herbe et se met à pleurer. Demain, il lui faudra avouer qu’il n’a pas la réponse à la question et il mourra. Ah ! Comme il regrette ses gestes de violence……

C’est alors qu’une vieille femme s’approche de lui.
« Pourquoi pleures-tu, jeune chevalier ? demande-t-elle. Puis-je faire quelque chose pour toi ? »
Il relève la tête et la regarde. Comme elle est âgée, elle est ridée, ses cheveux sont tout gris et la peau de ses mains toute rêche. De plus elle est pauvrement vêtue d’une grossière chemise et d’un surcot de laine usé, et elle porte des sabots crottés. Néanmoins, elle lui sourit, et – bien qu’il se dise qu’il est tout à fait impossible qu’une telle créature puisse l’aider, il lui explique son problème parce qu’il est totalement désespéré. Elle l’écoute avec gentillesse.
« Moi, dit-elle, je connais la réponse et je peux te la dire. Mais en échange, je te demande de m’accorder la faveur que je te demanderai, quelle qu’elle soit »
« Oh ! Bonne Dame – s’exclame le jeune chevalier – s’il en est ainsi, je jure sur mon honneur de chevalier de vous accorder cette faveur quand vous voudrez. Dites-moi quelle est la réponse que je cherche depuis si longtemps »
Alors, elle la lui murmure à l’oreille……
Après un moment de réflexion, il comprend qu’elle a raison et peut enfin dormir tranquille ce dernier soir avant le jugement.

Le lendemain au lever du soleil, le jeune chevalier et la vieille femme s’en vont vers Camelot. La reine Guenièvre, assise sur une chaise haute, entourée de ses dames, préside la Cour de Justice.
« Alors, jeune homme, avez-vous la réponse à ma question ? »
« Oui, ma reine. Ce que les femmes préfèrent entre tout, c’est un mari obéissant »
Il se fait un grand silence. Toutes les dames ont l’air grave. Puis elles se concertent entre elles, elles ont de l’expérience et elles approuvent. Oui. C’est la bonne réponse. Il aura donc vie sauve.
Quel soulagement pour le jeune homme ! Il se relève et sourit à la reine…à la vie….à la vieille femme, qui lui rend son sourire.

« Maintenant que tu as été acquitté, Chevalier, tu dois tenir ta promesse »
« De quoi s’agit-il ? » demande la reine.
« C’est moi qui ai donné la bonne réponse à ce jeune homme. En échange de quoi il m’a promis, sur son honneur de chevalier, de m’accorder la faveur que je lui réclamerai, quelle qu’elle soit »
« Est-ce bien vrai ? » interroge Guenièvre.
« Oui, ma reine. C’est bien vrai »
« Alors, quelle est cette faveur ? »
La vieille femme se redresse, regarde le jeune homme bien en face, lui sourit et dit « Je veux qu’il m’épouse »
« Ahhhhh….Non…….Impossible……bredouille-t-il. Demandez-moi autre chose, je vous en prie. Je peux vous donner de l’argent, de beaux vêtements bien chauds, une petite maison pour vos vieux jours, des moutons….ou des oies ? Vous aimeriez peut-être des animaux ? » Il ne sait plus quoi inventer pour échapper à sa promesse. Pourtant il a juré sur son honneur de chevalier….
« Non. Non. Non. Insiste la vieille femme. Je vous demande de m’épouser ! »
« C’est justice –intervient la reine – Elle vous a sauvé la vie. Epousez la! »

Et voilà que l’on marie ce chevalier, jeune beau et noble, avec la vieille femme si laide, si pauvre et sortie de la forêt….. Pas d’invitations de lancées pour réunir une foule d’amis, pas de copieuse ripaille ni de joyeuse beuverie, pas de cadeaux disposés sur des présentoirs, et bien entendu, pas de danses au son des violes, des fifres et des tambourins…..

Voilà la vieille femme et le jeune chevalier côte à côte dans un grand lit. L’épouse sourit mais l’époux est tellement atterré de ce qui lui arrive qu’il s’en faut de peu qu’il ne pleure ! Inutile de préciser que le sommeil le fuit. Il se tourne et se retourne, prenant bien soin de ne pas s’approcher de sa femme. Il soupire à fendre l’âme. Il n’est pas d’homme plus malheureux que lui sur terre …
Alors, son épouse lui demande gentiment ce qui ne va pas.
« Mon cher époux, c’est le soir de nos noces. Ne devriez-vous pas m’embrasser, me cajoler, me prendre dans vos bras et m’aimer ? »
« Mais voyons ! - s’exclame-t-il – ce mariage que vous avez réclamé est contraire à la nature, à la raison et aux usages de la société toute entière… Vous êtes vieille et je suis jeune, vous êtes pauvre et je suis riche, vous sortez de la forêt alors que j’ai derrière moi toute une lignée de nobles ancêtres…..»
« Ah ! C’est donc cela qui vous tourmente ! Mais ce n’est pas grave ! Je vais vous expliquer comment il faut voir les choses. Tout d’abord, vous me reprochez d’être vieille et laide. Mais c’est un immense avantage pour vous, car ainsi, personne ne viendra me faire la cour derrière votre dos. Vous ne connaîtrez jamais les affres de la jalousie. Vous pourrez partir tranquille à la chasse, à la guerre ou au service du roi, sans vous demander si je vous suis fidèle ou non, puisque ma fidélité sera garantie par mon manque de charmes. Quant à l’âge, c’est aussi un avantage dont vous venez d’ailleurs de bénéficier  au plus haut point, puisqu’il apporte expérience et discernement et que grâce à ces qualités, je vous ai sauvé la vie.
Vous me reprochez d’être pauvre. Mais vous-même étant si fortuné, cela n’est pas bien grave. Et puis, lorsqu’on est pauvre, on ne craint ni les voleurs, ni les profiteurs, ni les hypocrites. Vos amis vous aiment pour vous et non pour votre argent. Vous gardez l’âme sereine et plaisez à Dieu !

Enfin, pourquoi vous plaignez-vous de ce que je viens de la forêt ? Les familles nobles se glorifient de leurs ancêtres, mais ils devraient plutôt se soucier d’accroitre leur valeur par des actions honorables, alors qu’on en voit souvent qui sombrent dans le meurtre, la félonie ou le mensonge. Mon cher époux, soyez raisonnable ! Préféreriez-vous avoir une jeune et ravissante épouse à laquelle tous les hommes feraient une cour pressante, ou moi, âgée et défraîchie, mais dévouée, aimante et fidèle ? »

De guerre lasse, le chevalier ferme les yeux et renonce à se tourmenter plus avant. Il s’abandonne à son destin et reconnait que son épouse a raison. Il se tourne vers elle et lui dit doucement, en mari obéissant :
« Ma chère et tendre épouse, qu’il en soit comme vous voulez. Venez ici que je vous embrasse »
Mais à tant parler, la nuit s’achève et le coq se met à chanter à tue-tête. Le jeune homme se lève, il repousse le rideau de lit et un rayon de soleil éclaire le visage de son épouse. Elle lui sourit tendrement…..elle est ravissante !


 

Samedi 28 février 2015
La Musardière 

Quatre Années au Cambodge - "La piste des bulgares"


Dans ce chapitre, il est question de l'arrivée des "renforts" pour le poste de l'Attaché de Défense à l'Ambassade, des fêtes de fin d'année à la Résidence et des soucis que peuvent occasionner les réceptions, quand on prend les choses trop à coeur....
Puis du séjour de mon amie Christiane Barthélémy, marqué par plusieurs petites anecdotes typiques de ce qui peut arriver dans ce pays à cette  époque, et aussi, de mon état d'esprit ! 





