Voici quels sont les thèmes évoqués dans cet extrait :
- Un mariage àl a chinoise
- Les enfants handicapés
- Le typhon "Nelson"
- L'Académie Militaire
- Leçon d'histoire à Marie à l'aide des jouets Fisher-Price
- Mes étudiants de Tamkang jouent le Serment du Jeu de Paume
Mardi 22 Janvier 1985
Taipei
« Cher Parents,
Aujourd’hui, il fait 20° et le temps est superbe. Beau ciel
bleu et ensoleillé. Nous avons beaucoup de travail parce que nous devons
corriger tous les examens de mi-semestre avant le début des vacances de Nouvel
An Chinois. Tout va bien. Marie montre beaucoup d’ardeur à l’école Saint
Vincent qui est l’équivalent, pour les cours en langue anglaise, de « La
Voie Céleste » où elle avait commencé sa scolarité en 1983, et elle s’est
mise à m’appeler « Mimi » dérivation du « Mummy » anglais. Je dois dire que ça me plait beaucoup !
La grande nouvelle, c’est que Benjamin et Justine se sont
mariés le 2 Janvier. Ils ont fait faire
de superbes photos de mariage pour leur famille et les amis, photos sur
lesquelles ils ont l’air tous deux de stars de cinéma ! C’est vraiment un
très beau souvenir. Justine m’a raconté qu’elle avait passé toute la journée de
son mariage à changer de robe et à poser pour les photographes. En effet, une
chinoise, le jour de son mariage, doit montrer à la fois ses perfections et
l’aisance de sa famille. Le mariage, traditionnellement, c’est « l’Affaire
Rouge ». Robes, coiffures, chaussures et tous les accessoires doivent être
rouges, couleur de l’amour, de la vie et du bonheur. D’ailleurs, les invités
reçoivent des invitations sur cartons rouges, parfumés, et gravés de caractères
dorés. C’est splendide ! Ensuite, on distribue des bonbons emballés dans
du papier rouge. Mais le rose est aussi une bonne couleur. Celle des vraies
jeunes filles, du printemps, et des fleurs promesses de fruits. Enfin, le blanc
est le symbole de la pureté, la beauté et la bonté. Traditionnellement, le
blanc est la couleur du deuil ici – comme il l’était, dit-on, à la cour de
France autrefois. Mais depuis la petite Duchesse Anne de Bretagne, qui portait
une robe blanche rebrodée d’or lors de son mariage avec Louis VIII à la
Forteresse de Langeais, le blanc est de plus en plus porté lors des mariages.
Même en Orient. Je suis sûre que personne ici n’a jamais entendu parler d’Anne
de Bretagne, mais se vêtir de blanc à cette occasion fait occidental. C’est
donc un signe de modernité et d’ouverture d’esprit. Et cela n’empêche pas de
porter d’autres robes de couleurs plus traditionnelles.
Benjamin et Justine rayonnants de
bonheur !
Comme je suis étrangère, Justine m’a offert deux photos sur
lesquelles elle porte une robe blanche, différente à chaque fois. Sur la
première, la robe est assez simple : un bustier recouvert de gaze avec des
manches courtes et transparentes, et une jupe évasée. Gants de dentelle blanche
et fleurs dans les cheveux. Elle tient le bras d’un Benjamin vêtu d’un beau
costume bleu sombre agrémenté d’un nœud papillon de satin rouge ainsi qu’un
second noeud sur le revers gauche du costume. Ils sont tous deux radieux, et
cela se remarque d’autant plus que leur sourire n’est aucunement forcé pour la
circonstance mais vraiment charmant. Sur l’autre photo, ils sont assis sur un
canapé grège. Justine est littéralement noyée dans des flots de satin immaculé,
une ampleur, des froufrous, c’est difficile à décrire, mais cela lui va très
bien. Elle porte un petit bibi blanc qui soutient le voile, et tient à la main
un gros bouquet de gerbéras rouge-orangé.
Vous allez penser que tout cela est très onéreux et qu’il ne
sert à rien d’acquérir tant de toilettes pour une seule journée.
