mardi 4 février 2014

"Professeur à Taïwan" - Le "dieu du soir"

Voulez-vous, mes chers lecteurs,  un petit aperçu de ce qu'était la vie à Taïwan il y a trente ans, pour un professeur d'université marié à un chinois ?

Je vais aujourd'hui vous offrir le chapitre 10 de mon livre "Professeur à Taïwan", et il s'intitule "Le dieu du soir". A vous de juger.

Toutefois, voici une sorte de "Contenu" du chapitre. Comme il s'agit d'un roman épistolaire, je vais donner les dates des lettres citées- mais je précise une fois pour toutes qu'il s'agit de l'année 1984.

Samedi 7 avril - Marie pousse comme le riz dans les rizières en terrasses, car il fait beau !
Samedi 14 avril - Hélas ! Hélas ! Le froid reprend.
Lundi 16 avril - Hélas ! Hélas ! Ma "Villa-Bleu-de-Bresse" est un laboratoire de mycologie. Mais on sort les petits dieux locaux de leur temple pour leur promenade annuelle du printemps.
Lundi 23 avril - Messe de Pâques et prêche érudit. Déjeuner entre une anglaise et une américaine. Nouvelles de la famille chinoise.
Mardi 8 mai - Les activités para scolaires des étudiants passionnent Marie.
Mercredi 16 mai - Fête donnée pour les jardiniers du campus de Tamkang University.
Lundi 21 mai - Spectacle de danse.
Lundi 28 mai - Madame Hsü est partie rejoindre ses ancêtres. Attitude de la famille chinoise face à ce deuil, et incompréhensions de la fa mille française. L'auteur est entre les deux.
Mardi 29 mai - Considérations variées sur les deux familles. Portrait du beau-frère "Conquête-Victorieuse".
Mercredi 30 mai - Moisissures.
Lundi 11 juin - Enterrement de Madame Hsü à Lukang.
Mercredi 13 juin - Nous nous apprêtopns à quitter la "Villa-Bleu-de-Bress". Monsieur Hsü craint le "dieu du soir". Rôle du Maréchal Tchang sur l'évolution de Taïwan. Histoire des "Sabots enchantés".
Mercredi 20 juin - Défilé des diplômés à Tamkang University. De la difficulté d'être étrangère en Chine. Nouvelles de notre "zoo domestique".
Lundi 25 juin - Mes chers étudiants !
Mercredi 27 juin - Nous recevons un jeune français venu étudier le chinois à Taipei.




 LE DIEU DU SOIR


Samedi 7 Avril 1984
Tamkang

« Un jour chaud… Un jour froid… Le printemps a bien du mal à démarrer. Nous avons utilisé nos quelques jours de vacances à porter nos livres dehors pour les sécher, tout en prenant garde d’avoir un œil sur les pages humides et l’autre sur les nuages lourds de pluie. De plus, j’ai fait huit lessives en moins d’une semaine ! Nous ne pourrons demeurer dans cette maison. Les anciens occupants veulent finalement y revenir, or ils ont naturellement la priorité. Mais je la leur laisserai sans regret parce qu’elle est définitivement trop insalubre.

Mais Marie et moi nous nous bourrons de vitamines et allons plutôt bien. Marie continue de grandir – pas moi, heureusement ! De plus, elle parle comme une adulte. Vous ne la reconnaîtriez pas. Il y a un  monde entre la petite fille d’aujourd’hui et le bébé qui réclamait des nouilles au restaurant gastronomique du Hilton de Hong-Kong le premier septembre dernier ! Par ailleurs, depuis qu’elle prend du sirop de calcium, elle dort enfin la nuit sans se réveiller en larmes toutes les demi-heures, et par ricochet, moi aussi je peux enfin me reposer. Etant très en forme, nous sommes allées chez le coiffeur nous faire couper les cheveux. Marie a maintenant une petite coupe charmante, bien ronde, avec une frange qui cache complètement les cicatrices. Quant à  moi, 10-12 centimètres de moins en longueur procurent l’illusion de l’épaisseur et me permet de faire plus facilement des chignons à l’approche des touffeurs estivales.