Chapitre 7
LA PISTE DES BULGARES

Avec la fin de l’année, les visiteurs se succèdent au pas cadencé. Il semble que le Cambodge fasse courir les foules et que, depuis la réouverture des ambassades, ce soit devenu le dernier lieu à la mode ! Et pour commencer, nous recevons l’Amiral Bernard Moysan.  Il vient inspecter le Poste de l’Attaché de Défense. C’est un monsieur d’âge et de corpulence moyenne, très gentil, et qui semble favorablement impressionné par le travail abattu en seulement quelques mois. Juste avant son arrivée, j’ai réussi à faire poser des rideaux dans le bureau du Colonel, pour l’impressionner favorablement, et je lui avais préparé un beau cadeau : une tête khmère en bronze. De plus, par un heureux concours de circonstances, nous avons été invités tous les trois au superbe dîner de clôture du « Voyage du Figaro » C’était absolument magnifique, j’avais l’impression d’être en plein dans une image de rêve de magazine de luxe, et l’Amiral semblait ravi. Tous les participants étaient quelque peu âgés, et comme l’homme le plus jeune était notre Excellence Philippe Coste, la noble assemblée m’a prise pour l’ambassadrice. C’était amusant ! Le lendemain matin, encore une fois à cause d’un petit retard de Monsieur Huang – il doit prendre de l’âge – c’est moi qui ai emmené l’Amiral à l’aéroport, et même accompagné jusqu’à la passerelle de l’avion ! J’ai beaucoup de chance. D’une part François m’associe toujours à toutes les activités et  me laisse faire ce genre de choses, d’autre part, comme je suis la seule épouse expatriée, les messieurs sont en général très gentils avec moi, d’autant plus d’ailleurs qu’ils comprennent vite que je ne joue aucun « jeu de rôle » du genre « la femme du Colonel » ou « la femme du diplomate » et qu’en toute circonstance je reste totalement naturelle. Je ne cherche jamais à intervenir dans leurs conversations. Au contraire, je les écoute très volontiers surtout lorsqu’ils sont intéressants. Quand je sens qu’ils en ont besoin je suis aux petits soins. Et pour le reste, toujours prête à rencontrer de nouveaux visages, à sortir, voire même à aller en brousse !

Mais ce n’est pas souvent. La plupart du temps je reste dans la capitale et je m’occupe de ma PME – comme j’aime à le dire – Et je fais aussi tout ce que je peux pour le Poste. Récemment, j’ai été chargée de faire faire un nouveau bureau pour meubler dignement la pièce du fond. Les meubles sont fabriqués sous des hangars, au sud de la ville. Ils sont terriblement épais et lourds. Les artisans tiennent absolument à mettre des renforts sous le plateau des tables, ce qui ne se fait nulle part ailleurs parce que cela ne se justifie pas. Méthodes archaïques, probablement. J’ai donc veillé sur la fabrication et le transport d’un bureau.  En effet, Le Colonel va recevoir un Capitaine en renfort. Les pauvres ouvriers transpirent des litres pour hisser ce lourd meuble au second étage de l’Ambassade. Une fois en place, François s’y assoit et s’écrie, furieux : « Tu l’as fait à ta taille ! Jamais le Capitaine ne pourra utiliser ce bureau ridicule ! Il sera obligé d’ôter le tiroir… » Hum… Oui, peut-être… Je suis très mortifiée…

Cela me soucie beaucoup. Aussi, dès que j’entends dire que « les renforts sont arrivés » sous prétexte de leur souhaiter la bienvenue, je me précipite à l’Ambassade pour les voir. Tous deux ont été détachés du 13° Régiment de Dragons Parachutiste[1]. Monsieur Mézino est de taille moyenne,  brun de peau et de cheveux, souriant, l’air très gentil. Mais celui qui me soucie, c’est le fameux Capitaine. Si c’est un colosse, en effet, le tiroir de la table va le gêner et il faudra que je fasse arranger le bureau. Je vais directement dans la pièce du fond et y trouve un petit monsieur… pas plus grand que moi ! Il se retourne et me sourit. Je suis si soulagée et si contente que j’éclate de rire ! Nous nous présentons : « Franck Puget » « Mélanie ». C’est le début d’une solide amitié.

Pour Noël, une fête familiale s’impose. Me voilà donc très occupée à tout organiser. Le 25 nous irons en brousse rendre visite au Général Pacaud, mais le mercredi 23 convient à tout le monde, même aux différents professeurs de Marie qui seront de la fête. J’ai prévenu Toy pour qu’il fasse venir sa femme et ses enfants qui habitent une maison sur pilotis sur la route du Viêt-Nam, et j’ai demandé - et obtenu du Colonel qu’il accorde un congé au personnel du Poste au grand complet. Avec les nouveaux venus et tout le personnel que j’emploie à la Résidence, cela fait du monde ! Et naturellement, j’invite aussi Monsieur Huang qui sera dans le rôle respectable du plus âgé de la famille. Depuis un bon moment, j’achète des cadeaux pour tous. Par ailleurs j’ai fait une crèche  et décoré un résineux en pot pour qu’il ressemble à un sapin de Noël. Au Marché Central on trouve des guirlandes électriques clignotantes avec des petites ampoules de couleur. Tous les cadeaux sont sous le sapin et la grande table de la salle à manger est couverte de plats avec tout ce qui peut faire plaisir à chacun selon ses goûts. Madame Saut, la cuisinière, a même préparé des plats spéciaux pour l’occasion. Inutile de dire que chacun a revêtu ses plus beaux atours, que Monsieur Huang a rajeuni, et que tout le monde est très heureux. Une fête rien que pour eux ! Ils prennent la pose pour les photos souvenirs arborant des sourires resplendissants !

Toy reste grave. Il est intimidé parce qu’il n’entre jamais dans la maison. Quand il reste dans le jardin ou à la porte sur son petit banc, il ne porte qu’un krama[2] autour des reins, ce qui explique pourquoi il est si bronzé. Mais aujourd’hui, il a mis une chemise blanche, des pantalons bleus, une belle ceinture et une montre. Il est accompagné de ses trois filles. Elles sont jolies, mais lorsqu’elles sont arrivées elles étaient si sales que Marie les a savonnées elle-même dans sa baignoire. Ca a été une belle partie de rire ! Après ce récurage obligatoire, je leur ai donné de belles robes, toutes de couleurs rouge ou rose. Elles sont fières et un peu intimidées mais posent bravement pour la photo souvenir que j’offrirai ensuite à leur père. Naturellement tout le monde reste pieds-nus. Porter des chaussures est une contrainte insupportable et absolument injustifiable sous ce climat.


C’est Madame Saut la plus belle ! Elle porte une jupe verte toute rebrodée de bandes de couleurs vives et un chemisier de dentelle blanche. En tant que cuisinière, elle occupe un poste clé. Elle a beaucoup travaillé pour que tout le monde mange de bonnes choses et maintenant, elle a bien mérité de se reposer. Elle s’assoit sur mes fauteuils « bleu-ONU » et je fais le service.

Vana, la belle au physique d’Apsara s’est également fait une beauté. Elle aussi porte une jupe verte, mais plissée, et un chemisier blanc à grand col volanté. Elle s’est maquillée comme une actrice de cinéma et coiffée avec sophistication. A vrai dire, elle ne travaille pas très bien, mais je la garde… à titre décoratif ! Madame Sopha est une personne qui ne travaille pour moi que de façon épisodique. C’est une dame très bien, qui, autrefois, a reçu une excellente éducation. Mais, les malheurs de la guerre… naturellement, elle est veuve, comme tant d’autres. Elle a des talents de couture et est d’excellent conseil. C’est elle qui a fait les rideaux et les coussins bleus. Samphann, professeur de français de Marie, est très chic dans une robe bleue à col blanc asymétrique. Les nouveaux venus du Poste de l’Attaché de Défense portent sobrement chacun une chemisette blanche et arborent un grand sourire. Monsieur Mézino semble très content. Il rit et fait honneur aux friandises. Quant au Capitaine, il est plus réservé. Je le trouve très pâle, mais c’est probablement sa nature parce qu’il a les cheveux châtain clair. Je lui apporte une assiette garnie de bonnes choses à manger et un verre de vin pour lui donner des couleurs.