Détrompez-vous ! Quand un jeune couple a fixé la date de son mariage, il
va dans un magasin spécialisé qui prête toutes les toilettes, les décors, prend
les photos, et peut éventuellement rendre d’autres services. On paie une somme
forfaitaire et on est délivré de tous les soucis. C’est comme pour le banquet
au restaurant. Chaque invité apporte une « enveloppe rouge »
contenant une certaine somme. Cela sert à payer sa part et, s’il est généreux,
ou s’il a un lien particulier avec les mariés, il donne davantage. A l’entrée
de la salle de banquet on met une table recouverte d’une nappe rouge, de
plusieurs albums pour les signatures avec des stylos ou pinceaux de différentes
épaisseurs selon que l’on signe en caractères chinois ou en une autre langue, et
d’un grand bocal de verre. Derrière la table se tiennent plusieurs personnes de
la famille qui ont accepté de se charger d’ouvrir les enveloppes rouges et d’en
tenir un compte exact. L’invité donne son enveloppe, reçoit les remerciements
de ces personnes qui parlent au nom des
mariés, puis signe le Livre d’Or. Les participants qui le veulent peuvent aussi
déposer leur carte de visite dans le bocal. Après, on entre dans la salle et on
va s’asseoir à une table ronde. Les tables sont toujours rondes, cela va de
soi !
Benjamin part pour l’Europe demain et Justine le rejoindra
cet été. »
Le 18 Février 1985
Tien Mu
« Comment allez-vous ? L’hiver est-il toujours si
terrible en Europe ? Nous sommes à la veille du Nouvel An Chinois et
donc, tous trois en vacances. Tout le monde se prépare pour la fête de ce soir
et l’entrée dans l’année du Buffle, qui est le signe zodiacal de Robert. Les
chinois, comme les européens, ont leur zodiaque particulier, mais les signes
astrologiques, au lieu de changer tous les mois, ne changent que tous les ans.
Le cycle complet est de douze ans. A cette époque de l’année, on vend des livrets
de prédictions pour tous les signes. Mais les gens instruits comme Robert, ne
croient plus guère à cela – ou du moins, le disent ! – Par contre, tout le
monde pense que le signe sous lequel on est né influence grandement le
caractère. Ma foi, c’est fort possible ! C’est au point que les gens qui
ne se connaissent pas encore très bien, demandent parfois à leur interlocuteur
quel est son signe astrologique. Le Buffle est caractérisé par son courage au
travail et sa ténacité. Très conservateur, veut que tout soit à sa place et
bien organisé. En principe on peut compter sur lui, mais il est très entêté,
bourré de principes et jaloux. Hum…. Oui, c’est bien ça….Pendant les
dernières heures de l’année finissante, les magasins soldent tout ce qui leur
reste sur les trottoirs, ce qui est bien pratique ! Partout on vend des
décorations rouges pour les maisons et des bandes de papier sur lesquelles sont
écrits des souhaits tels que « Longue Vie » « Fortune »
« Santé » et « Nombreux Fils »… On colle ces bandes de
chaque côté de la porte d’entrée dans les familles traditionnelles.
Nous avons fait imprimer les poésies de Monsieur H. pour son
anniversaire, mais il ne parle plus de faire la fête, de peur que le Dieu du
Soir et les mauvais génies ne se souviennent de lui, au bruit des
réjouissances, et ne viennent le chercher pour l’emmener dans l’au-delà…
L’autre jour, je suis allée rendre visite à Sœur Pétronille.
