Voici la suite de l'aventure de ma fille Marie. Elle s'était ouvert le genou avant que nous ne partions pour Kompong Cham. Mais la plaie, loin de guérir, empire.... Après une conversation avec ma nouvelle amie Inger Burns, épouse de Son Excellence Sir David Allan Burns - Ambassadeur de Grande Bretagne - et sur ses conseils, je fais la connaissance du Docteur Helmut Mad.
Extrait du Chapitre 3.
Voilà un mois que nous sommes arrivées dans ce pays. La vie
commence à s’organiser sérieusement, bien que nous habitions toujours à l’Hôtel
Sakol Moy. Ma fille et moi avons parcouru les rues de la ville à pied[1]
ou en cyclo-pousse, ce qui est le meilleur moyen pour observer tout dans les
moindres détails. Un jour, nous avons trouvé une petite Ecole Française –
enfin, quelque chose qui y ressemble, avec beaucoup de bonne volonté. Mais nous
sommes des personnes très ouvertes, et nous y allons ! Marie y a été
admise d’emblée et elle y passe quelques heures par jour, vivant sa vie de
fillette observatrice, intelligente, et surtout – au contraire de bien des gens
– avide de toute nouvelle expérience.
Pendant ce temps, je m’informe,
j’écoute parler les hommes, j’explore la ville. Mieux ! Je fais quelques
connaissances. On me dit que l’épouse de l’Ambassadeur d’Angleterre cherche un
professeur de français. Qui mieux que moi pourrait lui enseigner la langue de
Molière ! Détail révélateur : comme je l’ai déjà raconté, le
personnel de l’Ambassade de France loge dans un Hôtel autrefois construit par
les russes. Pièces très hautes, tentures de velours rouge partout, sanitaires
réduits à quelques tuyaux symboliques… Alors que Son Excellence britannique,
Sir David Allan B. réside au Cambodiana, le seul Hôtel International de tout le
pays, au bord du Mékong. Et il n’est pas le seul. Son Excellence Charles T.
Ambassadeur des Etats-Unis d’Amérique est son voisin !
Le couvre-feu est toujours en
vigueur. On ne s’attarde nulle part passés les 18 heures. Dans ces pays proches
du Tropique, la durée du jour est à peu près égale à celle de la nuit, environ
12 heures, avec quelques variations saisonnières. Tous les pensionnaires de
l’Hôtel Sakol Moy se retrouvent autour de la grande table pour le dîner.
« Dernier salon où l’on cause », il y règne une joyeuse animation.
C’est en effet là que s’échangent toutes les nouvelles, car il y a des
diplomates, des militaires, le type de la DGSE[2]
et très souvent, des invités de passage. Mais ce soir, nous sommes tous un peu
inquiets parce que le genou de Marie, au lieu de cicatriser, va de plus en plus
mal. Elle ne peut plus marcher tellement elle souffre et la plaie est gonflée,
enflammée et très rouge.
Tous compatissent. De toute la
communauté des expatriés, elle est la seule enfant, et tout le monde apprécie
sa charmante frimousse et sa vive intelligence.
Le Docteur Rosseler l’avait
soignée, mais il semblerait que le voyage à Kompong Cham ait empiré la chose.
Bien qu’elle ait peu marché, il eut certainement mieux valu qu’elle ne marchât
pas du tout !
A l’unanimité, on me conseille
une seule adresse « le Docteur Français » médecin militaire qui
accompagne la Mission d’Assistance Militaire Française. Dès le lendemain, nous
y allons dans la voiture diplomatique blanche conduite par Monsieur Huang, tout
attendri par les malheurs de la jolie petite fille… Ce docteur est une
brute ! Oh ! Pas physiquement ! Sa taille est même plutôt
modeste. Mais ses gestes sont très mauvais et il n’est pas gentil du tout.