23 décembre 1992, les filles de Toy

Tout le monde est content. Monsieur Huang, en chemise blanche à manches longues, choisit un fauteuil qui convient à sa dignité et s’y enfonce, les mains bien à plat devant lui. Je remarque qu’il a un stylo dans la poche de sa chemise. Comme je sais que les chinois attachent beaucoup d’importance aux symboles, je me demande s’il ne l’a pas mis pour bien montrer que lui, a « de la littérature » c'est-à-dire de l’éducation. Mais peut-être est-ce tout simplement une habitude pratique…
Marie porte une belle robe de soie rose à grand col blanc. Elle joue avec les petites filles et se montre charmante avec tous – comme toujours d’ailleurs. Je suis fière d’elle car elle sait se comporter de façon appropriée en toutes circonstances – qualité fort rare de nos jours – Sa favorite est une fillette de la famille de Madame Sopha, vraiment ravissante et d’humeur joyeuse. Dans de telles circonstances, tout le monde parle la même langue, celle de l’amitié entre les peuples !

Ce soir-là, il me semble que François et moi sommes en parfaite harmonie. Certes, c’est notre pays qui nous a envoyés jouer un rôle diplomatique pour des raisons militaires, politiques et stratégiques qui, en général, dépassent le commun des mortels. Or, pour nous acquitter de notre mission, nous n’avons pas à « jouer un rôle » mais à être nous-mêmes, avec simplicité, cœur, et générosité. C’est ainsi que nous pouvons faire avancer les choses et apporter du bonheur autour de nous.

Le 25 décembre au matin, nous partons pour Chum Kiri, rejoindre le Général Pacaud. Patrick Pacaud est un monsieur absolument charmant. Il est déjà un peu âgé et à la retraite. Mais lorsqu’il a entendu parler de l’opération de l’ONU au Cambodge, il s’est porté volontaire pour être simple observateur en province. En l’occurrence Chum Kiri est dans la Province de Kampot, au sud ouest de Phnom-Penh, et assez accessible car la route est carrossable même pour une Peugeot. Comme notre ami ne peut monter à la capitale pour Noël, c’est nous qui allons le voir, pour qu’il ne passe pas cette journée tout seul. Nous faisons bonne route. La campagne est sèche et peu riante, et aujourd’hui, le temps est exceptionnellement froid et venteux. Les gens sont très habillés. Nous arrivons au village et trouvons sans difficulté le splendide établissement onusien, grâce à son drapeau.  C’est le bureau du Général !



Il nous attend, riant et frétillant de plaisir. C’est un petit monsieur au teint pâle, cheveux gris clairs, les yeux bleu vif. Aujourd’hui, il porte un costume de brousse bleu délavé. Marie et moi lui sautons au cou. Nous nous embrassons et plaisantons comme si nous étions camarades de classe ! La route nous a donné faim. François lui offre une bonne bouteille. Le Général nous annonce qu’il a prévu de nous emmener déjeuner dans la seule gargote existante ici « Vous verrez, c’est rustique, mais c’est sympa, et d’ailleurs il n’y a rien d’autre. Ici, c’est très pauvre. Par contre, vous allez vite vous apercevoir que je suis la star locale ! » En effet ! A chaque pas, quelqu’un le salue, l’interpelle, lui fait des signes amicaux. Les gens lui ont donné un petit nom que je ne comprends pas, mais je suppose que c’est un peu comme en Chine et que cela veut dire « Tonton » ou « Grand Père » en signe d’affection respectueuse. Très rapidement, nous sommes suivis par une véritable cohorte de gamins. Lui, très à l’aise, leur répond gentiment ou leur caresse les cheveux. Il me fait penser au « Joueur de flûte de Hamelin » quittant la ville suivi de tous les petits enfants qui sautent, rient et dansent une ronde enchantée… Mais non, il ne va pas nous mener dans une caverne sous une montagne mais dans une minuscule paillotte au bord de la rue où quelques femmes s’empressent à notre arrivée. Heureusement que nous ne sommes pas  nombreux parce que la pièce ne fait que quelques mètres carrés. Nous nous asseyons à une table de bois brut mal raboté et, comme par magie, les bouteilles de bière font leur apparition. Nous demandons des verres, puis les femmes font cuire des œufs en omelette et quelques légumes non identifiables. Elles mettent cette pauvre nourriture dans des assiettes ébréchées et   dépareillées et les posent sur la table avec autant de fierté que les domestiques du Duc Philippe devaient en éprouver lorsqu’ils apportèrent les merveilleux plats du « Banquet du Faisan »[3] devant la noble assemblée.

Il n’y a pas de fermeture à cette pièce et comme le vent redouble, la poussière de la piste entre partout. La troupe des gamins s’est assise en cercle autour de nous. Ils se tiennent tranquilles, comme frappés d’un charme. Nous mangeons et le Général nous raconte sa vie ici. Il habite dans une maison préfabriquée. Cela ressemble à un conteneur qui serait aménagé comme un mobile-home. Il y a deux chambrettes, une pour lui, l’autre qui est occupée par un jeune homme australien. Aujourd’hui il est à Phnom-Penh. Ils essaient d’obtenir des informations, particulièrement sur les Khmers Rouges qui sont encore dans la région, tout en entretenant les meilleures relations possibles avec la population locale. Ensuite, ces messieurs passent en revue toutes leurs connaissances communes « Avez-vous rencontré untel ? Et savez-vous ce qu’est devenu le Commandant X ? » C’est un des sujets favoris de tous les militaires. Je commence à être habituée.

Le festin terminé, nous laissons quelques dollars sur la table. Mais nous sommes littéralement en position d’assiégés, parce que le cercle de gamins n’offre aucune brèche et que ces petits assiégeants semblent avoir pris racine sur le sol de terre battue. Mais notre ami sait comment s’y prendre avec eux. Il avait apporté un énorme sac d’oranges. Il le pose devant lui. La troupe au complet se lève en poussant des cris. Nullement démonté, il les fait mettre en ligne. Chacun approche, les yeux brillants, et les mains tendues en forme de coupe dans laquelle « Grand-Père » dépose un fruit. « Merci » dit-il. Sagement, chaque petit répète quelque chose qui ressemble à un « Merci ». Certains s’inclinent même respectueusement pendant que les plus grands s’enfuient en riant. La voie est libre. Nous montons dans la Toyota Land Rover de l’ONU et faisons un petit tour dans les champs tout secs. Il n’y a personne ici pour nous dire que « Le règlement c’est le règlement » et nous nous amusons comme des enfants ! La bonne humeur de notre ami est vraiment communicative. C’est à regret que nous nous quittons, avec promesse de se revoir à Phnom-Penh dès que possible. C’est que nous devons repartir de bonne heure en considération de la route à faire. Il fait froid. Très froid pour le Cambodge puisque la température est tombée à 25°. Le long de la route, nous voyons les paysans recroquevillés sous leurs maisons à pilotis, une serviette de toilette sur les épaules en guise de châle, entretenant un maigre feu de broussailles sèches dont ils partagent la tiédeur avec les zébus qui se sont approchés tout doucement. Ces gracieux animaux ont froid aussi. Je vois le feu se refléter dans leurs beaux yeux dorés… Décidément, j’aime les zébus.

A peine rentrés, nous devons nous préparer pour une visite officielle qui, pour la première fois, nous concerne tous les deux. Il s’agit de Monsieur et Madame Mellick. Monsieur Jacques Mellick est un homme du Nord. Il est Maire de la ville de Béthune dans le Pas de Calais – Mon Dieu ! Comme il doit y faire froid l’hiver – Il a sûrement occupé différents postes dans les passé, mais je ne les connais pas. Ce qui nous concerne, c’est que comme il est socialiste, Monsieur Mitterand l’a nommé l’an dernier Secrétaire d’Etat à la Défense et c’est à ce titre qu’il vient nous rendre visite. Mais il ne vient pas seul ! Son épouse Béatrix l’accompagne. Et c’est là que j’entre en scène car je vais devoir m’occuper de cette dame pendant toute la durée de son séjour, c'est-à-dire du lundi 28 décembre au vendredi 1° janvier. Mais je n’ai pas vraiment à me faire de soucis car le Poste de l’Attaché de Défense a prévu tout un programme et j’aurai le Capitaine Franck Puget comme bras droit. Quant à notre visiteuse, elle non plus ne sera pas seule car on me prévient que son fils l’accompagnera, ainsi qu’un garde du corps. On me signale également qu’étant de santé fragile, je ne dois pas l’emmener dans des endroits inaccessibles et impossibles…..