Le riz pousse a vue d’œil dans les rizières inondées. Les montagnes sont en permanence couvertes d’écharpes de brume. Et les rafales de vent font claquer les parapluies, soulèvent les jupes des étudiantes et ébouriffent toutes les têtes… »

Samedi 14 Avril 1984
Tamkang

 « Hélas, hélas ! Il ne fait que 19-20° et nous avons très froid. Peut-être sont-ce les températures si élevées de l’été qui m’ont changée, mais je suis devenue excessivement frileuse et il me faut au moins 25° pour commencer à me sentir bien. Marie, elle, ne semble pas souffrir de la fraîcheur inhabituelle de ce printemps, peut-être à cause de tout l’exercice qu’elle se donne. Elle est retournée à l’école, d’abord en pleurnichant un petit peu le matin, mais très vite, elle en est revenue fort joyeuse le soir, rapportant découpages, jouets et biscuits – dont la qualité me semble excellente. Ce qui lui plait le plus, c’est la musique et la danse. Elle apprend des tas de petites chansons enfantines populaires, et dès qu’elle entend de la musique, elle se met à danser ! Chaque samedi soir, un petit groupe d’étudiantes danse dans la salle de sport du dortoir des filles. Elle insiste pour y aller et les regarder. Cela la ravit…. Au grand désespoir de Robert qui dit que c’est la musique du diable et la décadence de la civilisation. Quant à moi, je ne dis rien. Qu’elle en profite avant que nous ne déménagions puisque c’est maintenant officiellement au programme. Cette maison, que nous avions parée de toutes les qualités au départ, nous semble maintenant tout à fait inacceptable. Trop insalubre. Surtout trop humide. Quand on y pénètre, l’odeur de moisi est si forte que cela prend à la gorge. Et quand je repasse le linge, des nuages de vapeur s’élèvent du linge, comme si je l’avais humidifié ! Il m’arrive de me dire que je n’en voudrais pas pour cent buffles ! Ah ! Si ! Je prendrais les cent buffles et les échangerais pour un appartement moderne ! C’est que je suis de plus en plus partisan de « modernisation ». D’accord, il y a de mauvais côtés, comme à tout. Mais que de bons et excellents côtés qu’il convient d’apprécier ! »

Lundi 16 Avril 1984
Tamkang

« Hélas, hélas ! Oui, cela va devenir l’antienne introductive de mes lettres ! Voilà que Robert est malade. Il fait une grosse allergie aux moisissures qui croissent, embellissent et fleurissent dans notre « Villa-Bleu-de-Bresse ». Il y en a même de plusieurs couleurs et différentes textures. Un vrai laboratoire de mycologie ! Toutefois, le temps va peut-être changer et se mettre au beau. En prévision, il s’est fait faire deux costumes, un bleu et un gris, et il sera vraiment très chic !