Elle habite au presbytère, avec le Père Boeunen, hollandais qui dirige le Home
Sainte Anne. C’est un centre d’accueil pour les enfants handicapés et
abandonnés. Je ne savais pas que l’on pouvait le visiter et je l’ai fait en sa
compagnie. En Chine, on n’accepte pas les handicapés, surtout ceux qui le sont
de naissance. C’est un poids mort et une honte pour la famille. On les
abandonne là. Il y a trois salles. Au rez de chaussée, les enfants qui ne sont
pas trop atteints passent leurs journées sur des couvertures au sol, jouent,
regardent les mouvements autour d’eux. Derrière le mur, il y a une autre salle
qui sert de dortoir et où deux ou trois pauvres petits restent couchés. C’est
au premier étage que survivent les enfants-troncs et autres monstruosités de la
nature. Je suis affreusement désolée mais je n’ai pas d’autre mot. Il n’est pas
possible d’aller les visiter. A côté du dortoir, quelques chambrettes abritent
des bébés. Ce jour là il n’y en avait qu’un : une petite fille rachitique
de six mois mais qui n’en parait que deux. Le Père Boeunen m’a dit qu’elle
était très faible et ses chances de survie médiocres. Il cherchait une
marraine…. J’ai accepté. Elle a été baptisée le 9 de ce mois et je l’ai appelée
Marie-Chantal, trouvant qu’il lui fallait un nom à la fois mignon et
dynamique. »
Le 22 Mars 1985
Tien Mu
« Marie-Chantal est sans espoir. Je suis allée consulter
avec elle un pédiatre américain. Il m’a dit qu’elle souffrait de micro-céphalie.
Ses chances de survie sont donc infimes et à court terme seulement. En
attendant qu’elle aille dans un monde meilleur, je la nourris avec des œufs au
lait très sucrés car elle adore ça. Quelques fois aussi je lui apporte de la
compote et je la lui fais manger avec une petite cuiller en plastique, plus
douce que le métal pour ses petites gencives édentées. Elle sourit et accroche
ses doigts minuscules dans mon collier. Marie est très gentille avec elle, et
quelques fois, Robert vient avec nous. Pendant que nous faisons manger ma
petite protégée, il joue avec les « Têtes de melons ». C’est ainsi
que l’on appelle les enfants mongoliens. Quant à Marie-Chantal, c’est une
« Tête d’œuf » Il faut dire que la langue chinoise, très imagée, ne
manque pas de saveur ! »
Le 13 Avril 1985
Tien Mu
« Le printemps est si humide ici, que Marie souffre
d’une bronchite qui a tendance à devenir chronique. Le seul traitement
consisterait en un changement de climat. C’est ce que nous allons faire en
venant vous voir cet été ! Pour elle, ce sera une grande aventure !
Et elle sera aussi plongée dans un bain linguistique salutaire parce qu’elle
parle une langue qui lui est propre, composée d’un tiers de français, un tiers
d’anglais, et le reste de chinois. Elle rêve déjà d’aller voir la Tour
Eiffel !
Vous m’avez envoyé un article très intéressant sur le
« piratage » des livres occidentaux en orient. Je vois bien le
problème et, chaque jour, j’utilise moi-même des livres piratés – en plus de
ceux que j’ai achetés en France – Mais je ne vois pas la solution.
Naturellement, les livres copiés frauduleusement sont beaucoup moins onéreux
que les autres, mais ici, les gens ont de l’argent, beaucoup d’argent, et
nombreux sont ceux qui seraient prêts et même heureux de payer pour avoir des
livres en version originale et de bonne qualité. Seulement, il n’y a pas
d’éditeur capable ici, et si on commande à Paris, on peut toujours
attendre ! Peut-être finira-t-on par recevoir la commande, mais huit mois
plus tard. En général, les entreprises françaises sont très lentes, pensent que
leurs produits sont les meilleurs du monde et refusent de s’adapter aux besoins
du marché local, et les gens qui viennent sur place se rendent vite odieux par
leur arrogance… Je suis navrée et honteuse de le dire, mais c’est la vérité, et
cela fait perdre à la France de très nombreux marchés. D’autant plus que les
Chinois, éblouis par l’image de grande culture et de raffinement de la France,
seraient prêts à nous donner la préférence sur les autres pays. Mais, rebutés par
notre attitude incompréhensible pour eux, ils finissent toujours par se tourner
vers les Etats-Unis. Je ne puis m’empêcher de penser que l’absence d’ouverture
d’esprit, la méconnaissance les uns des autres, les préjugés, l’orgueil et la
morgue, font d’effroyables ravages…. »
Le 26 Mai 1985
Tien Mu
« La date est maintenant fixée : nous arriverons à
Orly le 2 juillet sur la Singapore Airlines. Marie va bien. Elle a tellement
bien travaillé à l’école que je la garderai le mois prochain à l’appartement.