Cela me donne à réfléchir. Son fils ? Est-ce un petit garçon ? Si c’est le cas, comment va-t-on l’occuper ? Quelle étrange idée de l’emmener…. Un garde du corps, oui, son mari doit craindre pour sa sécurité car j’imagine que les journalistes de la métropole ne se font pas faute de dépeindre la situation au Cambodge sous ses couleurs les plus terribles : poudre noire et rouge sang… Mais il peut nous faire confiance. Nous n’allons pas l’emmener au nord du pays admirer les eaux brunes du  Mékong, encore moins en brousse visiter les zones khmères rouges, et surtout pas dans les tripots mal famés où l’on recrute des tueurs à gage ! Seulement, je n’ai encore jamais rencontré de garde du corps professionnel, et je me fais déjà du souci pour la santé de la dame….

Le couple Mellick arrive à Phnom-Penh le lundi en fin d’après midi et Monsieur l’Ambassadeur reçoit tout le monde lors d’un grand cocktail à sa Résidence. C’est le lendemain que les excursions commencent. Le Capitaine et moi allons chercher Madame Mellick à l’Hôtel Cambodiana, le seul hôtel de classe internationale de tout le pays, au bord du Mékong. Comme j’ai déjà pu m’en rendre compte la veille au soir, Béatrix est une petite dame brune très mignonne et particulièrement affable. Certes, nous ne nous connaissons pas mais déjà elle me plait. Elle a un mot gentil pour chacun, un sourire, un petit geste gracieux. Elle monte avec moi dans ma BMW adorée et commence à me poser des questions sur le pays, ma vie ici, les gens que je côtoie… Je me rends tout de suite compte que c’est une femme expérimentée qui fait rapidement la différence entre l’essentiel et l’accessoire. Et je suis d’autant plus ravie d’avoir à  parler avec elle que cela me remet de bonne humeur. En effet, le Capitaine prétend conduire « ma » voiture ! Je ne m’attendais pas à de telles prétentions ! C’est un véritable Putsch militaire ! D’ailleurs le garde du corps est assis à côté de lui. Nous gagnons l’extérieur de la ville pour visiter un atelier de tissage de la soie selon les méthodes les plus traditionnelles. Derrière « ma » voiture, un autre véhicule de l’Ambassade dans lequel ont pris place le fils de Béatrix et deux autres accompagnateurs. Ce n’est pas un petit garçon comme je l’avais craint ! C’est un jeune monsieur d’une trentaine d’années, grand, brun et plutôt bel homme mais assez peu loquace. Tout le monde s’extasie sur les soies lamées qui sortent des antiques métiers en bois conservés par je ne sais quel miracle, sauf le garde du corps qui est très soucieux : les thaïs ont retenu son parabellum à la douane.

La journée est très occupée : déjeuner au bord du fleuve, visite du Musée, petits achats-souvenirs, et nous reconduisons Béatrix au Cambodiana pour qu’elle se repose et se fasse une beauté parce que ce soir, je donne un dîner en son honneur à la Résidence. Lorsqu’elle arrive en compagnie du Capitaine, de son fils et du garde du corps, les autres invités sont déjà installés au salon. J’ai veillé à ce que tout soit préparé au mieux jusque dans les moindres détails, mais j’avoue que, ce soir, je ne me sens pas parfaitement à l’aise. En effet, c’est la première fois de ma vie que je dois présider un dîner officiel et je crains de manquer d’aisance… De plus, où dois-je placer le garde du corps ? Le Protocole m’a fait dire qu’en de telles circonstances, on ne sépare pas la dame de son ange gardien… Alors, vite, je rectifie mon plan de table un peu à l’improvisade, ce qui, en général, me réussit bien.

Arrivée à ce point de mes souvenirs, je vais me livrer à une petite digression. Mais que le lecteur se rassure, je ne suis pas Laurence Sterne et ma digression ne pas prendre l’ampleur des siennes dans son célèbre ouvrage « La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, Gentleman ». Non. Je dois seulement avouer qu’à mon plus grand regret, j’ai oublié le nom du garde du corps de Madame Mellick. Mais, comme je n’aime pas parler de quelqu’un en le désignant seulement par sa fonction, je vais donc lui en attribuer un. Mais pas au hasard. Le 25 novembre 1992 – donc, tout récemment -  est sorti un film américain intitulé « Bodyguard » et le rôle en est interprété par le célèbre acteur Kevin Costner. Je vais donc rebaptiser l’ange gardien de mon invitée « Kevin ». Ceci fait, je reviens à mon dîner.

Les invités prennent place autour de la table et là, je commence à mieux comprendre la situation. Monsieur Mellick junior est pharmacien. Il veille sur sa mère et lui prépare une impressionnante quantité de médicaments de toutes les couleurs qu’elle s’empresse d’avaler tout en continuant la conversation. Kevin est beaucoup plus détendu que ce matin parce qu’entre temps, l’Ambassade est intervenue efficacement et qu’il a récupéré son Parabellum. Le Capitaine s’épanouit comme une fleur, sourit et fait preuve d’esprit. Les autres invités semblent aussi apprécier la soirée. Je commence à me détendre. Bien sûr, je sais parfaitement que je ne peux rivaliser avec les hommes pour l’intérêt de la conversation, l’assurance dont ils font preuve et les saillies spirituelles qui en découlent, mais puisque je vois que mes invités se sentent bien, je suis contente et reprends confiance. Oui, je vais mener à bien cette mission !

Le lendemain je me réveille optimiste… pour apprendre que le Capitaine est malade. Hé, je l’avais bien vu depuis son arrivée, il est de santé fragile. Mais puisque tout a été préparé jusque dans les moindres détails bien avant l’arrivée de nos hôtes, je vais me débrouiller toute seule. Ce mercredi 30 décembre, nous allons à Oudong. Au fond, ce n’est pas difficile. Ce sont les chauffeurs qui doivent rester constamment vigilants. Les passagers, eux, peuvent se détendre et parler de choses intéressantes. Ce que nous faisons. Néanmoins, la route est longue, cahotante, le pique nique guère confortable, et il faut remonter en voiture sans s’attarder pour regagner Phnom-Penh avant la nuit noire. Nous roulons plein sud sur une piste latéritique bien rouge, « La Piste des Bulgares ». Béatrix est très fatiguée. Assise à la place arrière droite, elle s’endort, la tête dodelinant contre la vitre de la Land Cruiser. Le soleil couchant darde ses rayons sur son visage. Alors, Kevin se penche, prend mon chapeau rose et très délicatement, le pose contre la vitre pour éviter à sa protégée à la fois la lumière et les chocs. Ce geste tendre et quasi maternel me touche énormément. D’autant plus que Béatrix n’en saura jamais rien. Je commence à prendre beaucoup de considération pour le métier de garde du corps en général et pour Kevin en particulier. Le soir, Pascal Charlat nous attend chez lui pour dîner. Hélas, ce n’est pas vraiment un succès parce que nous sommes tous beaucoup trop fatigués. C’est d’ailleurs une des remarques que me fera Béatrix avant son départ. « Tout était parfait, très bien organisé, très intéressant. Mais… si seulement vous m’aviez laissé quelques heures de libre… » Oui. Excellente remarque dont je tiendrai compte lors de prochaine visites. C’est que le programme entier avait été organisé par des hommes, tous au zénith de leur forme physique, et vivant sur place. Un jeune gaillard de 30 ans, 1,80 m - 80 kilos et surentraîné ne peut absolument pas comprendre une petite dame genre porcelaine de Saxe à santé fragile…