Non loin, du campus de notre université, au-delà des rizières en terrasses, il y a un assez grand temple de construction toute récente. Au rez-de- chaussée, on trouve des salles consacrées à l’étude de l’acupuncture et de la médecine chinoise traditionnelle. Au premier, un temple bouddhiste bien éclairé, orné de statues modernes peintes de couleurs vives, entouré d’une galerie ouverte avec vue sur les rizières et le tout couronné d’un brillant toit rouge aux pointes recourbées. C’est vraiment très joli. Ce matin, après les coups de gong, nous avons entendu des pétards, signes de quelque évènement particulier. En effet, vers 11 heures, la maîtresse d’école a téléphoné à Esther, la secrétaire de Robert – car nous n’avons pas le téléphone à la villa – pour lui annoncer que Marie allait rentrer à midi, à cause de la Fête des dieux locaux. Chaque petite ville, voire chaque quartier ayant ses petits dieux locaux, les fêtes de ce genre ne manquent pas. Tout Tamsui est en ébullition. Partout des chapelets de pétards sont pendus aux poutres ou aux toits et font un bruit infernal en explosant, mais plus il y a de bruit plus les gens sont contents. D’interminables cortèges cheminent dans les rues principales. On promène les statues des petits dieux, richement habillés, posés sur des trônes de bois laqué de rouge. C’est leur sortie annuelle. Tout le monde est heureux ! Et en effet, ils doivent être rudement contents de sortir de leurs temples noircis et enfumés d’encens ! Quant à la population, elle se réjouit de l’arrivée du printemps, des bénéfices que les petits dieux ne manqueront pas de lui accorder dans leur joie d’être les héros d’une belle fête, et de sortir s’amuser dans le village au lieu de rester à compter ses sous au fond des boutiques peu éclairées... Les chinois adorent s’amuser. Ils ne lésinent pas pour faire la fête sous l’excellent prétexte de faire plaisir à leurs gentils petits dieux. Les jeunes gens sortent les déguisements de dragons et de lions pour danser dans les rues. Quelques voitures, couvertes de fleurs, avancent tout doucement au milieu d’une marée de gens, en klaxonnant à toute force, un peu comme les corsos fleuris de nos stations balnéaires l’été. Enfin, partout, des haut-parleurs diffusent une musique stridente sans laquelle il n’y a point de joie. En imagination, j’ai l’impression de voir les milliers de notes retomber sur les gens, comme les petits morceaux de papier d’emballage des pétards après explosion et les confettis de toutes les couleurs qui se prennent dans les longs cheveux des filles…

Le jardin d’enfants étant situé dans le quartier le plus traditionnel de Tamsui, je comprends que les maîtresses n’aient pas voulu garder leurs élèves. Pour les plus petits les pétarades trop proches peuvent être terrifiantes, voire dangereuses pour leurs tympans. Quant aux plus grands, il est presqu’impossible de les tenir lors de telles manifestations de joie populaire. Enfin, certains parents ne veulent pas que leurs enfants soient mêlés à ces processions. Marie est rentrée très excitée et rouge comme un coq au vin ! Mais elle a déjeuné et maintenant, bien que l’on entende encore au loin l’explosion des pétards, elle dort. Elle va faire une sieste magnifique grâce…. aux petits dieux locaux !

Puis, nous irons peut-être faire une promenade sur le campus s’il fait beau. Quand les étudiants n’ont pas de cours, et qu’ils ne sont pas à la bibliothèque ou sur un terrain de sport, ils se promènent aussi sur le campus, car c’est tellement beau ! Mais ici, pas de « promeneur solitaire » On ne voit jamais une personne seule, que ce soit une fille ou un garçon. Ils se promènent tous en groupes ou en couples, un garçon une fille, ou deux filles ou deux garçons. Il est même tout à fait amusant de constater que les deux amies ou amis se tiennent par la main ou par l’épaule et très souvent portent le même vêtement ! Quand un garçon et une fille s’affichent ensembles, cela veut généralement dire qu’ils sont fiancés. Mais pour les autres couples, je ne pense pas que l’on puisse parler systématiquement d’homosexualité. Bon nombre de ces étudiants sont seulement amis intimes. Mais pour quelques autres… C’est peut-être la stricte séparation des sexes qui en pousse certains à des conduites déviantes… Quoi qu’il en soit, ils sont tous charmants en public, et que l’on se connaisse ou non, on se salue aimablement. Enfin, c’était pour vous dire que ce campus est une promenade merveilleuse et très appréciée de tous. »


Lundi 23 Avril 1984
De la villa  

« Cette fois, pas de hélas, hélas ! Les nouvelles sont bonnes. Depuis que Marie prend du calcium, elle dort bien. Je dors bien. Nos humeurs respectives en sont considérablement améliorées ! Plus de cris la nuit ni de pleurnicheries dans la journée. Nous discutons d’adulte à adulte. Elle est redoutablement intelligente ! Elle pose d’excellentes questions, souhaite apprendre toutes les lettres de l’alphabet pour pouvoir lire, et fait beaucoup de progrès à l’école. Par ailleurs, elle est vraiment passionnée de danse, et depuis qu’elle en fait assidûment à l’école, j’ai remarqué que non seulement elle tombe moins souvent mais qu’elle a davantage d’assurance.