En effet, l’étude de l’anglais la fatigue car elle y met une belle ardeur. J’ai
donc décidé de ne pas l’inscrire pour les cours d’été, espérant qu’elle
arrivera en bonne forme en France.
Mes étudiants de Tamkang ont presque fini leur année
universitaire, eux aussi. Mes deux classes de quatrième année, donc de Licence,
ont bien travaillé dans l’ensemble. L’examen final aura lieu samedi prochain.
J’espère pouvoir leur donner à tous la note passable, voire beaucoup
plus ! Ensuite, ce sera le traditionnel défilé des lauréats en robes
noires et bonnets carrés, puis les non moins traditionnelles séances de photos.
Mes filles de troisième année, auxquelles j’ai donné des cours de conversation,
ont toutes très bien travaillé et se sont distinguées par une attitude
généralement extrêmement positive. Je suis un professeur heureux… avec ses
étudiants. Mais pas du point de vue administratif. Je travaille beaucoup plus
que Robert et je suis payée cinq fois moins parce que je ne suis pas
« Docteur ». Monsieur Lin me conseille de m’y mettre, mais comment
ferais-je ? Je suis professeur d’université, certes, mais aussi épouse,
mère, maîtresse de maison. Et pour augmenter nos revenus, je donne des cours du
soir à l’Université Nationale Normale. Comment faire pour ajouter une nouvelle
recherche à une telle charge de travail ? Pourtant, avoir un poste à temps
complet, payé correctement, serait tellement mieux… Il faut y réfléchir. »
Elles partirent donc en France pour
les vacances d’été et ne revinrent que fin Août. La petite Marie avait fait de
considérables progrès en français.
Dimanche 25 Aout 1985
Tien Mu
« Ah ! C’est l’après guerre ! Partout des
débris, des ordures dans les rizières, des enseignes cassées dont les morceaux
jonchent les trottoirs, des arbres en travers des carrefours, dont les racines,
faisant office de pied-de-biche, ont soulevé les trottoirs en tombant, ou dont
les branches ont enfoncé les grilles des maisons… Tout ce bau travail, c’est le
typhon « Nelson » qui l’a fait en 24 heures. C’est que les
super-typhons sont dotés de noms célèbres. L’immeuble tremblait, on ne
s’entendait pas crier, et nous n’avons pas dormi pendant deux jours. Je jardin
du voisin a été entièrement dévasté. C’est un monsieur âgé, mais qui occupait,
parait-il des fonctions très élevées au gouvernement. Il a donc fait venir un
camion de l’armée et six costauds pour déblayer les troncs et les branches, ses
gardes personnels n’y suffisant plus. De petites poignées de la terre de son
jardin ont atteint ma machine à laver installée sur le balcon au troisième
étage, alors qu’il habite une maison de plain pied tout en bas de
l’immeuble ! Quant au bel arbre aux cigales, il a été foudroyé, cigales comprises.
Nous sommes restés enfermés 36 heures. Mais grâce aux
informations et conseils diffusées par les services météorologiques nationaux,
j’avais fait des provisions et pris les mesures de sécurité indispensables,
comme décrocher les cadres ou descendre les bibelots posés en hauteur de peur
qu’ils ne tombent. L’électricité avait été coupée préventivement, car il y a
trop de fils qui pendent dans les flaques d’eau des rues. J’en ai profité pour
nettoyer le frigidaire, et j’ai fait la cuisine au gaz. Robert a passé le temps
sur une traduction, quand à Marie, elle a coiffé ses poupées en se chantant de
petites chansons apprises à l’école. Donc, tout s’est bien passé pour nous,
mais j’avoue que j’étais bien contente lorsque l’électricité est revenue et que
la vie a repris son cours normal.
