Voici quelques extraits du Chapitre 2 :
L'Ambassade de France
Parlons un peu de l’Ambassade de France. L’ancienne
Ambassade, celle devant laquelle eurent lieu tant de scènes déchirantes en 1975
lorsque les Khmers Rouges décidèrent de vider la ville en vingt quatre heures,
n’est plus qu’un affreux bâtiment ruiné au milieu d’un parc dévasté dans lequel
traînent encore des mines et quelques explosifs. Il parait qu’autrefois, c’était
le plus beau parc de tout Phnom-Penh… Peut-être la France va-t-elle
entreprendre la restauration des bâtiments et la remise en état des jardins,
mais en attendant, le personnel du Quai d’Orsay s’est installé dans une villa
dont l’état est à peu près satisfaisant, à deux pas de notre Hôtel Sakol Moy.
Un drapeau bleu blanc rouge flotte entre deux palmiers. Il y a quelques
voitures dans la cour cimentée et un garde à la porte. Une fois que l’on est
entré, il faut encore enjamber pas mal de cartons parce que l’emménagement
n’est pas terminé. J’y vais assez souvent pour aider le secrétaire de François,
Monsieur Kosmala, qui est débordé. Le rez-de-chaussée est réservé aux Services
Consulaires et au bureau du Deuxième Secrétaire. Le premier étage est le plus
important parce que c’est celui de l’Ambassadeur et de sa secrétaire. Enfin,
l’Attaché de Défense occupe tout le
second, avec son secrétaire et son chiffreur. Naturellement, il y a d’autres personnages,
mais je ne les connais pas encore.
J’ai maintenant bien
envie de brosser une série de portraits, et comme on dit : « A tout
seigneur, tout honneur » je vais commencer par l’Ambassadeur. Monsieur
Philippe Coste est un petit bonhomme courtaud et bedonnant. Ses cheveux châtains
sont peignés en arrière et vont former une petite bouclette dans le cou. Son
visage est un peu poupin mais il a de petits yeux vifs, légèrement enfoncés,
très pétillants. Il paraît qu’il rédige des télégrammes diplomatiques
merveilleusement bien tournés en quelques minutes seulement. Mais il ôte ses
chaussures et met ses pieds sur la table de son salon quand il reçoit. Grâce à
cela, je sais qu’il porte des chaussettes grises ! Ca m’amuse
beaucoup ! Il est assez affecté dans son langage, presque précieux, et il
a des intonations parisiennes et salonnardes qui me donnent un peu envie de
rire. Quand il n’a pas bien saisi quelque chose, au lieu de dire
« Pardon ? » il dit « Plait-il ? » et il utilise
toutes les ressources de la langue française, notamment les temps du passé, ce
qui, à notre époque, est vraiment remarquable. Il est assurément fort
intelligent. Je le crois également pourvu d’une bonne dose de cynisme
agréablement enrobée sous des allures bonhomme.
Son épouse s’appelle Lilia. De taille moyenne, le teint
pâle, les cheveux très noirs coupés de façon fort sophistiquée. Bien que jeune,
sa silhouette rappelle celle des dames du dessinateur Faizan, pourvues de
bustes généreux sur des jambes très fines. Elle est d’une froideur … polaire.
Le bruit court que, pour accompagner son mari au Cambodge, elle a posé comme
condition d’être nommée à un poste bien lucratif au Service Culturel. Après
tout, pourquoi pas ? Elle y trône en permanence, en compagnie du
Directeur, le Sieur Carasso, et de Lionel Véron son adjoint.
Ce couple a deux enfants très jeunes : Virgile et Zoé. Le
petit Virgile a quatre ans. C’est un garçonnet malingre et chétif mais très
gentil. Nous sommes allés ensemble une fois à Shianoukville, à la plage.
Quelqu’un avait attrapé de petites méduses dans le sceau en plastique que ses
parents avaient apporté pour qu’il joue avec. Debout devant ce petit sceau,
très sérieux, alors qu’il regardait les méduses s’agiter doucement, il avait
dit sur un ton sentencieux : « Ce sont des animaux sauvages, mais
typiques… » J’en étais restée abasourdie….Quant à Zoé, elle est semblable
à toutes les petites filles de deux ans. C’est encore un bébé. Très gourmande,
elle est bien rondelette. Son père la prend sur ses genoux et dit en enfonçant
son index dans son petit bedon : « Zoé, tu portes les stigmates de la
gourmandise ! » ce qui fait rire la petite aux éclats, non de ce
qu’il dit, mais parce qu’il la chatouille !
Le Sieur Carasso est long et maigre, il a le visage pâle et
le cheveu grisonnant d’un personnage de théâtre du XVII° siècle. Il a le geste
lent et le sourire ondulé, vaguement ecclésiastique … Cela ne l’a pas
empêché de faire tout ce qui était en son pouvoir pour s’emparer de la villa de
Monsieur Roze, alors que ce dernier, qui va quitter le Cambodge puisque sa
mission est terminée, a proposé de nous la laisser. J’ai surnommé son adjoint,
Monsieur Lionel Véron, « L’homme à l’ours ». Il est grand, blond et
pâle. Son épouse est absolument minuscule. C’est une sino-khmère assez
rondelette et qui porte d’énormes lunettes à monture en écaille noire épaisse.