Toutefois, nous avons eu quelques émotions au cours de ce week-end. En effet, samedi, pendant la sieste, elle était bien agitée. Au moment où Justine, la fiancée de Benjamin arrivait pour sa leçon de français, cris, hoquets, et 40° de fièvre ! Nous avons sauté dans un taxi, car le bon docteur Jiang ne travaille pas le week-end, et il tombait une pluie battante accompagnée d’un vent à décorner les buffles ! Enfin, nous avons trouvé un docteur, vieux bonhomme très placide qui lui a trouvé une petite infection de la gorge, donc la fièvre était « normale ». D’ailleurs, les docteurs ici ont tendance à trouver tout « normal ». Néanmoins, elle a eu droit à une piqûre et des antibiotiques, ce qui l’a fait dormir douze heures après lesquelles elle était guérie !

C’était le week-end de Pâques, qui passe inaperçu ici en Chine, mais en l’honneur duquel  nous avons respecté la tradition catholique en allant à la messe à Taipei. Nous avons pris le bus de l’université et sommes allés jusqu’au campus de Taipei. En effet notre université possède une petite annexe en ville, et non loin, il y a une grande église catholique appelée « La Sainte Famille » et une petite chapelle française ! Nous n’étions pas seuls mais en compagnie de Margaret, une américaine francophone tout à fait charmante. Elle nous a présentés au père qui a officié. Un vieux père au visage ascétique et à la voix grave qui a fait un excellent prêche en citant Saint Jérôme et Saint Jean Chrysostome. Ah ! Nous étions fort loin des sermons incompréhensibles en dialecte taïwanais des églises de Tamsui, mais emportés au IV° siècle à l’époque où les Pères de l’Eglise disputaient fort contre d’autres saints hommes – parce que je ne vois pas pourquoi on ne respecterait pas Origène ou Pélage pour leurs efforts. Ce qui me plait le plus chez ces deux saints, ce sont leurs noms grecs : Hiéronumos, « Celui-dont-le-nom-est-sacré » et Chrysostomos, « Bouche d’or » ! J’avoue que je n’ai jamais pris la peine d’étudier leurs biographies respectives, mais au cours de mes lectures historiques, j’ai glané quelques anecdotes sur Jérôme. C’était un grammairien, un philosophe et surtout un expert en latin, grec et hébreux. Un grandissime érudit. Et il lui arrivait d’avoir des cauchemars la nuit. Dieu lui faisait des reproches « Tu n’es pas chrétien ! Tu es cicéronien ! » Admirable autocritique ! Enfin, je crois que je n’ai pas assez écouté le sermon mais qu’il m’a tout de même été profitable en ce sens qu’il a suscité chez moi des réminiscences intéressantes !

A la suite du prêche, un groupe de jeunes gens s’est mis à chanter en s’accompagnant d’une guitare. Mais le retour au XX° siècle a été rude pour moi et j’ai trouvé ces chants exceptionnellement idiots ! Enfin, l’assistance était contente et nous nous sommes tous chaleureusement congratulés à la sortie, sur le pas de la porte. A ce moment, Margaret et l’amie anglaise qui l’avait rejointe, déclarant qu’elles avaient faim, ont du même coup décidé de nous emmener déjeuner dans « un très sympathique restaurant » et elles ont hélé un taxi dans lequel nous nous sommes tous entassés.

Margaret, américaine, est une belle femme, grande et élégante. Elle portait un tailleur vert sur un chemisier crème agrémenté d’un petit gilet vieux rose. Sa tête est plutôt petite et ses cheveux très clairs sont coupés courts. Elle a de très beaux yeux bleu-vert, un sourire immense et charmant – une dentition à rendre  malades tous les dentistes de la planète – et de jolies lèvres du même rose que le petit gilet. Ses mains sont vraiment admirables, manucurées avec raffinement et couvertes de belles bagues anciennes. Comme elle est grande, elle porte des chaussures extra-plates en lanières de cuir. Vraiment chic !