Ce semestre, je vais donner des cours de Textes Français à
l’Académie Militaire de Peitou. Enfin, c’est ainsi que les gens disent. En
réalité, il faut que j’évoque un petit peu l’histoire contemporaine de la Chine
pour que vous compreniez. C’est en 1924 que le Docteur Sun Yat-Sen fonda
l’Académie Militaire de Whampoa, près de Canton, et en confia la direction à
Chang Kai-Shek. Cette Académie avait pour but de doter l’armée nationaliste
d’officiers qualifiés, capables de conquérir les territoires de la Chine du
Centre et du Nord, alors aux mains des Seigneurs de la Guerre ou des
communistes, et de faire triompher les thèses du Kuo Min Tang. De Whampoa –
petite ville toute proche de Canton – l’Académie Militaire fut transférée à
Nankin en 1928 après la défaite des Seigneurs de la Guerre qui tenaient les
provinces voisines. Mais lors de l’arrivée des japonais, elle fut rapidement
déménagée à Chengdu, dans la province du Sichuan, qui est protégée par une
barrière naturelle de hautes montagnes. Enfin, en 1950, le Maréchal installa
son Académie Militaire à Fengshan, dans
la province de Kaohsiung, qui est la plus grande ville du sud de Taïwan – notre
Marseille, si vous voulez ! Elle a donc changé 4 fois de domicile.
Si vous regardez une carte de Taïwan, vous me direz que
Kaohsiung est bien loin de Peitou, banlieue nord de Taipei. Oui. Presque à
trois cents kilomètres, je crois. C’est pourquoi il ne s’agit pas vraiment de
l’Académie Militaire, mais d’une de ses branches, si j’ai bien compris,
spécialisée dans les sciences politiques chinoises, la pensée du Docteur Sun,
et les doctrines du Kuo Min Tang. En effet, lorsque le Maréchal est arrivé dans
l’Ile, on parlait encore de reconquérir le Continent par la force. Mais maintenant,
l’Armée de la République de Chine - Taïwan – a compris qu’elle avait pour
unique tâche la défense du pays ainsi que des îlots de Penghu, Kinmen et Matsu.
Robert y était durant son service militaire. Toutefois, il reste que l’armée
constitue également le « donjon » si je puis dire, du KMT, le parti
nationaliste. Or la doctrine du KMT repose sur les Trois Principes du Peuple
qui sont : l’anti communisme, le nationalisme, et le « bien-être du
peuple ». Il faut donc que les Cadets étudient ces principes, cette
doctrine, l’histoire contemporaine et la stratégie. Cela se fait à Peitou.
Notre président, Monsieur Chiang Ching Kuo, a bien insisté, lors d’une
allocution qu’il a prononcée à l’Ecole, pour que les Cadets conservent et cultivent
« l’esprit de Whampoa ». L’Ecole dans laquelle je vais donner des
cours se nomme donc « Chinese
Political Warfare College Fuchingkang,
Peitou » mais tout le monde l’appelle l’Académie Militaire- bien que
ce soit impropre - pour plus de facilité.
Monsieur Lin, ne pouvant me donner un bon poste, m’a
conseillé d’accepter la proposition du Département des Langues Etrangères de
l’Académie Militaire. Le Directeur m’a prévenue qu’il ne me donnerait pas un
gros salaire, mais, en compensation, il m’envoie une voiture noire de l’armée, conduite
par un chauffeur en uniforme, et pavoisée aux couleurs de l’Ecole. Hum… C’est
gentil, bien sûr, et peut-être pense-t-il que c’est flatteur ? Le
chauffeur est toujours très en avance et se précipite pour m’ouvrir la portière
lorsque je descends de l’immeuble. Le campus de l’Académie est bien entretenu
mais il est loin d’être aussi joli que celui de Tamkang ! Une fois
arrivés, il se précipite à nouveau pour m’aider à descendre devant la porte
d’un petit bâtiment. Je monte un étage et arrive dans une toute petite salle de
classe car je n’ai que dix Cadets. A mon entrée, ils se lèvent tous comme un
seul homme, claquent des talons et se mettent au garde-à-vous en criant « Lao Shi, Hao ! » ce qui veut
dire « Bonjour Professeur ! » Je m’incline légèrement et dis
« Bonjour Messieurs » et leur fais signe de s’asseoir.
Le Directeur a choisi les auteurs, je choisis les textes.
