lundi 20 octobre 2014

"Quatre années au Cambodge" - Queen's Birthday Party (1992)

"Queen's birthday Party" L'Anniversaire de la Reine d'Angleterre - est-il besoin de le préciser ? ! est jour de Fête Nationale. Dans ce chapitre, je raconte - entre autres choses - comment s'est déroulée la fête en 1992 à Phnom-Penh.





Le 11 juillet au soir, nous fêtons l’anniversaire de la Reine d’Angleterre, Queen’s Birthday Party, leur fête nationale. Il parait que cela se fait depuis 1748, mais la date peut changer d’un pays du Commonwealth à l’autre et en l’occurrence, je ne sais pas du tout qui a décidé que cette cérémonie aurait lieu un 11 septembre à Phnom-Penh, parce que c’est un 21 avril qu’est née Sa Majesté Elisabeth II… Je laisse donc la question pour un spécialiste anglais ! Le corps diplomatique, les hauts fonctionnaires de l’ONU, des officiers supérieurs de toutes les couleurs, observateurs, journalistes, sans oublier des politiciens khmers des différents partis, bref, une foule considérable se presse au Phnom. Vu la chaleur, les serveurs porteurs de plateaux de boissons sont presqu’aussi entourés que les ambassadeurs ! Chacun salue qui doit l’être, tout en observant du coin de l’œil la vaste assemblée, tâchant de voir si quelque personnage notoire manquerait à l’appel, ou si l’on va rencontrer de nouvelles têtes. On parle en tant de langues qu’on pourrait se croire dans une succursale de la célèbre Tour de Babel ! Toutefois, c’est l’anglais qui domine nettement, avec toutes les variantes imaginables. Pour ma part, c’est l’accent indien qui m’amuse le plus parce qu’ils roulent des R alors que les anglais ne les prononcent pas ! Les invités forment parfois de petits groupes, puis se séparent pour aller parler avec les nouveaux venus, et le bruit des conversations augmente de minute en minute. Tout cela est très sympathique, mais…. il ne se passe rien ! Ah ! Si ! Voilà tout un groupe de militaires australiens, grands et costauds, portant leur uniforme si reconnaissable. Ils restent un peu en retrait, formant une sorte de mur circulaire. Je ne dirai pas que c’est par discrétion ! Ces gaillards là sont tous tellement grands, larges d’épaules, musclés, bref, très impressionnants, qu’il leur est tout à fait impossible de passer inaperçus !

Enfin, retentissent les accents du God Save the Queen. Les conversations cessent instantanément, l’assemblée, comme un seul homme, se tourne vers le fond de la salle et se fige. Tous les militaires se mettent au garde-à-vous. Parait alors un écossais vêtu de la façon la plus traditionnelle : kilt tenu par une large ceinture de cuir à grosse boucle, sporran[1] en fourrure blanche, chemise également blanche et spencer noir. Grandes chaussettes montant aux genoux avec revers à pompons et souliers de cuir noir. Il porte une sorte de béret. Cet homme, plus très jeune déjà, semble tellement anachronique et déplacé ici, au Cambodge, que j’en ai le souffle coupé ! Mais le plus étonnant et le plus remarquable, c’est qu’il marche seul, très lentement, en jouant du bagpipe – de la cornemuse – Derrière lui, à bonne distance, Son Excellence Sir David Allan Burns, Ambassadeur plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique, donnant le bras à son épouse Inger, avance du même pas très lent et cérémonieux. Ils ont l’air tellement grave que l’assistance entière est gagnée par le respect, voire l’émotion. Une fois de plus la Vieille Angleterre en impose…

 Sir David à notre Résidence

Sir David et Inger sont tous deux de très haute taille et blonds comme des descendants de vikings. D’ailleurs Inger est suédoise ! Ils sont très beaux, et fort aimables. Mais on sent bien que ce sont des aristocrates. Partout où ils vont, les regards convergent vers eux, comme naturellement, et Sir David n’a pas son égal pour diriger une conversation, faire valoir l’un, remettre l’autre à sa place de façon toutefois qu’il le prenne pour un compliment et non une offense, bref, tenir son rang avec superbe. J’ai beaucoup de chance parce que je suis leur amie. J’enseigne le français à Inger et je sais que Sir David m’aime bien. J’apprécie l’humour britannique plus que tout autre, ce qui nous fait au moins un point en commun !

