L'anecdote de notre rencontre, John et moi, est racontée au Chapitre 5 de "Quatre années au Cambodge". Mais c'est au Chapitre 13 que je raconte des évènements palpitants - enfin, ils le furent pour moi, dans le sens que j'avais le coeur qui palpitait beaucoup plus fort que d'habitude.... - évènements qui se sont passés juste quelques heures avant le départ définitif du Général pour son Australie natale. Que le lecteur en juge par lui-même :
Réceptions et dîners se succèdent à un rythme effréné. Nous
savons tous que nous vivons les derniers jours de « La Belle Epoque de
l’UNTAC » et qu’une fois les derniers onusiens et Casques Bleus partis,
nous resterons – nous, les diplomates – seuls face aux khmers. C’est peut-être
pour préparer l’avenir que Le Colonel décide d’inviter plusieurs généraux
khmers, ce jeudi 26 août. Je dois organiser un « dîner-pompon » c’est
ainsi que j’appelle les dîners protocolaires, assis à table, avec le nom de
chacun à côté de son assiette, présenté par une petite Apsara en argent. Je
demande à Marie de m’aider. Je pense que c’est excellent pour elle. Cette vie
exceptionnelle que nous menons lui apporte des expériences également
exceptionnelles. Certes, si nous étions restées à Taïwan, ou si nous vivions en
France, elle aurait la vie normale d’une petite adolescente de treize ans. Ici,
elle peut observer, apprendre, comprendre, expérimenter…des situations si
intéressantes que je crois vraiment qu’elle s’en souviendra, et que cela pourra
l’aider tout au long de sa vie. D’autant plus qu’elle est manifestement très
intelligente et qu’elle a le don des langues. Nous annulons donc notre après
midi à la piscine pour aider à la préparation du dîner en cuisine. J’ai déjà
fait les bouquets. Nous dressons la table, et Marie dispose cendriers et
bibelots. Voilà. Tout est prêt. Les invités arrivent.
Nous attendions trois généraux khmers, mais il n’en vient
que deux. Nous avons également le Lieutenant-Colonel Groult et d’autres
invités. Le Colonel est jeune, mince, les cheveux bruns. Il est au Cambodge
depuis pas mal de temps et travaille avec un collègue qui s’appelle Calleja.
Depuis leur arrivée, ils sont venus régulièrement déjeuner chez nous. Ils sont
gentils et se sont surnommés eux-mêmes « Dupont et Dupond » Ils
apportent des informations au Colonel, mais celui-ci ne semble pas les estimer
prou. Il lui est même arrivé une fois de dire quelques paroles assez… dures au
pauvre Colonel. Moi, j’apprécie qu’ils viennent de bonne heure. Nous buvons un
verre ensemble en échangeant les dernières nouvelles. Bref. Revenons à notre
soirée. Voilà qu’un personnage inattendu entre au salon. C’est le Colonel de
Gendarmerie L. Il n’a pas été invité… Peut-être a-t-il jugé sa présence
indispensable ? On ne sait jamais ce qui peut bien se passer dans la tête
des gens, ni pourquoi ils pensent ceci ou cela… Nous nous regardons, mon
Colonel et moi. Puis je vais lui dire à l’oreille « Je ne savais pas qu’il
était invité ? » « Mais je ne l’ai jamais invité ! »
me répond-t-il. « Je vais mettre ce malotru à la porte ! »
« N’en fais rien. Ne perdons pas la face devant nos hôtes. Je m’en
charge ». Je souhaite la bienvenue à ce malappris et lui sers un whisky
bien tassé, tout en me demandant pourquoi on dit « bien tassé » et
pas « un grand whisky » ? Ensuite, j’ajoute une assiette à table
et son nom dans les bras d’une nouvelle petite Apsara en argent. Un verre, deux
verres, trois verres… l’apéritif dure toujours au Cambodge parce qu’au début,
les gens boivent parce qu’ils ont vraiment très soif. Cela leur donne le temps
d’apprécier la situation et de se mettre au diapason. C’est bien normal. Et les
boissons servies sont toujours noyées dans des flots de sodas sucrés, fruités,
ou non. Après, ils boivent pour le
plaisir.
