mercredi 1 octobre 2014

"Quatre années au Cambodge" - Comment je vais réveiller John Sanderson au milieu de la nuit...


L'anecdote de notre rencontre, John et moi, est racontée au Chapitre 5 de "Quatre années au Cambodge". Mais c'est au Chapitre 13 que je raconte des évènements palpitants - enfin, ils le furent pour moi, dans le sens que j'avais le coeur qui palpitait beaucoup plus fort que d'habitude.... - évènements qui se sont passés juste quelques heures avant le départ définitif du Général pour son Australie natale. Que le lecteur en juge par lui-même :



Réceptions et dîners se succèdent à un rythme effréné. Nous savons tous que nous vivons les derniers jours de «  La Belle Epoque de l’UNTAC » et qu’une fois les derniers onusiens et Casques Bleus partis, nous resterons – nous, les diplomates – seuls face aux khmers. C’est peut-être pour préparer l’avenir que Le Colonel décide d’inviter plusieurs généraux khmers, ce jeudi 26 août. Je dois organiser un « dîner-pompon » c’est ainsi que j’appelle les dîners protocolaires, assis à table, avec le nom de chacun à côté de son assiette, présenté par une petite Apsara en argent. Je demande à Marie de m’aider. Je pense que c’est excellent pour elle. Cette vie exceptionnelle que nous menons lui apporte des expériences également exceptionnelles. Certes, si nous étions restées à Taïwan, ou si nous vivions en France, elle aurait la vie normale d’une petite adolescente de treize ans. Ici, elle peut observer, apprendre, comprendre, expérimenter…des situations si intéressantes que je crois vraiment qu’elle s’en souviendra, et que cela pourra l’aider tout au long de sa vie. D’autant plus qu’elle est manifestement très intelligente et qu’elle a le don des langues. Nous annulons donc notre après midi à la piscine pour aider à la préparation du dîner en cuisine. J’ai déjà fait les bouquets. Nous dressons la table, et Marie dispose cendriers et bibelots. Voilà. Tout est prêt. Les invités arrivent.

Nous attendions trois généraux khmers, mais il n’en vient que deux. Nous avons également le Lieutenant-Colonel Groult et d’autres invités. Le Colonel est jeune, mince, les cheveux bruns. Il est au Cambodge depuis pas mal de temps et travaille avec un collègue qui s’appelle Calleja. Depuis leur arrivée, ils sont venus régulièrement déjeuner chez nous. Ils sont gentils et se sont surnommés eux-mêmes « Dupont et Dupond » Ils apportent des informations au Colonel, mais celui-ci ne semble pas les estimer prou. Il lui est même arrivé une fois de dire quelques paroles assez… dures au pauvre Colonel. Moi, j’apprécie qu’ils viennent de bonne heure. Nous buvons un verre ensemble en échangeant les dernières nouvelles. Bref. Revenons à notre soirée. Voilà qu’un personnage inattendu entre au salon. C’est le Colonel de Gendarmerie L. Il n’a pas été invité… Peut-être a-t-il jugé sa présence indispensable ? On ne sait jamais ce qui peut bien se passer dans la tête des gens, ni pourquoi ils pensent ceci ou cela… Nous nous regardons, mon Colonel et moi. Puis je vais lui dire à l’oreille « Je ne savais pas qu’il était invité ? » « Mais je ne l’ai jamais invité ! » me répond-t-il. « Je vais mettre ce malotru à la porte ! » « N’en fais rien. Ne perdons pas la face devant nos hôtes. Je m’en charge ». Je souhaite la bienvenue à ce malappris et lui sers un whisky bien tassé, tout en me demandant pourquoi on dit « bien tassé » et pas « un grand whisky » ? Ensuite, j’ajoute une assiette à table et son nom dans les bras d’une nouvelle petite Apsara en argent. Un verre, deux verres, trois verres… l’apéritif dure toujours au Cambodge parce qu’au début, les gens boivent parce qu’ils ont vraiment très soif. Cela leur donne le temps d’apprécier la situation et de se mettre au diapason. C’est bien normal. Et les boissons servies sont toujours noyées dans des flots de sodas sucrés, fruités, ou non. Après, ils  boivent pour le plaisir.
Nous passons à table. Au menu : cocktail de crabe et crevettes en entrée, puis gigot d’agneau australien et flageolets arrosés d’un excellent Château Noillac, et Brie - également australien - suivi d’une salade de fruits. Je fais servir du champagne. Pas de « cerise sur le gâteau » mais des « fraises sur les coupes de fruits ». Une rareté à Phnom-Penh – australienne, cela va de soi ! Les invités sont contents. Nos deux généraux khmers se retirent avant le café. Il ne reste plus que des colonels français. Nous passons au salon. Bientôt onze heures. Tout le monde salue et s’en va.