Après les compliments d’usage en de telles circonstances, l’enchantement est levé et les acteurs de la scène reprennent vie et … conscience de leur soif ! L’émotion, sûrement ! J’attrape un verre de bière et me précipite vers le joueur de cornemuse. C’est quelque chose qui a beaucoup étonné Le Colonel au début de notre vie commune : cette facilité que j’ai de parler avec tout le monde, sans me laisser impressionner le moindrement par les titres et les rangs, et d’engager la conversation avec de parfaits inconnus en toutes circonstances. Mais il me semble qu’il n’y a aucun mal à cela. Toutefois, j’ai vite découvert qu’il ne suffit pas de respecter les règles du savoir vivre en société. Il y faut en plus de la sincérité, du cœur, et, si je puis dire, un a priori d’amitié. Cela permet également d’avoir des conversations vraiment intéressantes, pas seulement des échanges de platitudes guindées. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je me plais particulièrement dans des situations dynamiques et non convenues comme ici. Les milieux froids et aseptisés où chaque parole, geste, vêtement… doit correspondre à une convention, répondre aux critères du « ça se fait – ça ne se fait pas » et est passé au crible de certaines références sociales non écrites, ne me conviennent pas.

Donc, je me précipite vers le joueur de cornemuse. Je me présente. Il se présente. Nous trinquons à la bière. Il est australien. C’est le Padre Gordon. Il est arrivé depuis peu pour veiller sur les âmes des gaillards que son pays a envoyés participer à cette opération de maintient de la paix. D’origine écossaise, il a conservé toutes les traditions de ses ancêtres, y compris les vêtements traditionnels qu’il porte fièrement pour les fêtes, et le bagpipe dont il joue fort bien. Alors, je lui raconte que, toute petite, j’habitais chez mes grands parents au bord de la mer, en Bretagne du nord, et que je suppliais mon grand père de m’emmener écouter les joueurs de cornemuse dès qu’il y avait une manifestation folklorique traditionnelle. J’aimais vraiment ça. Naturellement je me garde bien de dire au Padre que ma grand-mère trouvait cela trop populaire et donc, vulgaire ! Puis nous parlons de bière. Nous sommes tous deux grands amateurs, et d’ailleurs, c’est de la bière australienne que nous buvons parce qu’actuellement, elle est importée en grande quantité pour être vendue à tous les étrangers dont la soif ne diminue jamais à cause de la grande chaleur de ce pays ! « Mais, savez-vous que notre pays produit également de très bons vins ? » me demande-t-il. Et nous voilà partis sur le sujet…. Après un bon moment, le sens des convenances nous conseille de mettre fin à cette conversation pour nous mêler aux autres invités, mais nous échangeons nos adresses afin de nous revoir sans tarder.

Quelle belle fête c’était ! Nous rentrons à la Résidence très heureux. Marie, malgré – ou peut-être à cause de son jeune âge et des circonstances particulières - est admise partout. Elle connaît tout le monde et je crois que pour elle, c’est un moyen éducatif exceptionnel que d’être admise dans ces mondes diplomatique, militaire et politique normalement si fermés pour le commun des mortels. Elle n’a pas encore douze ans, mais déjà se comporte de façon très mûre. Et lorsqu’elle fait des réflexions de son âge, cela est bien rafraîchissant pour tout le monde. François lui parle comme à une adulte et lui explique tout ce que nous vivons d’historique.