L’effet produit est étrange. Leur fils s’appelle Maxime. Il a déjà cinq ans,
mais il est si chétif qu’il n’en paraît guère plus de trois. Quant à l’ours, il
dort dans une cage au fond du jardin, environné d’un nuage de moustiques qui
volètent dans le fumet du pauvre animal. Curieuse famille…
Bien sûr, depuis mon arrivée, j’ai rencontré beaucoup de gens,
mais je veux finir cette galerie de tableaux avec le portrait d’un personnage
tout à fait remarquable : Madame Annie Adam, secrétaire personnelle de
Philippe Coste. Car c’est vraiment une figure ! Marie et moi aimons les
surnoms. Nous les utilisons entre nous. Lorsque nous étions encore à Dakar,
nous en avions décerné quelques uns. Il y avait « Superman » un
Colonel très sympathique ; « Nageur infatigable » Monsieur Louis
le Reste ; « Abdominaux d’acier » François ! Ici, nous
avons déjà « Dupont et Dupond » le Commissaire Chassagne et
l’Inspecteur Combo ; « Belles moustache » l’Adjudant Noslier qui
a organisé notre cocktail et que nous aimons beaucoup ; « L’homme à
l’ours » dont je viens de parler. Et « Le dragon ». Ce dragon
là, c’est Annie Adam ! Je ne saurais dire son âge mais il me semble
qu’elle doit avoir plus de quarante ans. Elle ne s’est jamais mariée. Annie est
de taille moyenne et très maigre, les épaules et le buste spécialement étroits.
Sa peau est très brune. Elle doit beaucoup s’exposer au soleil. Ses cheveux
étaient probablement châtains à l’origine, mais elle fait faire des mèches
blondes et crêpe le tout en crinière qui se dresse autour de son visage osseux.
Cela me fait irrésistiblement penser à la chevelure de serpents de Méduse. Le
plus remarquable ce sont ses yeux. Perçants et glacés. Même quand elle rit, ses
yeux restent froids et vrillés sur son interlocuteur. Pour couronner le tout
elle fume des cigares Davidoff ! J’ai maintenant compris pourquoi, alors
que j’étais encore en France, occupée à préparer notre déménagement pour le
Cambodge, François m’avait priée d’acheter des cigares de cette marque. Il
pensait peut-être que ce présent lui adoucirait l’humeur. Mais feu et fumées ne
sont ils pas caractéristiques draconiennes ! Non seulement elle terrifie
tout le monde à l’Ambassade, mais elle brouille les gens entre eux en disant ce
qu’il ne faudrait pas dire. Il parait toutefois que Son Excellence ne peut se
passer de ses compétences.
Nous habitons toujours au Sakol Moy où maintenant tout nous
est familier. Marie et moi avons, au cours de nos pérégrinations en ville,
trouvé une petite Ecole Française, et elle s’y rend régulièrement. Cela
l’occupe à des activités de son âge avec des enfants. Mais nous attendons les
cours du CNED[1] qui seront
bien plus appropriés à son cas. En fin d’après midi, nous sortons souvent. Soit
nous sommes invités à un cocktail, soit nous allons boire quelque chose au
« No Problem ». C’est une ancienne villa coloniale d’une grande
beauté, entièrement restaurée, qui a été transformée en Bar chic. C’est là
qu’ont lieu les réceptions les plus agréables. Et quelques fois aussi les
dîners les plus ennuyeux…. Pour moi, du moins. L’autre soir, le jeudi 7 mai,
n’en pouvant plus de rester assise à table à écouter les hommes parler, je me
suis levée et me suis mise à visiter la villa. De toute façon, personne ne fait
attention à moi, ce qui m’arrange bien. C’est ainsi que j’ai trouvé une
exposition d’assez belles peintures à l’huile, dans une pièce réservée, toutes
signées par un peintre chinois : Chen Ji. Après, il est venu se présenter
à François qui parle couramment le chinois, ce qui n’est pas mon cas. Et je
crois que nous nous reverrons souvent.
Nous nous apprêtons à reprendre la villa de Monsieur Roze et
à en faire la Résidence de l’Attaché de Défense. Il faut demander la permission
à Paris et sur place, discuter âprement avec Chan Ven, le propriétaire, un
sino-khmer dur en affaires. Il y a aussi des querelles et des problèmes avec le
personnel…. Cela prendra sûrement du temps.
Monsieur Xavier Roze est parti le 3 mai, en compagnie de la
charmante Iris Muller, son amie. C’est la personne la plus sympathique que j’ai
rencontré jusqu’à présent, et aussi la plus mignonne. Elle est petite et menue,
très soignée et habillée sexy. Elle se fait faire des mèches blondes qui lui
vont très bien. Et elle est toujours souriante, de la bouche et … des
yeux ! Elle me donne des conseils et me fait part de ses opinons sur la
situation, l’Ambassade et la vie ici. Elle a essayé de persuader Sitane – la
gouvernante de la maison – de rester avec nous. Mais en vain. Sitane ira
travailler chez le Sieur Carasso. Après tout, tant pis ! Je ne veux forcer
personne à travailler chez moi contre son gré, et cela générerait sûrement des
histoires. Elle m’a fait connaître un charmant restaurant au bord du Boeng Kak,
le lac situé au nord-ouest de la ville, et lorsque nous sommes allés à Kompong
Som[2]
avec l’Ambassadeur, elle m’a prêté un maillot de bain et de la crème solaire.