Le point culminant de cette visite, c’est le lendemain dernier jour de notre année 1992 si bien remplie. Nous nous levons à l’aube pour prendre un avion pour Siem Reap, car Béatrix ne peut quitter le Cambodge sans avoir visité Angkor Wat. C’est Jean-Pierre Martial qui nous accueille. Je connais Jean-Pierre et son compère Charles Maisonnave depuis plusieurs mois déjà. Le Colonel me les ayant adressés à la Résidence sans me prévenir, j’avais eu une après midi la surprise de trouver deux individus tout de blanc vêtus dans mon salon, parfaitement à l’aise, regardant partout d’un œil approbateur – encore heureux ! – mais dont l’aplomb m’avait séduit. Nous étions vite devenus grands amis. Aujourd’hui, Jean-Pierre travaille à Siem Reap, à la restauration des temples. Charles passe de temps à autre. Notre hôte nous emmène chez lui prendre un petit café avant que nous nous lancions à l’assaut de l’escalier gigantesque menant en haut du temple-montagne. Il habite une splendide maison de bois, sur pilotis, mais beaucoup plus vaste que les maisons ordinaires des paysans. Nous nous asseyons quelques minutes, puis, prenant notre courage à deux mains, nous nous lançons.

Enfin, je devrais dire que c’est moi qui dois « prendre mon courage à deux mains ». En effet, je suis terriblement sujette au vertige. L’escalier d’ Angkor Wat me terrifie. Quand on est en bas, on n’en voit pas le sommet tellement les marches sont hautes et abruptes. Mais j’arrive à monter, à la condition que je ne regarde jamais derrière moi. La visite se déroule sans problème. Il fait chaud et l’exercice est dur. A un moment, Béatrix et moi, sans nous concerter, nous nous arrêtons pour souffler un peu. C’est alors que Kevin, en bon ange gardien, sort de son sac une boîte de coca-cola fraîche, l’ouvre, la passe à Béatrix qui, après en avoir bu quelques gorgées me la tend. Je bois et passe à Kévin. J’ai cette boisson en horreur. C’est seulement la troisième fois de ma vie que j’en avale une petite goulée, mais je dois reconnaître qu’elle nous redonne de l’énergie, et je comprends que Kevin me prend aussi sous son aile protectrice. J’en ai la confirmation lorsqu’il faut redescendre l’escalier monumental qui me donne des cauchemars chaque nuit précédant une visite. Béatrix n’a pas le vertige. Elle descend sans aide, comme un papillon voltigeant d’une marche à l’autre avec insouciance et légèreté. Moi, terrifiée, je m’assois sur la plus haute marche et la suis des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse de mon champ de vision. J’ai tellement peur que pour un peu, j’en pleurerais... Je vais perdre la face… J’ai déjà perdu la face… et ça m’est égal… C’est alors que Kevin, s’étant assuré que sa protégée en titre est arrivée saine et sauve, remonte prestement vers moi. Il prend ma main et me parle doucement. « Vous avez le vertige, c’est ça ? Ce n’est pas une honte. Regardez au loin, ne baissez pas les yeux. Je vous tiens. Faites-moi confiance. On y va doucement… » Cette main forte et chaude me rassure, je m’efforce de regarder les palmiers au loin et pose un pied après l’autre très précautionneusement. Kevin m’encourage gentiment en me parlant comme si j’avais quatre ans. Il est très persuasif, et lorsque nous arrivons au sol, il me complimente de mon exploit… alors que tout le mérite lui en revient !

Nous allons déjeuner chez Jean-Pierre. Béatrix semble très contente. Après ce petit moment de repos, nous remontons dans la Land Cruiser pour gagner une sorte de clairière en lisière de jungle. Le sol est à peu près plat et les herbes toutes brûlées puisque c’est la saison sèche. Nous attendons l’hélicoptère du  Secrétaire d’Etat. Enfin le voilà ! Ce gros insecte fait un bruit tel que l’on ne s’entend plus crier. Il se pose, la porte s’ouvre et deux hommes en descendent. Ils se mettent à courir en notre direction, tout courbés, pantalons plaqués sur les jambes, environnés d’un nuage de poussière et de brindilles d’herbe sèche soulevé par le rotor. C’est Jacques Mellick et Le Colonel. Monsieur Mellick poursuit sa course et Béatrix le rejoint. Ils disparaissent tous les deux dans une maison en bois proche des arbres,  à laquelle je n’avais jusque là prêté aucune attention. Mon mari me rejoint et comme je lui demande le pourquoi de cette rencontre, il me répond évasivement, ce qui laisse la porte ouverte à toutes sortes de conjectures. J’opte pour la plus romantique, un rendez-vous galant « loin du monde et du bruit » en pleine brousse…..Le soir, tout le monde se retrouve à l’Hôtel Cambodiana où nos visiteurs donnent une soirée de gala, et lendemain, ils s’envolent pour la métropole.

Je garderai un excellent souvenir de cette visite et de la personnalité de Béatrix. Je sais que l’on a raconté beaucoup de choses au sujet de ce couple. Les ragots, fondés ou non, ne m’intéressent pas. Je la reverrai toujours descendant le gigantesque escalier du temple-montagne, légère comme un papillon, un sourire aux lèvres….

Le lendemain, vendredi 1° janvier, après avoir accompagné nos invités à l’aéroport, nous allons tous les trois, Marie, Le Colonel et moi, déjeuner à La Paillotte. C’est notre restaurant préféré, juste en face du  Marché Central. Nous y allons très souvent. Il est tenu par « Le Vieux Charlie » un suisse de petite taille aux cheveux grisonnants et à l’accueil simple et chaleureux. Le décor ne présente rien de particulier : quelques tables en bordure de rue, d’autres proches du comptoir. La carte propose toujours les même plats, c’est d’ailleurs pourquoi les gens reviennent, parce qu’ils sont sûrs de trouver ce qu’ils aiment. Le service est rapide et efficace. Les garçons sont thaïs. L’un d’eux s’appelle Somaye. C’est mon préféré et quand j’ai besoin d’aide supplémentaire à la Résidence, je demande au Vieux Charlie de me le prêter, ce qu’il fait toujours très volontiers. Maintenant que nous sommes des habitués de longue date, lorsque nous arrivons, et après les compliments d’usage au maître de maison, Somaye nous conduit à notre table préférée, apporte immédiatement de la bière et un jus de fruit pour Marie, et va en cuisine commander notre repas. Nous prenons invariablement des « steacks-frites » et il connaît la cuisson préférée de chacun. Un petit steack bien cuit pour Marie et une mini corbeille de frites. Un gros steack-beaucoup-de-frites pour Le Colonel. Et un steack-frites-sans-frites pour moi ! Nous nous sentons encore mieux que chez nous parce qu’il y a de l’animation et beaucoup de passage. Toujours quelque connaissance à qui parler, ou quelque nouvelle à commenter.
Je me demande ce qu’est devenue La Paillotte aujourd’hui…

Le soir, nous fêtons l’anniversaire du Colonel. J’ai invité quelques amis et collaborateurs proches. Nous ouvrons une bouteille de champagne, sans laquelle il n’y a pas de fête. D’autant que nous avons également à nous congratuler puisque nous entrons dans une nouvelle année, et qu’elle sera très importante pour ce pays qui doit être bientôt le théâtre d’élections libres et démocratiques… Quant à moi, je n’ai que quelques jours pour préparer l’arrivée de ma plus chère amie : Christiane Barthélémy, qui va séjourner quelques temps parmi nous.