Les journées sont maintenant bien organisées. Le matin, nous prenons notre petit déjeuner ensemble à la petite table. En effet, nous avons une table gigantesque, à laquelle on peut asseoir 12 personnes très à l’aise et 14 en se serrant un tout petit peu ; et une seconde, ronde, installée devant la porte du jardin arrière, que nous utilisons lorsque nous ne recevons pas. Le Colonel se vêt en fonction des circonstances. Il  met une tenue civile, ou son uniforme de colonel, ou encore le treillis-rangers. Dans ce cas, je sais qu’il part en brousse et je suis contente pour lui parce qu’il n’y a rien de meilleur pour les hommes, ni de plus excitant et joyeux que de s’en aller barouder ! Et puis, le soir, il me racontera des histoires amusantes. Durant les matinées, je sors faire des courses ou des achats pour la décoration de la maison. En fin de matinée, je bois une bière australienne en attendant le retour de mon mari qui revient déjeuner vers 13 heures. Après le déjeuner, nous faisons tous une sieste parce que c’est la coutume ici, et qu’il ne servirait à rien d’aller travailler tout seul ! Ou de sortir sous un soleil de plomb pour trouver tout fermé, comme lorsque j’étais allée prospecter pour du tissu à rideaux. Mais je n’arrive pas à me reposer parce que François s’agite beaucoup. J’attends qu’il parte puis je m’endors. C’est le meilleur moment pour récupérer des fatigues des dernières 24 heures et se préparer à affronter la prochaine soirée, parce que nous sortons ou recevons tous les soirs, ou presque !

Une près midi, je me réveille un peu tard, je reste encore quelques minutes à rêvasser sur le lit, puis je descends voir ce que fait ma fille. Oh ! Surprise ! Je trouve quelques bouteilles de vin et boîtes de bière sur la table basse du salon, bien artistiquement disposées. Je m’approche dans l’espoir de trouver un mot. Rien. Mais je vois très vite que tous ces produits sont australiens, et la conversation que nous avions eue, le Padre Gordon et moi, lors de l’Anniversaire de la Reine, me revient en mémoire. C’est donc lui qui m’a apporté, ou fait porter tout cela, aucun doute là-dessus. Dès le lendemain, je vais au camp des australiens, juste à l’extérieur de la ville mais tout proche, et je le cherche. Mon Dieu, comme ces gars-là sont costauds ! Il faut dire que moi, je suis toute petite à côté d’eux. Et quant à la corpulence, si les français me traitent familièrement de demi-portion, les australiens pourraient bien me traiter de quart-de-portion ! C’est peut-être pour cela que les grands gaillards m’impressionnent toujours beaucoup et que j’admire la force physique… Je suis un peu intimidée, mais il faut faire face et je demande où est le Padre. Tout le monde est d’une gentillesse exquise avec moi et lorsqu’enfin, après avoir parcouru presque tout le camp, je le trouve, il est ravi de ma visite. « Oui ! me dit-il. Faite comme vous l’êtes, et vêtue de cette façon, les gars ne peuvent qu’être aux petits soins avec vous ! Mais le comble est que vous veniez me voir, moi qui ne suis pas censé avoir une petite amie ! » Hum… Oui… Comme d’habitude, je porte un short rose, une petite chemise de même couleur et des mules dorées à talons hauts. C’est ma tenue ordinaire, l’équivalent pour un militaire du treillis-rangers, je n’y entends pas malice. Mais j’avoue être charmée quand ces grosses brutes me font les yeux doux… Les yeux-bleus doux, devrais-je dire !