Alors que je les lui rendais, elle m’en a fait cadeau !
Quant à Monsieur Roze, François s’entend très bien avec lui.
Il rentre à Paris, mais on dit que ce n’est que pour mieux revenir dans la
région car il a été pressenti pour être Ambassadeur à Vientiane. Ce monsieur me
semble très intelligent, voire même subtil. De plus, il est fort cultivé et a
de l’esprit. Mais Philippe Coste et lui ne s’entendent guère. J’ai déjà
remarqué que les hommes sont en perpétuelle rivalité, et plus ils occupent un
rang élevé dans la société, plus âpre sont les luttes et amers les ressentiments.
Je me demande bien pourquoi ? Peut-être voient-ils l’autre, le rival,
comme une menace remettant en cause leur propre valeur ? Ou se sentent-ils
eux-mêmes frustrés de la reconnaissance accordée aux qualités du rival en
question ? Je ne suis pas un homme, et assurément trop naïve quelques fois
pour comprendre pourquoi des gens de valeur ne peuvent s’entendre…. Revenons au
monsieur qui a suscité mes perplexes réflexions. Il a demandé à François s’il
ne voudrait pas être Attaché de Défense non résident au Laos. Je crois que
François est assez séduit, mais pour l’instant, il est difficile de donner une
réponse ferme parce que le poste de Phnom-Penh n’est pas encore installé.
Le second étage de la villa qui sert d’Ambassade de France
est un vaste chantier sur lequel règne « Le Colonel ». Que je précise
d’emblée quelque chose. Dès le début de ces quatre années passées au Cambodge,
François a acquit une telle notoriété que, malgré les véritables légions de
colonels qui ont séjourné ou sont passés à Phnom-Penh ou dans la région,
quiconque disait « Le Colonel » n’avait pas besoin de préciser de qui
il s’agissait. Pour tout le monde il était clair que c’était l’Attaché de
Défense près l’Ambassade de France. De plus, à la maison – une fois celle-ci
organisée et le personnel recruté – chaque fois que je parlai de mon mari, je
disais aussi « Le Colonel » par déférence. C’est ainsi que, très
rapidement, le grade a servi de nom propre. Ayant largement contribué à la
création de ce phénomène, j’en conserverai l’habitude au cours de ce récit.
Je remonte donc au second étage de l’Ambassade parce que les
digressions ne me font jamais perdre le fil de mes idées ou de mes souvenirs.
Dans l’entrée, le bureau du secrétaire du Colonel : Monsieur Albert
Kosmala. Il est aussi petit, maigre et rabougri que le Colonel est grand, fort
et expansif. Son mince visage au nez pointu me fait un peu penser à une
musaraigne. Monsieur Kosmala est souriant, gentil, mais fantaisiste. Quant il
dit « Je vais vous attendre » on peut être tout à fait sûr qu’il va
disparaître dans les meilleurs délais et qu’il faudra beaucoup de temps pour le
retrouver. S’il annonce qu’il s’occupe d’une affaire sans tarder, il l’oublie instantanément.
Puis il se justifie en invoquant des raisons beaucoup plus poétiques que
rationnelles… Pauvre Monsieur Kosmala… Son petit sourire désolé me fait peine,
mais je sais déjà qu’il est impossible à ces deux là de s’entendre. Que
dis-je ! De coexister pacifiquement ! La suite le montrera bien…
Bon, continuons la visite des locaux. A gauche, une petite
pièce occupée par le chiffreur. Puis le grand bureau du Colonel et, à côté, une
autre chambre qui, jusqu’à présent, ne sert qu’à entreposer des cartons.
Partout, un grand désordre. Quelques fois, je viens pour aider un peu Monsieur
Kosmala parce qu’il a trop de choses à ranger et de textes à dactylographier.
Or, il se trouve que, dans une autre vie, j’ai appris à taper à la machine,
donc je suis en mesure de me rendre utile. Ca ne m’amuse pas beaucoup, mais que
ne ferait une épouse pour rendre service à son mari ! Et j’avoue que ça me
fait rire de me dire que, quelque part au Ministère de la Défense, pour lequel
tout est « Secret » ou « Confidentiel Défense » on lit les
textes que j’ai mis au net. Il s’agit de choses dont j’entends parler tous les
jours et que je ne retiens pas parce qu’à mes yeux de femme, ce n’est pas
réellement important…
Les portraits sont décapants et incisifs. C'est vrai que depuis le point de vue feminin , on a moyen de colorer et de nuancer tout ça tellement on se prend moins au sérieux !
RépondreSupprimerAh qu'il s'en est passé des choses en ces époques où tout semblait encore possible