Et ce mercredi 6 janvier, fête de l’Epiphanie, je vais chercher Christiane qui arrive, tenant des deux mains un carton avec une galette des rois et une couronne dorée ! C’est tellement inattendu, voire carrément incongru dans le décor, et en même temps si révélateur de sa personnalité, que cette galette la décrit toute entière : une femme au cœur chaleureux qui cultive les traditions et les fêtes qui cimentent une famille, qui veille à créer une ambiance positive et affectueuse, et qui me tire des larmes d’attendrissement. Arrivées à la maison, je réunis mon personnel pour présenter mon amie et expliquer de quoi il s’agit, puis je remets le gâteau aux bons soins de Madame Saut qui nous le sert au dîner.

Christiane reste une quinzaine de jours au cours desquels nous visitons la ville, les marchés, faisons des emplettes, recevons, sortons… Bref, pour moi, le train-train quotidien. Mais pour elle tout est nouveau. Et comme elle se passionne facilement, elle se fatigue également assez vite. Aussi, un matin, elle me fait part de son souci : elle ne se sent pas très bien et pense qu’elle devrait aller voir un docteur. Mais elle s’inquiète. « Y a-t-il quelqu’un que je puisse consulter ? Et je ne parle pas anglais… » Mais moi, je parle cette merveilleuse langue de Shakespeare – quoi qu’il soit tout à fait impropre d’écrire cela puisque je parle l’anglais contemporain, très différent de ce qu’il était au XVI° siècle ! – et je connais un bon docteur ! Je l’emmène donc au camp des australiens et je demande où trouver le Docteur Peter Rosseler. C’est celui qui s’était occupé de Marie avant que son cas ne devienne plus grave et nécessite l’intervention du chirurgien allemand. Alors que je me dirige vers le dispensaire, je remarque que Christiane semble aller déjà mieux. Elle regarde tous ces beaux garçons, grands, costauds, bien moulés dans leurs treillis, et le sourire lui revient. Et après son entrevue avec le Docteur Rosseler elle va tout à fait bien ! Il faut dire qu’il est très séduisant et je ne doute pas que ses seuls beaux yeux bleus puissent opérer des cures miraculeuses…

Maintenant qu’elle est remise sur pied, elle peut m’assister pour le grand déjeuner que je donne ce mercredi 13 janvier, à la place de Pascal Charlat. En effet, il y a quelques jours, Pascal a eu un accident. Il est tombé à la renverse de sa terrasse qui est très haute. Il aurait pu se tuer. Fort heureusement, il a survécu, mais il est gravement blessé aux deux chevilles et ne pourra se tenir debout avant longtemps. Nous allons le voir. Il est dans son lit, se lamentant sur sa maladresse, et atterré à l’idée de devoir annuler le grand déjeuner qu’il avait prévu afin de réunir tous les premiers conseillers d’ambassades présents en ce moment à Phnom-Penh. Non qu’il ait l’intention de parler de sujets très spéciaux, mais seulement dans le but d’aider ces messieurs à faire connaissance plus agréablement que dans le cadre du travail. Ce que les militaires appellent « un repas de corps ». Alors, n’écoutant que mon bon cœur, je lui propose de transférer le déjeuner de sa villa à ma Résidence – ce que François accepte avec générosité. Nous dressons donc la grande table que Le Colonel présidera, et la table ronde sur laquelle Christiane et moi règnerons. Je prépare des plans de table, et, très satisfaite de moi, distribue les places de tous ces messieurs. Comme je commence à bien connaître leurs réactions, je prévois que ceux qui seront avec moi pourraient se vexer de ne pas être à la grande table. Mais ils sont là pour faire connaissance et passer un bon moment. Nous nous asseyons, nous félicitons et la conversation commence. Il se trouve que tout le monde parle français à ma table, alors que les conversations à la grande table se font en anglais. Le plus en verve est Monsieur Shinoara, Premier Conseiller près l’Ambassade du Japon. Il s’exprime remarquablement, sans le moindre accent, ses tournures sont parfaites, son vocabulaire impressionnant. Au lieu de « refaire le Cambodge » nous abordons des sujets d’intérêt général, culture, littérature… enfin, c’est à regret que nous voyons arriver le moment de nous séparer. Mais les meilleures choses ayant une fin, j’accompagne mes hôtes jusque sous la frondaison. Le très charmant Monsieur Shinoara part le dernier. Il me serre la main avec effusion, la gardant dans la sienne un peu plus longtemps que nécessaire, multipliant les courbettes : « Madame, je ne sais comment vous remercier. Vraiment, j’ai passé un moment délicieux. J’ai beaucoup joui…  J’ai beaucoup joui… » Mon sourire s’élargit encore et j’avoue que j’ai bien du mal à garder mon sérieux. Ils partent. Ils sont partis. Christiane et moi pouvons enfin rire tout notre saoul ! « Eh bien, me dit-elle, quel effet tu lui fais ! Que serait-ce si…. » Voilà un monsieur dont le nom restera toujours pour moi synonyme d’allégresse !

Les visiteurs arrivent à Phnom-Penh au pas cadencé, c’est vraiment le cas de le dire. A peine remises de ce revigorant fou-rire, notre Ambassadeur nous invite à un grand cocktail qu’il offre à toutes les ONG[4], là aussi, pour faire connaissance. Pendant ce temps, Le Colonel reçoit une délégation de députés ; un certain Monsieur Jourdan vient me saluer et remercier de la part de Béatrix Mellick ; quelques officiers supérieurs arrivent de Paris ; enfin, notre ami le Général Patrick Pacaud est sorti de sa brousse et venu à Phnom-Penh respirer l’air de la civilisation ! Mais comme je suis à peu près certaine que j’oublie encore des tas de gens tout à fait respectables et  fort sympathiques, je les prie de bien vouloir m’en excuser !


Christiane Barthélémy en robe de soie khmère,
le 15 janvier 1993 au soir

Ce vendredi 15 janvier, je donne un grand cocktail en l’honneur de la délégation des députés. Dès la semaine dernière, j’ai commencé à ôter les plantes vertes – dont notre sapin de Noël – et toutes les choses pouvant encombrer le salon. J’ai fait un énorme stock de boissons. Madame Saut est allée au marché plusieurs fois en cyclo-pousse pour acheter tous les ingrédients nécessaires à la composition d’une impressionnante quantité de plats. Enfin, j’ai passé commande au Vieux Charlie de toutes sortes de comestibles plus sophistiqués que ce qu’elle sait faire, et Somaye doit venir prêter main forte avec quelques collègues. En effet, ici, un « cocktail » ne veut pas dire une sort d’apéritif chic où l’on ne sert que de microscopiques toasts en mie de pain garnis de choses non identifiables de différentes couleurs, et qui laissent tout le monde sur sa faim. Ca, c’est bon pour les parisiens. Nous sommes « en opération ». Quand les gens, quels qu’ils soient, sont invités le soir, ils viennent pour « manger ». Et, croyez-moi, nourrir un colonel, un général ou un amiral, n’est pas une mince affaire ! Les diplomates ont également bon estomac ! Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas une condition pour être accepté au Quai ? Quant aux jeunes des ONG, ce sont tout simplement des loups ! Et moi, bien que ne mangeant presque rien, je suis chargée de prévoir pour des meutes de fauves… Je commence à avoir l’habitude. En guise d’accueil, je leur fais servir beaucoup à boire. Cela met tout le monde de bonne humeur. Quand l’atmosphère se détend, les conversations vont bon train et deviennent plus personnelles et plus confidentielles. Après la seconde ou mieux, la troisième boisson, j’ouvre le buffet – comme d’autres ouvrent le bal ! Enfin… Ce soir, j’ai invité 140 personnes. Il faut assurer…

Mais voilà, ne viennent que 90 invités. On peut me dire que, pour une réception, c’est déjà assez considérable. Mais pour moi, c’est un fiasco. Pis ! Une insulte personnelle ! Je me sens affreusement seule. Errant au milieu d’un champ de ruines, telle une héroïne romantique abandonnée des hommes et des dieux… Les conversations vont bon train. Ah ? Il y a des gens qui parlent ? De quoi peuvent-ils bien discuter ? Ils disent que Monsieur Akashi offre une grandiose réception ce soir et que ça a été un dilemme pour eux de choisir entre lui et moi. Pardon : entre l’ONU et l’Ambassade de France. Hum… Je suis fatiguée, très fatiguée, si fatiguée… Ah ? Les gens s’en vont. Je dis bonsoir machinalement et monte me coucher… sans parvenir à m’endormir. Je me suis donnée tellement de mal. Je sais que mes invités apprécient tous l’atmosphère que je sais créer ici. Mais voilà… Monsieur Akashi est un homme important et tout le monde va lui faire sa cour. Et lui, qu’en pense-t-il ? Il est japonais… sûrement moins sympathique que Monsieur Shinoara… Je commence à somnoler… Et François ? Est-il déçu ? Mécontent ? Fâché peut-être ? J’ai mal à la tête… Je ne commence à m’endormir que sur le matin. Mais dans ce pays, le concert de klaxons commence dès l’aube, point de départ de la sempiternelle cacophonie diurne. Inutile de regarder le réveil : il est déjà six heures passées. Je dois me lever. François et moi prenons notre petit déjeuner ensemble chaque matin sur la table ronde devant la porte du jardin arrière….