Après avoir ôté le pansement posé par son collègue australien, il découvre une
longue et profonde entaille, met ses doigts autour et presse fort en demandant
« Ca fait mal ? » Evidemment que ça fait mal ! Rien que de
le voir, j’ai très mal ! Quant à Marie, elle a si mal qu’elle hurle !
« C’est rien » dit l’autre sans se démonter. Et il met quelques
morceaux de tricostéril.
Oui. « C’est rien ». Ca
me fait penser aux gens qui nourrissent un molosse et vous disent « Il est
pas méchant ». Et peu de temps après, on apprend que le dit gentil molosse
a été piqué pour morsures graves sur des enfants, ou autre chose du même genre…
Cet affreux bonhomme a fait pleurer ma fille. Il ne l’a pas du tout soignée,
mais il a tout de même dit qu’il ne fallait pas qu’elle marche pendant quelques
temps. Cela me semble une confirmation du diagnostic du docteur australien.
Toutefois, les jours passent et
n’apportent aucune amélioration. J’ai vu la plaie et je sens bien que c’est
sérieux. Mais que faire ?
Vient le jour de la leçon de
français à l’Ambassadrice de Grande Bretagne. « Comment
vas-tu ? » me demande Inger. Nous avons toujours de longs préalables
au cours desquels nous échangeons les dernières nouvelles. Ici, c’est vital. De
plus, c’est la seconde nature des diplomates et de leurs épouses : la
recherche des informations…. de toutes sortes ! Après un moment, je finis
par lui parler de l’accident de ma fille, de l’incompétence manifeste du
docteur français, et du fait que son état ne s’améliore pas – ce qui me cause
grands soucis pour sa santé et pour son moral. Car c’est insupportable de
passer les journées la jambe allongée sur une table basse, au lieu d’aller
gambader dehors au soleil, à son âge, et avec tout ce qui s’offre à nous !
« Ne te fais pas de
soucis » me dit-elle, très sûre d’elle. « Demain, les docteurs
allemands arrivent. Tu sais comme ils sont compétents ! Il faut que tu
ailles les voir avec ta fille. Et ce sera d’autant plus facile qu’ils vont
s’installer dans une villa restaurée à deux rues du Sakol Moy » Oh !
Merci ! Voilà qui me rend espoir. L’efficacité et la compétence des
allemands n’est plus à prouver, particulièrement dans le domaine médical. Quant
à leurs médicaments, ce sont de véritables « potions magiques » grâce
au niveau de leur recherche en chimie et pharmacologie.
Un des gardes de l’Ambassade,
grand, blond, costaud, porte ma petite Marie dans ses bras du premier étage de
l’Hôtel jusque sur le siège du cyclo-pousse que son collègue a arrêté dans la
rue. Il descend l’escalier tout doucement, posant avec précaution un pied après
l’autre sur le rouge tapis russe, à la fois splendide et ridicule. Elle rit
d’aise et il lui parle gentiment. Il la dépose en douceur sur le siège de
plastic râpé et décoloré du cyclo, déjà chaud des rayons du soleil, et nous
allons deux rues plus loin. Marie porte un petit ensemble à carreaux de toutes
les couleurs, chemise et mini short, la tenue de sport de sa dernière école… en
Afrique ! C’est que nous sommes de véritables aventurières ! C’est
pratique, les jambes sont à l’air.
A la vue du pansement, un jeune
gaillard très musclé et très souriant s’approche avec empressement, se penche
vers elle, la prend dans ses bras, et l’emmène à l’intérieur du bâtiment. Je la
suis tout à fait rassurée par sa prestance et son savoir faire évident. Ses
cheveux épais et bouclés sont d’un roux flamboyant, ainsi que sa barbe longue
et large. Un descendant de Frédéric Barbarossa ? ! Il dépose ma fille
sur une table d’examen et me fait signe d’aller m’asseoir dans la petite pièce
à côté.