Nous passons à table. Au menu : cocktail de crabe et
crevettes en entrée, puis gigot d’agneau australien et flageolets arrosés d’un
excellent Château Noillac, et Brie - également australien - suivi d’une salade
de fruits. Je fais servir du champagne. Pas de « cerise sur le gâteau »
mais des « fraises sur les coupes de fruits ». Une rareté à
Phnom-Penh – australienne, cela va de soi ! Les invités sont contents. Nos
deux généraux khmers se retirent avant le café. Il ne reste plus que des
colonels français. Nous passons au salon. Bientôt onze heures. Tout le monde
salue et s’en va.
Le pick-up de Groult est resté dans le jardin, devant la
frondaison. Alors que Le Colonel lui dit au revoir, Marie et moi grimpons
subrepticement à l’arrière. Juste pour s’amuser. Je sais bien que nous n’avons
pas le droit d’emprunter les véhicules de l’ONU, et il va nous faire descendre
avant de franchir le portail. Mais non ! Il fait une vingtaine de mètres
et s’apprête à nous déposer sur le terre-plein de l’ancienne station –service
juste à côté de chez nous. C’est alors qu’une voiture de la Military Police
s’arrête. Groult fait ronfler son moteur par deux fois, je ne sais pas
pourquoi. Marie et moi sautons, courons vers le portail et nous précipitons
dans le jardin. J’ai juste le temps d’entendre le Sergent australien crier
« Back ! Back ! »
Je ne comprends pas ce qui se passe, mais je sens le danger et c’est moi qui
crie à Toy « Ferme le portail ! Ferme ! » Trop tard ! Le Sergent australien est
déjà dans notre propriété, brandissant son arme de poing, et voyant François
sortir de la maison, c’est sur lui qu’il la braque. Alors qu’il ne savait même
pas ce qui se passait, il se retrouvait agressé chez lui par un Sergent
australien en folie ! Mais il a du réflexe. Il l’empoigne et le jette
dehors, sur le trottoir de l’Avenue Tousamuth, rentre vivement et ferme le
portillon au verrou. Tout cela en un instant. Mais Groult ressort et crie
« Je vais me constituer prisonnier ! » L’australien l’arrête.
François hurle « I am going to
see the Force Commander ! » et se retournant « Tu viens avec
moi ! »
Et nous voilà partis chez John Sanderson, à onze heures et
demie du soir. François me dit qu’étant la cause du problème, c’est à moi de
débrouiller l’affaire. D’abord, j’écris un petit mot. Mais le Force Commander dort à poings fermés.
Alors, je somme son garde khmer, qui dort dans la rue sous une moustiquaire,
d’aller le réveiller. Il se prosterne devant moi et me supplie de renoncer,
mais je ne cède pas. Nous entrons dans la Résidence du Général Sanderson.
Aucune demeure n’est jamais fermée ici. C’est pourquoi nous devons pouvoir compter
sur nos gardes. Il monte à l’étage. J’entends parler doucement. J’avoue que je
suis dans mes petits souliers… Hum… C’est encore peu de le dire ! Une
minute après, je vois John descendre les escaliers en nouant la ceinture de sa
robe de chambre bleu marine. Il me voit et dit « Mélanie ! What a surprise ! » mais son visage reste
imperturbable. « John, I am so immensely sorry. I apologize for waking you up in the middle of the night. We have a big problem. François is here too…» Et je laisse les hommes s’expliquer entre eux.
L’entretien ne dure pas. Nous rentrons à la Résidence. Mais je ne peux fermer
l’œil de la nuit…
Le pick-up Nissan du Colonel Groult est toujours planté au
milieu du jardin. Je me demande où il est et ce qui va se passer demain. Nous
ne faisions vraiment rien de mal, Marie et moi… Toute cette histoire pour une
vingtaine de mètres dans un véhicule de l’ONU, une femme et une petite fille,
devant leur résidence ? Le Sergent ne serait pas un peu paranoïaque ?
Je sais que les hommes ont une très fâcheuse tendance à considérer comme
cruciales des tas de choses qui me semblent, à moi, tout à fait insignifiantes.