Le Colonel est parti. Christiane qui, elle, se lève plus tard, vient à son tour déjeuner. J’en profite pour boire une seconde théière. Cela me fait du bien. Mon côté anglais ? Elle écoute patiemment mes pleurs, puis essaie de me réconforter en me disant qu’elle a passé une excellente soirée et qu’elle est tout à fait sûre de ne pas être la seule. D’ailleurs, même le Colonel semblait content. Mais dans l’état où je suis, rien ne peut me calmer. Et tout à coup, je prends une décision. J’appelle Madame Saut. « Madame Saut, distribuez tous les restes à la pagode et aux ouvriers Viets. Mettez-en seulement quelque uns dans un sac pour mon amie et moi. Nous allons partir pour la journée » En effet, il est inutile de garder des aliments. Sous ce climat ils tournent en quelques heures. Je préfère les offrir à ceux qui en ont besoin. Puis je dis à Christiane « Je t’emmène en excursion. Es-tu prête pour l’aventure ? » Naturellement, elle est prête !

Nous prenons le sac de provisions, des boissons et partons pour Oudong. Oui. Pourquoi pas. Les hommes me fatiguent avec leurs consignes de sécurité. J’ai même parfois l’impression qu’ils n’insistent que pour donner de l’importance à leur rôle et ainsi se faire valoir. Je suis déjà allée plusieurs fois là-bas et je connais la route. Je sais parfaitement qu’il n’y a aucun danger particulier. Quant à ma BMW adorée, elle saura bien veiller sur nous. En avant !

C’est ainsi que nous partons pour Oudong, sans prévenir âme qui vive. De toute façon, tout le monde est tellement occupé par les visiteurs de tous poils que personne ne remarquera notre absence. Au volant de ma voiture, je commence déjà à me sentir nettement mieux. J’explique à Christiane le paysage, puis le peu que je connais au sujet de ce lieu historique. Nous nous arrêtons pour boire et pique niquer. Ah ! Rien de tel que la brousse, l’action, pour vous remettre les idées en place ! Pourquoi donc les hommes pensent-ils que les femmes ne peuvent éprouver les mêmes sentiments qu’eux ? Je crois que c’est tout simplement parce qu’ils ne veulent pas partager ce genre de bonheur, même pas entendre parler de possible partage ! Mais je dois reconnaître à leur décharge que nombreuses sont les femmes incapables d’apprécier… Moi, j’apprécie. Toutefois, je vois le soleil tourner et je sais que ce gros paresseux va bientôt nous faire défaut. Il faut donc rentrer, et au plus court, c'est-à-dire par l’ouest où est installé le Bataillon Bulgare qui s’est occupé à damer la piste de latérite. C’est ainsi que je décide de prendre seule « La Piste des Bulgares ».

Je conduis avec prudence mais il faut reconnaître qu’il n’y a presque pas de trous et aucun petit pont à franchir. C’est la saison sèche. Les champs sont pelés et misérables, la terre est dure comme pierre, derrière la voiture s’élève un nuage de poussière que l’on doit voir de très loin. Nous roulons en direction du sud car je sais que cette piste rejoint la route de l’aéroport. Il nous faut un bon moment avant d’apercevoir, à l’ouest, le campement du Colonel Christo. Comment s’appelle-t-il réellement ? Je ne sais pas. C’est le diminutif de son prénom complet qu’il utilise peut-être pour faire comme les anglo-saxons qui se font appeler Bill quand ils se prénomment William. Je suppose que c’est « Christophe ». Il est grand, brun, très mince, plutôt bel homme à mon goût, mais il a les yeux tristes… Il faut dire que cet homme au physique de poète doit gouverner une troupe de bandits dont les exploits défraient la chronique militaire de Phnom-Penh. D’abord, on raconte que, manquant de volontaires pour partir au Cambodge, on a recruté des types de sac et de corde « Sentant la hart de cent pas à la ronde »[5] en leur promettant  solde et rémission de peine. Mais les soldes s’étant perdues entre Sofia et Phnom-Penh, et le contenu des gamelles manquant de lard, pour se remonter le moral, les gars auraient repris leurs activités habituelles : vente du bien d’autrui et partage des ressources financières. En termes clairs, les soldats khmers de la région investissent les bénéfices de leurs trafics en équipement guerrier et en loisirs. Oui ! Ils achètent leurs armes aux bulgares et jouent avec ces nouveaux collègues étrangers. Les uns apportent les cartes, les autres le vin de palme, et l’argent passe de mains en mains… Le pauvre Colonel Christo est donc promu trafiquant d’armes et patron de tripot… Je suis navrée pour lui. Si nous avions le temps, je m’arrêterais pour une petite visite et je ne doute pas qu’il m’accueillerait avec autant de courtoisie que l’avait fait Tchernovsky, le Colonel polonais que nous avions été voir aux environs de Pursat, et qui – par parenthèse - s’appelait aussi Christopher ! D’autant plus que chaque fois que nous nous rencontrons, le Colonel Christo me regarde beaucoup et ses grands yeux tristes disent que je ne lui suis pas indifférente…

Mais lorsque nous approchons des baraques occupées par les bulgares, la nuit tombe déjà et je n’ai aucune idée de la distance qui me reste à parcourir. Je renonce donc à m’arrêter. Mon amie est en pleine forme. Nous parlons de toutes sortes de choses très intéressantes sur l’Asie du sud-est, les cultures – dans tous les sens du mot – le rôle que l’UNTAC entend jouer et les problèmes rencontrés… et chaque fois que le sujet s’y prête, Christiane fait un rapprochement avec ce qu’elle connait par ailleurs. Enfin, la Piste des Bulgares rejoint la grande avenue de l’aéroport et, très rapidement, nous regagnons le 146 Boulevard Tousamuth. Quelques minutes plus tard, lavées et changées, nous sommes sagement assises au salon. François fait irruption, très alarmé !
« Qu’as-tu fait ? Où as-tu été ? Tu as vu dans quel état est ta voiture ? » « Oh…J’ai seulement eu envie de faire un petit tour dans les environs de Phnom-Penh… »
« Mais où as-tu été ? »
« Je ne sais pas…. Je n’ai pas de carte… »
C’est bien vrai, ça. Je ne mens pas.
De plus, je me sens euphorique…
Ah ! La Piste des Bulgares !

Le lundi 18 janvier est le dernier jour que mon amie Christiane passe au Cambodge. J’ai réservé des billets d’avion pour Siem Reap car elle ne peut quitter le pays sans avoir visité Angkor Wat ! Nous partons donc toute les deux, hélas sans garde du corps, mais j’ai pris la précaution d’emporter des dollars en petites coupures et nos passeports. J’ai entendu parler de contrôles d’identité sauvages, de racketteurs, bref, de possibles problèmes. En effet, récemment, Le Colonel est allé rendre visite au général Khmer qui règne sur la zone tel un authentique seigneur de la guerre. A son retour à la capitale, il m’a raconté de croustillantes anecdotes dont je ne sais pas si elles sont vraies, mais que j’estime révélatrices des manières du potentat local. Et j’ai bien compris qu’il pourrait y avoir des problèmes….