Je reste assise un bon moment,
attendant docilement que l’on vienne me chercher pour me faire part du
diagnostic et de la marche à suivre pour un traitement. De l’autre côté de la
petite pièce suivant la salle d’attente il y a un bureau. Un grand monsieur en
blouse blanche en sort. Il passe vite et je ne vois que son dos. Je suis
intimidée… J’attends sans bouger. Je commence à trouver que ça dure beaucoup.
J’entends parler allemand à côté, mais je ne comprends pas cette langue.
Quelques fois je distingue la voix de ma fille, mais je ne sais pas ce qu’elle
dit. Enfin, le grand monsieur repasse et Barbarossa vient me dire – en anglais
– que le Chirurgien Chef veut me voir. Le Chirurgien Chef… Oh, My God ! Et il me fait entrer dans le bureau d’à côté.
C’et là que je l’ai rencontré
pour la première fois.
Le Docteur Helmut Karl Mad,
Chirurgien, Colonel dans la Bundeswehr, en mission humanitaire au Cambodge.
Grand – plus d’un mètre quatre vingt – large d’épaules, mais mince. Un visage
d’un ovale régulier, les yeux très clairs, de profondes rides sur le front et
de chaque côté de la bouche, et plus beaucoup de cheveux. Mais une belle
harmonie. Une profondeur dans le regard qui exprime à la fois fermeté et bonté.
La blouse blanche n’est pas boutonnée. Il s’assoit derrière sa table, y pose
les coudes et croise les doigts. Il me regarde droit dans les yeux, sans
l’ombre d’un sourire. Je lui rends son regard, mais je suis intimidée et je
crains le verdict médical, tellement il est solennel.
Le Docteur
Helmut Mad – 1936 - 2011
« Alors, Madame – me dit-il
en agitant son index droit comme lorsqu’on tance les petits enfants – vous avez
été voir le docteur australien, puis le docteur français, et maintenant vous
venez voir le docteur allemand : moi. Et demain, vous irez voir
qui ? » Je ne m’attendais pas à ça ! Je lui explique que le
docteur australien était le seul que connaissait la responsable de la petite
école où avait eu lieu l’accident, et qu’ensuite, tout le monde m’avait enjoint
d’aller voir le docteur français, puisque nous sommes françaises. Mais, vu son
attitude et le fait qu’il n’avait dispensé aucun soin, ma nouvelle amie,
l’Ambassadrice d’Angleterre, m’avait conseillé de venir le voir, lui. Il est
toujours préférable de dire la vérité…
« Alors, Madame, vous allez
me promettre de venir ici, tous les matins avant 8 heures. Je vais m’occuper de
votre fille. Nous lui ferons des pansements et elle ne devra pas mettre le pied
par terre. Sinon …. J’attends un bloc opératoire qui devrait arriver dans
quelques jours. Elle sera ma première opérée ».
Très effrayée, je promets tout ce
qu’il veut. Chaque matin nous arrivons en cyclo-pousse. Après un petit voyage
dans les bras musclés du garde de l’Ambassade, Marie se retrouve dans les bras
rassurants de l’infirmier Barbarossa. Maintenant qu’on se connait, je suis
autorisée à assister au renouvellement du pansement. Une fois même, Marie a les
honneurs des caméras allemandes pour un reportage intitulé « Les Docteurs
Allemands au Cambodge ».
Le chirurgien passe comme une
ombre blanche, constate les progrès, et abandonne son projet d’opération !
Puis toute l’équipe des docteurs allemands va s’installer dans un grand
bâtiment sur la route de l’aéroport. L’hôpital de campagne est arrivé avec le
bloc opératoire et tout le matériel. Mais nous ne sommes plus concernées. Marie
est guérie. Le Docteur Mad a sauvé sa jambe.
[2] - La DGSE est la Direction Générale de la
Sécurité Extérieure. Fondée en 1982 pour
prendre la suite du SDECE, Service de
Documentation Extérieur et de Contre Espionnage. Depuis 2008, la DGSE a été
placée sous l’autorité du Ministre de la Défense.