Premier cours : Alphonse Daudet, Tartarin de Tarascon. On m’a prévenue que
le niveau de français des garçons est bas et qu’en plus des cours de Sciences
Politiques, ils sont accablés d’exercices physiques. Je dois donc m’efforcer de
leur rendre les cours agréables en choisissant des textes intéressants et
simples. C’est pourquoi j’ai pensé que Tartarin les amuserait sans leur briser
la tête. Nous allons donc lire « Tartarin, le chasseur de lions »
« Enfin, il arriva, le jour solennel, le grand jour. Dès l’aube, tout
Tarascon était sur pied, encombrant le chemin d’Avignon et les abords de la
petite maison du baobab. » Là, commencent les difficultés. Comment
prononcer « solennel » ? Et qu’est-ce que ça veut dire ? et
« aube » et « être sur pied » … se tenir debout comme
les oiseaux blancs dans les rizières ? « encombrant » est facile
à expliquer, mais « baobab » ? C’est là que je prends vraiment
conscience de la complexité et de la difficulté de la langue française, et du
fait que mes bons garçons ne possèdent que le vocabulaire de base. Pas de
problème pour comprendre « la petite maison » ! A ce rythme,
nous n’aurons pas fini la page avant Noël !
Les professeurs étrangers n’aiment pas travailler à
l’Académie justement parce que le niveau d’étude des garçons, du moins pour les
langues étrangères, est faible, et que le salaire n’est pas motivant. Mais aux
yeux des chinois, c’est prestigieux parce que cela confère une sorte de
« Certificat de bonne pensée politique » On n’imagine pas que
quelqu’un qui n’apprécierait pas les Pères de la Patrie, en l’occurrence, le
Docteur Sun et le Maréchal Chang, accepterait de donner des cours aux Cadets.
D’ailleurs, avant d’être embauchée, j’ai dû passer un
entretien avec un officier qui m’a questionnée sur mon expérience et mes
opinions politiques. Je lui ai répondu franchement que je ne faisais pas de
politique mais que je n’étais pas communiste et appréciais beaucoup notre
Président Chiang Ching Kuo. Cela lui a manifestement fait grand plaisir et nous
avons terminé cet entretien en chantant en chœur ses louanges ! »
Le 11 septembre 1985
Tien Mu
« Ne vous faites
aucun souci, nous allons tous très bien. Robert publie ses traductions et a été
sollicité pour diriger un groupe d’études et recherches en littérature anglaise
à Tamkang. Il s’est ainsi attiré l’attention de plusieurs Directeur de départements
d’autres universités qui lui font les yeux doux, vu sa bonne réputation. Je
suppose que cela l’euphorise, car, lui qui ne veut jamais rien acheter, s’est
offert un cadre dans lequel on peut admirer la reproduction d’un bas relief du Modern Museum : des buffles avec
des enfants dans les rizières. C’est un thème classique en Chine du Sud, en
peinture et en poésie. C’est très joli. Marie fait des progrès en anglais. Elle
semble bien douée. Il n’y a que les chiffres qui ne passent pas et elle ne sait
toujours pas compter. Enfin, cela viendra sûrement un jour…
Quant à moi, je vais bientôt avoir des cheveux blancs. Mes
Cadets sont très gentils, polis, attentionnés. Ils me font d’impeccables saluts
militaires, des sourires en coin, parfois même presque les yeux doux ! Ils
poussent la galanterie jusqu’à m’accompagner à la voiture en portant mon sac.
Mais ils ne travaillent pas du tout, ne comprennent rien, ne savent même pas
lire. Je dois leur expliquer le mot à mot et ensuite résumer le texte en anglais.
Et malgré cela, je ne crois pas qu’ils comprennent de quoi je peux bien parler.
J’en suis venue à penser que je devrais peut-être ré-écrire les textes en les
simplifiant beaucoup pour les mettre à leur portée. C’est peut-être une
solution, mais il faut que je réfléchisse encore… »
Le 29 Septembre 1985
Tien Mu
« Bonne nouvelle ! Robert a obtenu le prix du
meilleur article de recherche en littérature étrangère, genre CNRS Taïwan. Les
Directeurs d’instituts lui font la cour et le téléphone sonne sans arrêt. Naturellement,
nous sommes très contents.