Vais-je passer pour la bonne amie du Padre ! Ah ! Ce serait trop comique ! Mais je suppose qu’il saura expliquer ma venue comme il convient… Nous nous asseyons et parlons comme de vieux amis. Après un moment, je lui demande s’il connaît Tony Richings, le Commandant en compagnie duquel ma fille et moi avions passé une journée complète à l’aéroport de Bangkok la veille de notre arrivée au Cambodge. C’est là que le Padre  me dit que quelques jours seulement après son arrivée, Tony Richings est tombé si malade qu’il a fallu le rapatrier en Australie pour qu’il y reçoive les soins appropriés à son état. Je suis vraiment désolée. Je souhaite à cet homme bon, meilleure santé, longue vie et bonheur.


[1] Le sporran est la bourse que portent les écossais pour remplacer les poches dont leurs kilts sont dépourvus. Ces bourses sont en fourrures ou en cuir, et portées sur le devant.
 

mercredi 1 octobre 2014

"Quatre années au Cambodge" - Comment je vais réveiller John Sanderson au milieu de la nuit...


L'anecdote de notre rencontre, John et moi, est racontée au Chapitre 5 de "Quatre années au Cambodge". Mais c'est au Chapitre 13 que je raconte des évènements palpitants - enfin, ils le furent pour moi, dans le sens que j'avais le coeur qui palpitait beaucoup plus fort que d'habitude.... - évènements qui se sont passés juste quelques heures avant le départ définitif du Général pour son Australie natale. Que le lecteur en juge par lui-même :



Réceptions et dîners se succèdent à un rythme effréné. Nous savons tous que nous vivons les derniers jours de «  La Belle Epoque de l’UNTAC » et qu’une fois les derniers onusiens et Casques Bleus partis, nous resterons – nous, les diplomates – seuls face aux khmers. C’est peut-être pour préparer l’avenir que Le Colonel décide d’inviter plusieurs généraux khmers, ce jeudi 26 août. Je dois organiser un « dîner-pompon » c’est ainsi que j’appelle les dîners protocolaires, assis à table, avec le nom de chacun à côté de son assiette, présenté par une petite Apsara en argent. Je demande à Marie de m’aider. Je pense que c’est excellent pour elle. Cette vie exceptionnelle que nous menons lui apporte des expériences également exceptionnelles. Certes, si nous étions restées à Taïwan, ou si nous vivions en France, elle aurait la vie normale d’une petite adolescente de treize ans. Ici, elle peut observer, apprendre, comprendre, expérimenter…des situations si intéressantes que je crois vraiment qu’elle s’en souviendra, et que cela pourra l’aider tout au long de sa vie. D’autant plus qu’elle est manifestement très intelligente et qu’elle a le don des langues. Nous annulons donc notre après midi à la piscine pour aider à la préparation du dîner en cuisine. J’ai déjà fait les bouquets. Nous dressons la table, et Marie dispose cendriers et bibelots. Voilà. Tout est prêt. Les invités arrivent.