Son amie anglaise était bien amusante. Pas plus grande que moi et les cheveux bruns coiffés en un élégant chignon, mais le corps déformé par la graisse. Elle portait un chemisier en acétate vert cru avec des froufrous partout et un ensemble de toile d’un autre vert moins brillant dont la veste était en forme de boléro et la jupe extra courte. Ses yeux sont petits et son regard un peu étrange. Elle a sûrement mauvaise vue et porte des lunettes en sautoir autour du cou, pendues à une chaîne de plastique blanc. Une bouche charnue aux grosses lèvres vermillonnées laisse passer une voix très mélodieuse ! Quelle amusante personne !

Elles nous ont emmenés dans un restaurant pseudo italien où l’on nous a servi des choses abominables. Mais à chaque bouchée, elles s’esclaffaient «Lovely ! Delicious ! Nice ! » La note aussi était super nice … Ces deux respectables anglo-saxonnes sont vieilles filles ce qui explique peut-être qu’elles n’aient pas le sens commun… Enfin, Marie a mangé de la soupe aux pommes de terre et une glace parfum framboise artificiel qu’elle a trouvée délicieuse.  Sur quoi l’anglaise m’a assuré que la glace était excellente pour la gorge. Après tout, pourquoi pas !

A notre retour, Marie est allée faire la sieste et Benjamin et Justine sont arrivés, tout inquiets de sa santé. Justine lui a apporté un petit poussin sauteur et un ravissant sac à dos fantaisie en tissu rose, orné d’un petit chat dormant sur un coussin. Une vraie merveille. Ils sont restés deux heures durant lesquelles Robert a fait tout un cours d’histoire de la littérature à Benjamin. Pendant ce temps, Justine s’ennuyait parce qu’elle n’a pas fait d’études, et moi aussi parce que ces messieurs parlaient en mandarin ! Je l’ai emmenée dans ma chambre et lui ai fait choisir un petit flacon de parfum. Elle était très contente. La pauvre… Si maigre, si pâle, et si courageuse. Elle n’a que le Bac et se donne un mal fou pour suivre son chéri dans tout ce qu’il fait, alors que Benjamin est hyper brillant sans même avoir à se donner de mal. Elle a vraiment du mérite !

J’ai commencé cette lettre en renonçant aux exclamations négatives et annonçant de bonnes nouvelles, mais ce matin, nous en avons reçu une mauvaise de Lukang. Mon beau-frère dentiste a appelé Robert parce que la famille est en effervescence au sujet de Madame H. Elle va vraiment mal, elle est squelettique, somnolente et ne comprend plus très bien ce qui se passe autour d’elle. Il faut tout lui faire, la laver, l’habiller, lui donner à manger et l’emmener aux toilettes. Or, Lumière Précieuse, la jeune épouse du dentiste ne tient debout que grâce à des médicaments et elle a trois bébés à la maison. Il lui est vraiment impossible de s’occuper de la belle mère. Personne d’autre ne veut s’occuper de la malheureuse. Le père de Robert est furieux. Il ne décolère pas. Il n’a que mépris pour les femmes en général et les roturières en particulier. Se considérant comme un aristocrate parce que son père – ou son grand-père, je ne me souviens plus très bien – avait réussi aux Examens Impériaux, son épouse et sa petite belle-fille ne lui inspirent qu’exaspération pour leur faiblesse physique et leurs maladies, et fureur pour la gêne qu’elles lui causent involontairement.