Pourvu que cette petite anecdote ne tourne pas à l’incident diplomatique grave,
à la veille du départ du Général en Chef ! Enfin, j’en suis malade. Le
Colonel se lève très tôt, et Marie aussi. Nous sommes tous trois tendus. Marie
me raconte ce qu’elle a vu. En effet, je regardais à l’arrière, mais elle, vers
l’avant. Elle me dit que le Sergent australien, après avoir sauté de sa voiture
comme un diable d’une boîte, s’était planté devant la Nissan, les deux mains
sur le capot. C’est à ce moment que Groult avait fait ronfler son moteur…
peut-être pour lui demander de se retirer. Il souriait. Pour nous tous, ce n’était
vraiment qu’une petite plaisanterie…
Ah ! Voilà le téléphone qui sonne. Je me jette dessus.
« C’est le prisonnier Groult » me dit la voix au bout du fil. J’en ai
l’estomac tordu. Il me raconte sa nuit. Le Sergent, littéralement écumant de
fureur l’a conduit au poste des MP. Là, un officier l’a interrogé. Beaucoup
plus calme et poli. Le Sergent hurlait que Groult avait essayé de l’assassiner
en lui passant sur le corps avec son pick-up ! Toutefois, il a bien dû
reconnaître que son assassin potentiel s’était immédiatement rendu avec
beaucoup de bonne grâce. « Heureusement que j’ai fait cela, me dit-il.
Sinon, il serait allé chercher des renforts et m’aurait arrêté avec menottes et
tout… » Le Colonel pensait au contraire qu’il fallait rester à la maison,
s’enfermer, et qu’il ne se serait rien passé…. Qui le saura jamais ? Il me
semble presqu’impossible de garder l’esprit clair durant une scène de violence
extrêmement rapide. Ce qui est dommage c’est que Groult, dans sa déposition,
n’ait pas mentionné que le Sergent était rentré dans notre jardin et avait
menacé l’Attaché de Défense français de son arme de poing, sans la moindre
provocation. Mais il n’avait pas été témoin de cette scène. Le pauvre Colonel
s’excuse platement. Il me dit qu’il n’aurait jamais dû parcourir ces vingt
mètres avec Marie et moi hors de notre jardin, que c’était une mauvaise
plaisanterie de jeune lieutenant, qu’il était « mort de honte de m’avoir
fait ça »…. Le pauvre, je ne lui en veux pas du tout. Tous autant que nous
sommes n’avons rien fait de mal, seulement joué un peu. Pourquoi ce Sergent
a-t-il agi envers des diplomates comme si nous étions de dangereux
bandits ?
Je ne me sens vraiment pas bien après cette aventure et une
nuit sans sommeil. Je conduis Marie chez Laurence pour lui épargner des
tourments inutiles. Deux gars viennent récupérer la Nissan de Groult, et comme
on lui a retiré son permis de conduire UNTAC, il doit se chercher un chauffeur.
Seule à la Résidence – j’ai donné congé à tout le personnel - et assez angoissée, je ne peux ni manger ni
faire quoi que ce soit…
Enfin, j’apprends que Sanderson a tout arrangé. Immensément
soulagée, je cours, je vole, lui porter une lettre de remerciements, un magnum
de Champagne et un bouquet de roses pour Lorraine. Je la trouve en plein
déménagement, charmante, comme toujours ! Et, non contente de m’accueillir
à bras ouverts, elle m’offre quatre grands pots de plantes de son jardin et un
arbre dont elle m’avait déjà parlé. Le tronc en est épais mais les branches
minces et les feuilles très fines remuent au moindre souffle. Quant aux fleurs,
minuscules et blanches, elles embaument. Nous appelons deux cyclos qui se
chargent du transporter le tout à ma Résidence en suivant ma BMW adorée. Je
prends soin de rouler doucement et me dis que j’ai beaucoup de chance d’avoir
des amis d’une telle qualité. L’arbre est maintenant à la porte du jardin
arrière. Le soir, le parfum de ses fleurs répond à celui, plus sucré, de celles
de la frondaison.
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