Nous attendions trois généraux khmers, mais il n’en vient que deux. Nous avons également le Lieutenant-Colonel Groult et d’autres invités. Le Colonel est jeune, mince, les cheveux bruns. Il est au Cambodge depuis pas mal de temps et travaille avec un collègue qui s’appelle Calleja. Depuis leur arrivée, ils sont venus régulièrement déjeuner chez nous. Ils sont gentils et se sont surnommés eux-mêmes « Dupont et Dupond » Ils apportent des informations au Colonel, mais celui-ci ne semble pas les estimer prou. Il lui est même arrivé une fois de dire quelques paroles assez… dures au pauvre Colonel. Moi, j’apprécie qu’ils viennent de bonne heure. Nous buvons un verre ensemble en échangeant les dernières nouvelles. Bref. Revenons à notre soirée. Voilà qu’un personnage inattendu entre au salon. C’est le Colonel de Gendarmerie L. Il n’a pas été invité… Peut-être a-t-il jugé sa présence indispensable ? On ne sait jamais ce qui peut bien se passer dans la tête des gens, ni pourquoi ils pensent ceci ou cela… Nous nous regardons, mon Colonel et moi. Puis je vais lui dire à l’oreille « Je ne savais pas qu’il était invité ? » « Mais je ne l’ai jamais invité ! » me répond-t-il. « Je vais mettre ce malotru à la porte ! » « N’en fais rien. Ne perdons pas la face devant nos hôtes. Je m’en charge ». Je souhaite la bienvenue à ce malappris et lui sers un whisky bien tassé, tout en me demandant pourquoi on dit « bien tassé » et pas « un grand whisky » ? Ensuite, j’ajoute une assiette à table et son nom dans les bras d’une nouvelle petite Apsara en argent. Un verre, deux verres, trois verres… l’apéritif dure toujours au Cambodge parce qu’au début, les gens boivent parce qu’ils ont vraiment très soif. Cela leur donne le temps d’apprécier la situation et de se mettre au diapason. C’est bien normal. Et les boissons servies sont toujours noyées dans des flots de sodas sucrés, fruités, ou non. Après, ils  boivent pour le plaisir.
Nous passons à table. Au menu : cocktail de crabe et crevettes en entrée, puis gigot d’agneau australien et flageolets arrosés d’un excellent Château Noillac, et Brie - également australien - suivi d’une salade de fruits. Je fais servir du champagne. Pas de « cerise sur le gâteau » mais des « fraises sur les coupes de fruits ». Une rareté à Phnom-Penh – australienne, cela va de soi ! Les invités sont contents. Nos deux généraux khmers se retirent avant le café. Il ne reste plus que des colonels français. Nous passons au salon. Bientôt onze heures. Tout le monde salue et s’en va.

Le pick-up de Groult est resté dans le jardin, devant la frondaison. Alors que Le Colonel lui dit au revoir, Marie et moi grimpons subrepticement à l’arrière. Juste pour s’amuser. Je sais bien que nous n’avons pas le droit d’emprunter les véhicules de l’ONU, et il va nous faire descendre avant de franchir le portail. Mais non ! Il fait une vingtaine de mètres et s’apprête à nous déposer sur le terre-plein de l’ancienne station –service juste à côté de chez nous. C’est alors qu’une voiture de la Military Police s’arrête. Groult fait ronfler son moteur par deux fois, je ne sais pas pourquoi. Marie et moi sautons, courons vers le portail et nous précipitons dans le jardin. J’ai juste le temps d’entendre le Sergent australien crier « Back ! Back ! » Je ne comprends pas ce qui se passe, mais je sens le danger et c’est moi qui crie à Toy « Ferme le portail ! Ferme ! »  Trop tard ! Le Sergent australien est déjà dans notre propriété, brandissant son arme de poing, et voyant François sortir de la maison, c’est sur lui qu’il la braque. Alors qu’il ne savait même pas ce qui se passait, il se retrouvait agressé chez lui par un Sergent australien en folie ! Mais il a du réflexe. Il l’empoigne et le jette dehors, sur le trottoir de l’Avenue Tousamuth, rentre vivement et ferme le portillon au verrou. Tout cela en un instant. Mais Groult ressort et crie « Je vais me constituer prisonnier ! » L’australien l’arrête. François hurle « I am going to see the Force Commander ! » et se retournant « Tu viens avec moi ! »