Nous avons inscrit Marie dans une nouvelle école appelée
« Un Millier de Générations » parce que la petite école des sœurs est
insuffisante pour elle maintenant. Il faut qu’elle apprenne sérieusement le
chinois. Or, il parait que cette école est un des fleurons du Ministère de
l’Education. Elle occupe une villa circulaire dans un jardin fleuri, agrémenté
de deux balançoires, de jolies cages où chantent des oiseaux aux couleurs
vives, et d’une piscine ! Lors de la visite, Marie était enchantée. Moi
aussi d’ailleurs. En plus, les horaires sont beaucoup plus pratiques et il y a
un mini bus qui va chercher les enfants chez eux. Les maîtresses sont jeunes et
hautement qualifiées. Il y a une excellente ambiance que l’on sent
immédiatement. Par comparaison, l’école des sœurs paraît bien vieillotte.
Hier, 28 septembre, c’était l’anniversaire de Confucius,
donc la Fête des Professeurs. Notre vénéré Maître à tous serait en effet né le
28 septembre 551, et mort le 11 mai 479. Je suppose qu’il n’a pas été facile de
calculer ces dates. En effet, autrefois, on comptait les années selon la durée
de règne de chaque empereur. C’était la période que l’on a appelée « Les
Printemps et les Automnes » parce qu’un chroniqueur de l’époque a écrit
l’histoire politique et évènementielle des années 771 à 481, avant
Jésus-Christ, bien entendu. Je trouve cette dénomination très poétique, les
printemps voyaient fleurir les prunus et le vent tiède emportait les délicats
pétales de la fleur nationale dont je porte le nom. Les automnes annonçaient le
proche repos de la nature en lançant une dernière fois leurs couleurs
flamboyantes … Ah ! Me voilà en plein délire poétique… C’était une période
de guerres incessantes, de famines, de violences et de douleurs. La Chine était
divisée en royaumes tous rivaux qui luttaient pour la suprématie. C’est la
période suivante, celle que l’on a appelée « Les Royaumes
Combattants » (475 à 221) qui porte un nom sans ambigüité…
Mais revenons à Confucius. Celui-là, que les occidentaux
prennent soit pour un philosophe, soit pour un fondateur de religion, était
tout simplement, mais pleinement « Chinois ». Donc, il mettait « l’homme »
au centre de ses préoccupations. Il n’a pas cherché l’origine du monde, comme
le firent tous les philosophes pré-socratiques. Il n’a parlé ni des dieux, ni
des esprits, ni de la mort comme le firent tous les hommes religieux, quels
qu’ils fussent. Il ne s’est même pas érigé en Maître à penser ! Il a
seulement plaidé pour une morale positive et une vie structurée par les rites –
ce qui était son dada, si l’on peut dire – Il était un peu passéiste, à mon
avis. Il devait rêver à « L’Age d’Or ». Son idéal était tout
simplement celui du « gentleman ». En chinois, on dit « Ren »
ce qui est bien difficile à traduire. Je me risque : « L’homme par
excellence » ou « L’Homme dans ce qu’il a de meilleur ».
Conclusion : Robert m’a offert des orchidées. Merci
Maître Kong !
Mercredi 9 Octobre
1985
Tien Mu
« Encore une bonne nouvelle ! Robert a reçu une
lettre de félicitations du Ministère de l’Education pour son enseignement. En
effet, chaque année, il y a une enquête sur tous les professeurs. Les étudiants
donnent des notes à leurs professeurs. Les résultats sont mis sur ordinateur.
J’ai eu des notes supérieures à celles de mes collègues, mais Robert a crevé
tous les plafonds ! A l’occasion de la Fête Nationale, le Ministère avait
ajouté un petit cadeau !
Quant à moi, toujours à l’occasion de cette Fête Nationale,
non seulement je suis dispensée de cours à l’Académie puisque mes Cadets défilent,
mais je suis invitée à admirer la Parade sur l’estrade officielle du
Président ! Je ne sais d’où me vient cette immense faveur, mais je fais
des vœux pour que le temps soit beau car je compte bien y aller !