Le pick-up de Groult est resté dans le jardin, devant la frondaison. Alors que Le Colonel lui dit au revoir, Marie et moi grimpons subrepticement à l’arrière. Juste pour s’amuser. Je sais bien que nous n’avons pas le droit d’emprunter les véhicules de l’ONU, et il va nous faire descendre avant de franchir le portail. Mais non ! Il fait une vingtaine de mètres et s’apprête à nous déposer sur le terre-plein de l’ancienne station –service juste à côté de chez nous. C’est alors qu’une voiture de la Military Police s’arrête. Groult fait ronfler son moteur par deux fois, je ne sais pas pourquoi. Marie et moi sautons, courons vers le portail et nous précipitons dans le jardin. J’ai juste le temps d’entendre le Sergent australien crier « Back ! Back ! » Je ne comprends pas ce qui se passe, mais je sens le danger et c’est moi qui crie à Toy « Ferme le portail ! Ferme ! »  Trop tard ! Le Sergent australien est déjà dans notre propriété, brandissant son arme de poing, et voyant François sortir de la maison, c’est sur lui qu’il la braque. Alors qu’il ne savait même pas ce qui se passait, il se retrouvait agressé chez lui par un Sergent australien en folie ! Mais il a du réflexe. Il l’empoigne et le jette dehors, sur le trottoir de l’Avenue Tousamuth, rentre vivement et ferme le portillon au verrou. Tout cela en un instant. Mais Groult ressort et crie « Je vais me constituer prisonnier ! » L’australien l’arrête. François hurle « I am going to see the Force Commander ! » et se retournant « Tu viens avec moi ! »

Et nous voilà partis chez John Sanderson, à onze heures et demie du soir. François me dit qu’étant la cause du problème, c’est à moi de débrouiller l’affaire. D’abord, j’écris un petit mot. Mais le Force Commander dort à poings fermés. Alors, je somme son garde khmer, qui dort dans la rue sous une moustiquaire, d’aller le réveiller. Il se prosterne devant moi et me supplie de renoncer, mais je ne cède pas. Nous entrons dans la Résidence du Général Sanderson. Aucune demeure n’est jamais fermée ici. C’est pourquoi nous devons pouvoir compter sur nos gardes. Il monte à l’étage. J’entends parler doucement. J’avoue que je suis dans mes petits souliers… Hum… C’est encore peu de le dire ! Une minute après, je vois John descendre les escaliers en nouant la ceinture de sa robe de chambre bleu marine. Il me voit et dit « Mélanie ! What a surprise ! » mais son visage reste imperturbable. « John, I am so immensely sorry. I apologize for waking you up in the middle of the night. We have a big problem. François is here too…»  Et je laisse les hommes s’expliquer entre eux. L’entretien ne dure pas. Nous rentrons à la Résidence. Mais je ne peux fermer l’œil de la nuit…
Le pick-up Nissan du Colonel Groult est toujours planté au milieu du jardin. Je me demande où il est et ce qui va se passer demain. Nous ne faisions vraiment rien de mal, Marie et moi… Toute cette histoire pour une vingtaine de mètres dans un véhicule de l’ONU, une femme et une petite fille, devant leur résidence ? Le Sergent ne serait pas un peu paranoïaque ? Je sais que les hommes ont une très fâcheuse tendance à considérer comme cruciales des tas de choses qui me semblent, à moi, tout à fait insignifiantes. Pourvu que cette petite anecdote ne tourne pas à l’incident diplomatique grave, à la veille du départ du Général en Chef ! Enfin, j’en suis malade. Le Colonel se lève très tôt, et Marie aussi. Nous sommes tous trois tendus. Marie me raconte ce qu’elle a vu. En effet, je regardais à l’arrière, mais elle, vers l’avant. Elle me dit que le Sergent australien, après avoir sauté de sa voiture comme un diable d’une boîte, s’était planté devant la Nissan, les deux mains sur le capot. C’est à ce moment que Groult avait fait ronfler son moteur… peut-être pour lui demander de se retirer. Il souriait. Pour nous tous, ce n’était vraiment qu’une petite plaisanterie…