Et nous voilà partis chez John Sanderson, à onze heures et demie du soir. François me dit qu’étant la cause du problème, c’est à moi de débrouiller l’affaire. D’abord, j’écris un petit mot. Mais le Force Commander dort à poings fermés. Alors, je somme son garde khmer, qui dort dans la rue sous une moustiquaire, d’aller le réveiller. Il se prosterne devant moi et me supplie de renoncer, mais je ne cède pas. Nous entrons dans la Résidence du Général Sanderson. Aucune demeure n’est jamais fermée ici. C’est pourquoi nous devons pouvoir compter sur nos gardes. Il monte à l’étage. J’entends parler doucement. J’avoue que je suis dans mes petits souliers… Hum… C’est encore peu de le dire ! Une minute après, je vois John descendre les escaliers en nouant la ceinture de sa robe de chambre bleu marine. Il me voit et dit « Mélanie ! What a surprise ! » mais son visage reste imperturbable. « John, I am so immensely sorry. I apologize for waking you up in the middle of the night. We have a big problem. François is here too…»  Et je laisse les hommes s’expliquer entre eux. L’entretien ne dure pas. Nous rentrons à la Résidence. Mais je ne peux fermer l’œil de la nuit…
Le pick-up Nissan du Colonel Groult est toujours planté au milieu du jardin. Je me demande où il est et ce qui va se passer demain. Nous ne faisions vraiment rien de mal, Marie et moi… Toute cette histoire pour une vingtaine de mètres dans un véhicule de l’ONU, une femme et une petite fille, devant leur résidence ? Le Sergent ne serait pas un peu paranoïaque ? Je sais que les hommes ont une très fâcheuse tendance à considérer comme cruciales des tas de choses qui me semblent, à moi, tout à fait insignifiantes. Pourvu que cette petite anecdote ne tourne pas à l’incident diplomatique grave, à la veille du départ du Général en Chef ! Enfin, j’en suis malade. Le Colonel se lève très tôt, et Marie aussi. Nous sommes tous trois tendus. Marie me raconte ce qu’elle a vu. En effet, je regardais à l’arrière, mais elle, vers l’avant. Elle me dit que le Sergent australien, après avoir sauté de sa voiture comme un diable d’une boîte, s’était planté devant la Nissan, les deux mains sur le capot. C’est à ce moment que Groult avait fait ronfler son moteur… peut-être pour lui demander de se retirer. Il souriait. Pour nous tous, ce n’était vraiment qu’une petite plaisanterie…

Ah ! Voilà le téléphone qui sonne. Je me jette dessus. « C’est le prisonnier Groult » me dit la voix au bout du fil. J’en ai l’estomac tordu. Il me raconte sa nuit. Le Sergent, littéralement écumant de fureur l’a conduit au poste des MP. Là, un officier l’a interrogé. Beaucoup plus calme et poli. Le Sergent hurlait que Groult avait essayé de l’assassiner en lui passant sur le corps avec son pick-up ! Toutefois, il a bien dû reconnaître que son assassin potentiel s’était immédiatement rendu avec beaucoup de bonne grâce. « Heureusement que j’ai fait cela, me dit-il. Sinon, il serait allé chercher des renforts et m’aurait arrêté avec menottes et tout… » Le Colonel pensait au contraire qu’il fallait rester à la maison, s’enfermer, et qu’il ne se serait rien passé…. Qui le saura jamais ? Il me semble presqu’impossible de garder l’esprit clair durant une scène de violence extrêmement rapide. Ce qui est dommage c’est que Groult, dans sa déposition, n’ait pas mentionné que le Sergent était rentré dans notre jardin et avait menacé l’Attaché de Défense français de son arme de poing, sans la moindre provocation. Mais il n’avait pas été témoin de cette scène. Le pauvre Colonel s’excuse platement. Il me dit qu’il n’aurait jamais dû parcourir ces vingt mètres avec Marie et moi hors de notre jardin, que c’était une mauvaise plaisanterie de jeune lieutenant, qu’il était « mort de honte de m’avoir fait ça »…. Le pauvre, je ne lui en veux pas du tout. Tous autant que nous sommes n’avons rien fait de mal, seulement joué un peu. Pourquoi ce Sergent a-t-il agi envers des diplomates comme si nous étions de dangereux bandits ?