J’ai toujours parlé de lui avec respect, voire admiration. En effet, il a des côtés sympathiques, et les bonnes paroles peuvent peut-être exorciser les vilaines choses. Mais je suis bien obligée de dire qu’il se comporte comme un vieux fossile, pourri de préjugés aristocratiques dont la justification ne me saute pas vraiment aux yeux ! A mesure qu’il vieillit, ses défauts deviennent des vices. Ah ! La société féodale traditionnelle à la chinoise, parlons-en ! Et parlons également des moyens de pression sur les uns et les autres au gré des égoïsmes et des injustices promues au rang de mythes fondateurs ! Très joli ! Bref, comme, de tous ses enfants, c’est Robert qui est le seul à pouvoir parler à son père dans l’espoir de le calmer et de lui faire entendre raison, le malheureux dentiste voulait l’informer de cette crise familiale. Et pourquoi, me direz-vous, Robert est-il le seul à avoir de l’influence sur son père, bien qu’il ait quitté la famille depuis longtemps ? Parce que Monsieur H. ne respecte que les Lettrés et que son second fils est le seul de la famille à avoir fait des études universitaires. Il perpétue la tradition. »

Mardi 8 Mai 1984
Tamkang

« Les beaux jours sont enfin là et le campus regorge d’activités qui nous réjouissent tous et plus particulièrement Marie. Samedi, c’est un groupe de danses folkloriques qu’elle est allée admirer. Elle regarde très attentivement, fait des commentaires fort à propos et bat des mains en riant d’aise quand cela lui plait. Dimanche, rencontres inter universitaires de champions de fleuret. Elle prend parti, compte les coups, crie avec les supporters de son champion préféré. Les garçons la regardent et elle fait effrontément du charme à des gaillards de 25 ans ! Le mieux, c’est que cela leur plait beaucoup ! Elle a un succès fou.

Les étudiants chinois me semblent assez extravertis en général. Ils adorent les activités de groupe, les jeux et les danses. Les activités nocturnes prennent le relai des manifestations diurnes, et lorsque nous nous promenons le soir, nous rencontrons à chaque pas des groupes de filles et de garçons. Les uns chantent, les autres font de la gymnastique, jouent d’un instrument de musique traditionnel chinois, s’exercent au mime, à la diction ou tout simplement aux patins à roulettes. On trouve même un groupe de jeunes gens qui pratiquent le Kendo, art martial japonais pour lequel il faut revêtir un long vêtement noir et un masque complet, et pousser des cris rauques en brandissant une sorte de lance ou de bâton qui me fait penser aux armes d’hast du Moyen Age. C’est ce groupe qui recueille tous les suffrages de ma fille !

Avec le beau temps, fruits et légumes changent. Nous pouvons maintenant manger des asperges vertes dont je raffole, des aubergines bleues, des champignons noirs et gélatineux, du pâté de soja frais que je mets dans la soupe et des coquillages puisque nous sommes au bord de la mer. Marie mange de tout mais très peu. Le bon Docteur Jiang pense qu’il faudrait lui donner de l’huile de foie de morue, et moi, je me demande où il a pris une idée pareille. Il doit me donner ce conseil pour avoir entendu dire que c’était une médication bonne pour les étrangers, car il n’y a pas l’ombre d’une morue dans les eaux tropicales qui baignent l’île de Taïwan, que je sache ! Et moi, je ne me vois pas essayer d’administrer cette horreur à ma fille. J’entends d’ici les cris et les protestations !»

Mercredi 16 Mai 1984
Tamkang

« C’est la période des examens finaux. J’ai préparé des exercices de composition épistolaire pour mes étudiants. Naturellement, au cours de ce semestre, nous nous sommes déjà bien entraînés, mais je ne leur trouve pas les mêmes dispositions que ma merveilleuse classe de deuxième année d’autrefois. De plus, ils n’ont pas de notions d’économie, ni de finance, ni seulement de goût pour les opérations de base. Enfin, leur système financier est trop différent du nôtre, ce qui fait qu’ils ne comprennent pas ce dont on parle dans le manuel. A moi de le leur expliquer, bien sûr. Et j’insiste sur la Banque. J’ai donc donné des sujets de correspondance inter-bancaire, ou concernant les traites documentaires, les prorogations, etc. Mais je crains que ce ne soit un cauchemar pour mes chers étudiants…