Ah ! Voilà le téléphone qui sonne. Je me jette dessus. « C’est le prisonnier Groult » me dit la voix au bout du fil. J’en ai l’estomac tordu. Il me raconte sa nuit. Le Sergent, littéralement écumant de fureur l’a conduit au poste des MP. Là, un officier l’a interrogé. Beaucoup plus calme et poli. Le Sergent hurlait que Groult avait essayé de l’assassiner en lui passant sur le corps avec son pick-up ! Toutefois, il a bien dû reconnaître que son assassin potentiel s’était immédiatement rendu avec beaucoup de bonne grâce. « Heureusement que j’ai fait cela, me dit-il. Sinon, il serait allé chercher des renforts et m’aurait arrêté avec menottes et tout… » Le Colonel pensait au contraire qu’il fallait rester à la maison, s’enfermer, et qu’il ne se serait rien passé…. Qui le saura jamais ? Il me semble presqu’impossible de garder l’esprit clair durant une scène de violence extrêmement rapide. Ce qui est dommage c’est que Groult, dans sa déposition, n’ait pas mentionné que le Sergent était rentré dans notre jardin et avait menacé l’Attaché de Défense français de son arme de poing, sans la moindre provocation. Mais il n’avait pas été témoin de cette scène. Le pauvre Colonel s’excuse platement. Il me dit qu’il n’aurait jamais dû parcourir ces vingt mètres avec Marie et moi hors de notre jardin, que c’était une mauvaise plaisanterie de jeune lieutenant, qu’il était « mort de honte de m’avoir fait ça »…. Le pauvre, je ne lui en veux pas du tout. Tous autant que nous sommes n’avons rien fait de mal, seulement joué un peu. Pourquoi ce Sergent a-t-il agi envers des diplomates comme si nous étions de dangereux bandits ?

Je ne me sens vraiment pas bien après cette aventure et une nuit sans sommeil. Je conduis Marie chez Laurence pour lui épargner des tourments inutiles. Deux gars viennent récupérer la Nissan de Groult, et comme on lui a retiré son permis de conduire UNTAC, il doit se chercher un chauffeur. Seule à la Résidence – j’ai donné congé à tout le personnel -  et assez angoissée, je ne peux ni manger ni faire quoi que ce soit…
Enfin, j’apprends que Sanderson a tout arrangé. Immensément soulagée, je cours, je vole, lui porter une lettre de remerciements, un magnum de Champagne et un bouquet de roses pour Lorraine. Je la trouve en plein déménagement, charmante, comme toujours ! Et, non contente de m’accueillir à bras ouverts, elle m’offre quatre grands pots de plantes de son jardin et un arbre dont elle m’avait déjà parlé. Le tronc en est épais mais les branches minces et les feuilles très fines remuent au moindre souffle. Quant aux fleurs, minuscules et blanches, elles embaument. Nous appelons deux cyclos qui se chargent du transporter le tout à ma Résidence en suivant ma BMW adorée. Je prends soin de rouler doucement et me dis que j’ai beaucoup de chance d’avoir des amis d’une telle qualité. L’arbre est maintenant à la porte du jardin arrière. Le soir, le parfum de ses fleurs répond à celui, plus sucré, de celles de la frondaison.

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