Je ne me sens vraiment pas bien après cette aventure et une nuit sans sommeil. Je conduis Marie chez Laurence pour lui épargner des tourments inutiles. Deux gars viennent récupérer la Nissan de Groult, et comme on lui a retiré son permis de conduire UNTAC, il doit se chercher un chauffeur. Seule à la Résidence – j’ai donné congé à tout le personnel -  et assez angoissée, je ne peux ni manger ni faire quoi que ce soit…
Enfin, j’apprends que Sanderson a tout arrangé. Immensément soulagée, je cours, je vole, lui porter une lettre de remerciements, un magnum de Champagne et un bouquet de roses pour Lorraine. Je la trouve en plein déménagement, charmante, comme toujours ! Et, non contente de m’accueillir à bras ouverts, elle m’offre quatre grands pots de plantes de son jardin et un arbre dont elle m’avait déjà parlé. Le tronc en est épais mais les branches minces et les feuilles très fines remuent au moindre souffle. Quant aux fleurs, minuscules et blanches, elles embaument. Nous appelons deux cyclos qui se chargent du transporter le tout à ma Résidence en suivant ma BMW adorée. Je prends soin de rouler doucement et me dis que j’ai beaucoup de chance d’avoir des amis d’une telle qualité. L’arbre est maintenant à la porte du jardin arrière. Le soir, le parfum de ses fleurs répond à celui, plus sucré, de celles de la frondaison.

"Quatre années au Cambodge" - Comment je fais la connaissance du Général John Sanderson


Nous sommes encore aux débuts de cette Aventure. Jusqu'à présent, il n'y avait pas beaucoup de monde - je veux dire d'étrangers - au Cambodge. Un Général français : Michel Loridon, commandait les troupes. Mais l'ONU a envoyé 16.000 hommes, Casques Bleus, venus de tous les pays du monde - ou presque ! - et donné le commandement au Général Australien John Sanderson. Voici comment j'ai fait sa connaissance, d'une façon...... peu conventionnelle !


Le Général Michel Loridon s’en va. Il s’en retourne en France, mais non sans organiser plusieurs soirées de départ, offertes à plusieurs types d’invités. On ne pourra pas dire de lui qu’il a « filé à l’anglaise ! » Je n’ai pas très souvent rencontré le Général Loridon. Il est assez grand et mince et très souriant – du moins dans les soirées – Je sais que l’attitude négative des Khmers Rouges lui a causé des soucis. Lorsqu’il a réclamé qu’en vertu des Accords de Paris, on rende les kalachnikovs[1] il n’en a pas récolté la quantité espérée. Une blague court disant que certes, tous les fusils d’assaut usés, rouillés et hors d’usage ont été remis au général, et que les Khmers Rouges ont conservé les armes encore en état de fonctionnement, bien graissées et bien cachées ! C’est sûrement vrai … Les opinions varient à son sujet, mais on se presse à ses réceptions et tout le monde s’amuse. Une de ses soirées est organisée au bord d’une piscine. Après le départ des hôtes de marque, quelques uns de ses collègues décidés à chahuter leur camarade le jettent à l’eau. Non seulement il le prend bien, mais il se met en slip de bain ! « Sportif » dans tous les sens du mot…

C’est dans l’ancienne villa coloniale transformée en Bar chic et restaurant, et baptisée le « No Problem » qu’a lieu la soirée au cours de laquelle tout ce monde militaro-diplomatique accueille officiellement le Général Sanderson. Faute de l’avoir noté, je ne saurais dire – après tant d’années – à quelle date exacte elle a lieu, mais mon souvenir en est très vif. C’est d’ailleurs à partir de ce moment que le No Problem est devenu une sorte de bar australien. Bref. Ce jour là, il fait très chaud, et tout le monde sait que la chaleur coupe l’appétit, d’ailleurs je mange très peu. A midi, je n’ai donc avalé que quelques bouchées de …. je ne sais quoi et je suis sortie tout l’après midi. C’est pourquoi j’arrive au No Problem à moitié morte de soif, mais ravie à la perspective de la bonne bière bien fraîche que l’on va me servir, et très excitée à l’idée de voir enfin le célèbre Général John Murray Sanderson, Commandant en Chef des 16.000 hommes de la force militaire de l’UNTAC. Il est déjà là depuis un moment et tout le monde parle de lui à tel point que les oreilles m’en tintent !