Ils ont toutefois quelques compensations sur le campus. En effet, la Direction de l’université a décidé d’offrir une fête aux jardiniers qui entretiennent le parc. Il y en a une véritable armée parce que le parc est gigantesque. Il y a eu de grands rassemblements du personnel, discours officiels, remises de récompenses, musique, chants, pétards. Ca, c’était pour la partie officielle. Pour les réjouissances, on avait invité une chanteuse professionnelle. Puis, des groupes d’étudiants se sont succédés sur la scène, pour remercier eux aussi les jardiniers. Enfin, un célèbre chanteur de folk-songs, très talentueux, ancien de notre université, a chanté des airs connus pour terminer en beauté. Je me disais que nous n’avons rien de tel en Europe. Du temps où j’étais encore étudiante, mon université était absolument déserte le soir et pas âme qui vive ne restait sur le campus. Les immeubles de chambres réservés aux boursiers étaient très calmes et ne retentissaient pas de chants, de musique et de rires comme notre campus. Chacun vaquait à ses affaires sans s’occuper de qui que ce soit et personne n’entretenait de relations autres que professionnelles avec les professeurs ou les membres de l’administration. Je trouve le système chinois infiniment plus sympathique. Pas étonnant que les étudiants soient si soudés et conservent des liens d’amitié toute leur vie avec les anciens camarades d’une même promotion. »

Lundi 21 Mai 1984
Tamkang

 « Décidément, vous allez penser que nous ne faisons plus que d’aller au spectacle. Peut-être. Samedi nous avons passé une soirée exceptionnelle en compagnie de Benjamin et Justine. Nous avons commencé par un bon dîner à la française, servi sur des assiettes plates accompagnées de couverts en acier Letang Rémy. C’est que d’habitude nous mangeons toujours avec des baguettes et dans des bols. J’avais mitonné du porc à la cocotte et des asperges. Après ce festin, nous sommes sortis dans le parc. Notre université avait invité le groupe international de danse moderne de la Porte Céleste. Le spectacle était merveilleux, enchanteur au point d’en devenir émotionnant – enfin, pour moi du moins. C’est qu’autrefois, je faisais beaucoup de danse à la fac, j’avais même suivi des cours de danse classique au Théâtre avec Ruxandra R. qui était danseuse étoile. Certes, je n’ai jamais participé à un spectacle parce que je donnais la priorité à mes études, mais j’en ai appris suffisamment pour pouvoir comprendre et apprécier le travail des danseurs et la chorégraphie. C’était absolument superbe. Je me souviens qu’il y a deux ans, en France, le magazine l’Express leur avait consacré toute une page avec des photos. Pour mettre un comble à notre bonheur, Benjamin nous a offert un T-shirt souvenir pour faire du sport ! »




Lundi 28 Mai 1984
Tamkang

« Cette fois, il serait légitime que je commence ma lettre par une exclamation annonciatrice de malheur, mais je suppose que vous avez deviné. Madame H. est partie rejoindre ses ancêtres. Elle s’est éteinte samedi matin dans les bras de Lumière Précieuse la si bien nommée. Professeur Tchi en a reçu la nouvelle vers 13 heures par téléphone et nous l’a transmise immédiatement. Sur l’heure, Robert est parti pour Lukang et j’ai fait l’aller et retour hier avec Marie. Madame H. repose dans un luxueux cercueil installé au milieu du salon de Brillant. J’ai pu la voir car il y a double couvercle, le premier est en verre et le second, de bois, forme la partie supérieure du dit cercueil. La pauvre… Elle est bien frêle là dedans et bien pâle. Et pour la première fois de toute sa vie, on lui a offert un objet de valeur, de grande valeur. Quelle sinistre farce…