A mes autres étudiants, j’enseigne l’histoire avec des
méthodes peu classiques mais « qui instruisent en amusant » et dont,
j’espère, ils se souviendront. Cela me vaut beaucoup de succès. La plus jeune
de mes « fans » c’est Marie ! En effet, quand elle me demande de
lui raconter une histoire, au lieu de lui raconter un conte de fées, je choisis
un personnage réel et lui raconte des anecdotes amusantes en prenant ses petits
personnages Fisher-Price. J’attribue à chacun un rôle, je les fais marcher ou
s’asseoir, et surtout, je leur donne la parole. Voilà Charles VII qui se
dispute avec son fils, le Prince Louis. Le Prince est fâché, il va bouder et
dire du mal de son père dans l’oreille de son oncle le Duc Philippe, puissant
personnage qui habite en Bourgogne, loin de Paris et qui a lui aussi un fils.
Le Roi Charles dit alors « Mon cousin de Bourgogne a reçu chez lui un
renard qui lui mangera ses poules » Et nous parlons des renards avant
d’expliquer que le Prince Louis était très intelligent et avait des projets sur
le long terme. Marie comprend très bien, malgré son jeune âge et cela la
passionne ! Naturellement, il faut ensuite que je lui raconte comment,
après de longues disputes et guerres, mourut le pauvre Charles, fils de l’oncle
Philippe, blessé, gelé et mordu par les loups…. Et comment il fut déposé sur
les pavés de la ville où je fis mes études autrefois…
Avec mes étudiants de Tamkang, nous abordons la Révolution
de 1789. J’ai deux grandes classes d’étudiants de troisième année, avec une
grosse majorité de filles. Je leur raconte les évènements et leur pose des
questions pour voir si tout le monde comprend. Je ne reste pas plantée sur mon
estrade devant le tableau mais je marche dans les allées entre les bureaux et
je regarde chacun et chacune dans les yeux pour m’assurer qu’ils suivent bien.
Quand les yeux sont brillants, je poursuis. Quand le regard est vague, je
recommence en d’autres termes, synonymes. Puis, quand l’histoire s’y prête,
nous mimons. Tout le monde se lève pour pousser les tables et les chaises et
former un double cercle. Ce sont les Etats Généraux. Une des filles présente
les participants. Un garçon, qui entend bien ne pas parler, se porte volontaire
pour jouer le rôle de Louis XVI. Les étudiants groupés à sa droite représentent
le Clergé. En fait je ne sais pas s’ils ont bien compris ce qu’était le Clergé,
mais ils sont contents. A sa gauche, la Noblesse. En face, le Tiers Etat. Que
des filles très impatientes de jouer leur rôle ! Un autre garçon, moins
timide – ou moins paresseux – s’avance et dit que le trésor est vide, qu’il n’y
a plus d’argent et que la situation est terrible. C’est Jacques Necker. Puis,
tout le monde crie, en différentes langues, pas toujours en français, mais je
laisse faire. Ne restent que les filles du Tiers Etat. L’une s’exclame que les
autres étant des bons à rien il faut prendre l’initiative. Que l’on ne peut
négliger le peuple. Que cette Assemblée est Nationale ! Mais voilà que
s’avance le Marquis de Dreux-Brézé qui vient aux nouvelles, envoyé par le roi.
Alors, la fille qui s’est attribué le rôle de Mirabeau, une petite rondelette
rigolote et très bonne en français, monte carrément sur une table – toute la
classe explose de rire – elle lève le bras droit et se met à crier « Nous
sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des
baïonnettes ! » Tonnerre d’applaudissements ! Elle reste juchée
sur sa table, rouge de plaisir, pendant que je la félicite…. C’est alors que la
porte de la classe s’ouvre et qu’un étudiant de la salle voisine dit
« Qu’est-ce qui se passe ici ? Qu’est-ce que vous faites ? Notre
professeur est très mécontent à cause de tout ce bruit…. » Il regarde
notre désordre révolutionnaire d’un œil effrayé, les tables, les chaises
éparpillées, la fille debout sur un bureau, les étudiants hilares et le
professeur souriant …Décidément, on ne sait jamais ce qui peut se passer avec
les étrangers – doit-il penser… »
Dans un petit moment, vous aurez la suite du chapitre...... enfin, je vous voulez !
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