Mais voilà, les australiens ont organisé une réception tellement chic que je ne trouve pas de bière. Les serveurs, en vestes blanches, présentent des plateaux sur lesquels il n’y a que des flûtes pleines de champagne. Je vais d’une pièce à l’autre. Comme c’est beau ! Comme ça sent bon ! Le patron a fait disposer d’énormes gerbes de tubéreuses dans de grands vases sur tous les guéridons. Le lourd parfum qui s’en dégage m’euphorise littéralement. Partout des  hommes de toutes les couleurs dans des uniformes splendides. Il faut que je fasse honneur et me mette au diapason d’une pareille ambiance. Voilà un serveur qui s’approche et me propose une flute de champagne. J’ai déjà refusé deux fois. Il me sourit. Je lui souris et prends la flute. Ah ! Comme c’est bon ! Et tant pis si je choque quelque puritain antialcoolique grincheux et rabat-joie, mais j’ai tellement soif que j’absorbe d’un coup la totalité de ce nectar. L’effet ne tarde pas à se faire sentir. De blanches, les tubéreuses virent graduellement au rose et je commence à voir la vie sous les couleurs les plus riantes. Mon mari n’est toujours pas arrivé. Il est surement occupé, comme d’habitude. Bon. Je prends une deuxième flute, juste pour me donner une contenance, et vais faire connaissance avec quelques officiers français nouvellement arrivés au Cambodge. Je me sens vraiment bien. Mon bonheur serait complet si je pouvais enfin voir ce fameux général australien dont on m’a déjà dit tant de bien…

Je perds un peu la notion du temps. Par très petites gorgées cette fois, je bois la moitié du contenu du verre que j’ai dans la main. Je parle à quelques personnes, je souris à des inconnus, puis, il y a un mouvement de foule vers l’entrée. « Voilà le Général ! » « C’est Sanderson ! » Enfin ! Notre héros ! Seulement, moi, je suis petite, et tous les invités ou presque sont des hommes, tous grands. Je me faufile entre tous ces gaillards, me coule comme une serpente, me presse pour atteindre le premier rang. On ne va pas me gâter mon plaisir ! Et c’est là que je le vois. Le Général est de taille moyenne mais large d’épaules, il a les yeux très bleus et un sourire… un sourire… je m’approche et lui fais un gros baiser sur chaque joue ! « Je m’appelle Mélanie – lui dis-je -  Ambassade de France » « Enchanté » répond-il, sans se démonter, et tout naturellement son bras gauche trouve ma taille. Je suis aux anges ! Je regarde autour de moi. Le Général me tient toujours contre lui, il est hors de question que je m’en aille. C’est alors que je vois, derrière les premiers rangs de l’assistance, un type très grand qui me regarde, les yeux hors de la tête ! Ah ? Je crois que c’est François…

Moralité et conclusion : le champagne est un élixir magique qui permet de voir la vie sous ses vraies couleurs qui sont rose et or. Il permet aussi de séduire les généraux australiens, et peut-être même d’autres hommes de différentes nationalités. Il peut également créer les circonstances favorables à une belle amitié.


[1] Il s’agit du fusil d’assaut AK47 conçu par le soviétique Michaïl Kalachnikov dès 1947, premier d’une vaste famille de fusils d’assaut. Il parait que de toutes les armes à feu, la kalachnikov est une des plus fiables car elle ne s’enraye ni dans l’eau, ni dans le sable, ni sous les climats humides comme celui du Cambodge – ce qui explique que ce soit l’arme préférée de tous les guérilleros. Toutefois, il lui faut un minimum d’entretien car un usage trop intensif et trop prolongé provoque naturellement de l’usure.