En effet ! A peine descendues de l’avion, nous sommes accostées par un jeune homme à la fois obséquieux et arrogant, le genre qui pense que toutes les femmes étant idiotes et craintives de nature sont les proies les plus faciles, surtout si elles sont étrangères. Malheureusement pour lui, je connais les tarifs des taxis et discute âprement. Nous nous installons à l’arrière de la voiture – qui vient de Thaïlande – et je commence à expliquer à Christiane que c’est le roi Suryavarman II qui a fait construire Angkor Wat[6] au XII° siècle. A cette époque, la religion d’Etat était l’Indouisme et le Temple était dédié à Vishnou. Plus tard, il devint un temple Bouddhiste. C’est ce que l’on appelle un Temple-Montagne, d’où l’escalier monumental pour accéder au sommet, lequel escalier ….

Je suis brutalement interrompue dans mes explications historiques et personnelles par l’arrêt de la voiture. Barrage militaire. Chevaux de frise en plein milieu de la route et une dizaine de jeunes types braquant leurs kalachnikovs sur nous. L’un d’eux – le plus gradé, sûrement – s’approche et aboie quelque chose. Notre chauffeur, qui prétend parler anglais, se retourne et m’explique en quelques mots très mal prononcés que je dois montrer mon passeport et acquitter un droit de passage. De cent dollars. Rien que ça ! Cent dollars, c’est une somme énorme. Un gros salaire à la capitale, alors en brousse, c’est carrément une fortune ! Ils espèrent m’en imposer pour m’extorquer de quoi organiser une gigantesque soûlerie au vin de palme, avec banquet, prostituées, et les inévitables tirs de kalachs preuves de leur virilité ! La colère m’enflamme littéralement l’estomac. Jamais ! Jamais je ne donnerai un seul demi-dollar à ces serpents vicieux, à ces scolopendres perverses, à ces fils dégénérés de Kâli ! Plus le jeune racketteur me regarde avec arrogance, moins je le crains. Il ne me fera pas non plus commettre l’erreur de l’insulter, car ils attendent l’occasion de créer un incident violent. Je lui dis donc avec grande condescendance :
« Je suis Madame T. de l’Ambassade de France (Cela ne lui fait rien, je pourrais mentir). Mon mari, Le Colonel, est venu vous voir la semaine dernière (Il bronche et je comprends qu’il s’en souvient). C’est un grand ami du Général Long Sopeaph, vous savez…. (Il verdit – enfin, il verdirait si son bronzage était moins foncé). Je ne vous donnerai pas ces cent dollars parce que je sais que ce n’est pas légal (Je veille à ne pas le traiter directement de racketteur !). Mais si vous insistez, je rentrerai à Phnom-Penh, raconterai tout à mon mari, et il ne manquera pas de se plaindre de votre accueil à votre Général… » Inutile d’insister. Sur un geste de lui, ses adjoints tirent les chevaux de frise, tous se mettent au garde-à-vous, et le chauffeur s’incline respectueusement devant moi en fermant la portière que j’avais ouverte pour parlementer.
La voiture démarre lentement.
Je me cale bien droite sur le dossier du siège et me paie le luxe d’un petit salut de la main accompagné d’un demi sourire…
Ah ! Comme ça fait du bien !

Je me tourne vers Christiane et reprend mes explications « C’est un Temple-Montagne entouré de galeries entièrement décorées de bas reliefs, et on peut y voir Suryavarman en personne… » De toute évidence, mon amie s’intéresse bien davantage à l’histoire contemporaine qu’aux monarques du XII° siècle. « Mais que s’est-il passé ? Que leur as-tu dit pour qu’ils se mettent au garde-à-vous ? Pourquoi le chauffeur est-il devenu poli comme par enchantement ? » Alors je lui explique. D’abord, ne pas avoir peur. Le chien qui sent que tu as peur te mordra. Je ne crains pas ces gars-là parce que je ne les estime pas. Ce ne sont que de pauvres types qui salissent leurs uniformes en s’abritant derrière pour voler les gens. De plus, ce sont des lâches parce qu’ils ne s’en prennent qu’aux plus faibles : paysans, femmes, étrangers naïfs. Toutefois, il vaut mieux avoir un moyen de pression pour parlementer avec eux. Or, les croustillantes anecdotes racontées par mon Colonel me sont revenues en mémoire avec un à propos parfait ! Il parait que le Général Long Sopeaph[7] fait régner la terreur jusque dans son état-major. Récemment, faisant un tour de table avant de clore une réunion, un de ses officiers aurait émis une objection à ses propositions. Long Sopeaph aurait dégainé calmement et tiré deux balles sur le récalcitrant. « Pas d’autres objections ?... »
Non, pas d’autres objections.
J’ai donc mis à profit l’information pour terrifier ses subordonnés.
C’est ce que l’on appelle apprendre la diplomatie « sur le tas » !
Christiane me dit qu’elle n’a pas eu peur parce qu’elle me faisait confiance. Merci. Toutefois, nous avons eu de la chance. Si nous étions passées plus tard et que les gars aient bu du vin de palme….



Nous passons une merveilleuse journée à Angkor Wat, visitons les galeries, le petit temple du haut où l’on peut admirer une statue du Bouddha et lui brûler des encens, nous prenons des photos, et ….  Pour redescendre, je fais comme les petits enfants : je descends assise ! Quel exercice ! Mais aussi, quel amusement ! C’est qu’il faut bien se débrouiller sans garde du corps !



     


[1] Le 13° RDP, un des plus anciens régiments de cavalerie de l’armée française a été constitué sous l’Ancien Régime, en 1676. Puis, il devint une unité parachutiste en 1952, et maintenant, il est spécialisé dans le renseignement. Il dépend à la fois de la DRM (Direction du Renseignement Militaire) et du COS (Commandement des Opérations Spéciales).
[2] Le krama est la pièce de coton à carreaux rouges (mais il y en a aussi de bleus) portée traditionnellement au Cambodge par toute la population : hommes, femmes et enfants, et plus particulièrement à la campagne. Le krama sert de pagne, de ceinture, d’écharpe, de turban, de porte-bébé, de serviette de toilette… bref, c’est un élément indispensable à la vie quotidienne des khmers.
[3] Le Banquet du Faisan eut lieu à Lille le 17 février 1454. On peut dire que ce fut un Banquet Diplomatique offert par Philippe le Bon, Duc de Bourgogne, car au cours de cette splendide réception, il prononça « Le Vœu du Faisan » s’engageant à aller délivrer Constantinople, prise par les Turcs l’année précédente. Engagement jamais tenu.
[4] ONG (NGO en anglais) Organisation Non Gouvernementale, d’intérêt publique, ne relevant ni d’un Etat, ni d’une Institution Internationale. Ce sont donc des personnes morales, à but non lucratif, financées par des fonds privés, indépendantes financièrement et politiquement.
[5] Dans « Au roi, pour avoir été dérobé » Poème adressé à François 1° par Clément Marot le Premier janvier 1532.
[6] « Wat » signifie « Temple » ou monastère.
[7] Je ne garantis pas l’orthographe de son nom. Quelque temps après ces évènements, le Général vint en personne dîner à la Résidence. Un homme très jeune, auquel on donnerait – comme on dit – « le Bon Dieu sans confession », au teint aussi pâle que les vietnamiens, petit, mince, élégant et très cultivé. Parlant plusieurs langues à la perfection. Peut-être même a-t-il fait des études en France pour manier la langue de Molière avec tant d’aisance… Il m’avait apporté un cadeau : un tableau représentant une scène champêtre : de charmantes jeunes paysannes récoltant le riz, le tout fait en paille !
J’avoue toutefois n’avoir pas gardé le cadeau…