L’enterrement aura lieu le 6 juin dans l’après midi à l’église presbytérienne à laquelle Monsieur et Madame allaient. J’ai trouvé Robert tellement épuisé physiquement – pour ne pas avoir dormi un instant – et psychologiquement – chagrin et circonstances – que je l’ai obligé à rentrer à Tamkang avec nous, et ma foi, il s’est laissé faire sans protester. Dans cette famille, chacun a des convictions différentes de celles des autres et cela ne pose pas de problème, du moins tant qu’il ne se passe rien d’important. Mais c’est tout de même un peu compliqué dans les applications. L’office religieux aura lieu à l’église protestante, car elle les avait aidés dans le passé quand ils étaient très pauvres et il faut payer ses dettes. Mais c’est un animiste local qui choisira l’emplacement de la tombe dans le cimetière pour que cela soit conforme aux traditions des ancêtres, traditions auxquelles notre beau frère dentiste adhère. Les sœurs demandent quelques prières ou rituels particuliers et chacune aura ce qu’elle demande. La cérémonie risque d’être d’une complexité intéressante ! Quant à Marie et moi, nous assisterons et nous suivrons tous les rites de tous les bords pour ne froisser personne. N’oublions pas que nous sommes étrangères ! Marie n’est pas triste. Pourtant elle aimait beaucoup « Amah de Chine ». Elle lui parlait en français et lui glissait de bonnes petites douceurs dans la bouche. Amah de Chine souriait, amusée peut-être, ou seulement charmée par les accents de cette langue étrangère dans la bouche de sa petite fille au teint pâle. Elle avalait les douceurs et lui caressait légèrement les cheveux… du moins quand elle était encore assez vaillante pour le faire. Je me souviens d’une fois où elles étaient toutes deux assises sur le rebord du bassin aux poissons rouges de Apé-Brillant, jouaient avec l’eau et riaient ensemble. Un bon souvenir. Marie a dit « Amah est vivante au ciel ». Elle aussi a son petit rituel personnel. C’est de voir son père triste qui l’afflige le plus. Quant à moi, je plaignais Madame H. qui avait été si méritante et si mal récompensée de son dévouement envers sa famille. Perpétuellement méprisée pour ses origines roturières, jamais mise en valeur et guère respectée, bien qu’ayant donné six enfants à son mari, dont trois fils ! Mais je l’aimais aussi, bien que nous n’ayons jamais parlé directement. Seulement le langage des yeux et des sourires. Je ne saurais jamais ce qu’elle pouvait bien penser de moi, mais je n’ai éprouvé à son endroit que de bons sentiments.

Madame H. représente la chinoise traditionnelle, dépourvue de toute éducation et instruction, obéissante, hyper conventionnelle, et recluse à la maison. Exclusivement consacrée aux tâches domestiques tant qu’elle le pouvait, puis aux petites intrigues et mesquineries familiales. Que pouvait-elle faire d’autre ? Rien. A mon avis, le manque d’éducation des femmes, qu’elles fussent chinoises ou occidentales, a été la cause de la conservation de mille stupidités, superstitions et attitudes déplorables et malfaisantes. Mais la faute en était-elle aux femmes ? Ou aux hommes qui leur interdisaient l’accès à l’éducation ? Je suis heureuse de vivre à mon époque. De pouvoir étudier, lire, rechercher, penser par moi-même. Pour ne rien dire de l’hygiène, des progrès médicaux, et de l’ouverture sur le monde.
Enfin… Excusez-moi, je me suis un peu emballée…

Revenons à la pauvre Madame H. J’avais prévu tout ce qui se passe maintenant, y compris l’attitude des différents membres de la famille et la réaction de Robert. Tout. Et cela se réalise à la lettre. Cela me fait presque peur… Si j’avais eu la charge de ma Belle Mère pour ses derniers mois, je l’aurais laissée manger ce qui lui faisait plaisir. C’était contraire au régime prescrit par le Docteur. Et alors ? Elle allait mourir de toute façon. Autant qu’elle meure contente. Passé un certain stade, plus rien n’a d’importance que l’affection. Sa famille lui interdisait  les douceurs qu’elle aimait. Pour moi c’était de la cruauté puisque tout le monde savait qu’elle n’en avait plus que pour très peu de temps.

Autre chose. Chacun dans la famille, ses enfants, son mari, les beaux enfants, tous avaient quelques griefs qu’en tant qu’étrangère je ne peux pas très bien comprendre. Mais je savais bien que, chacun se sentant coupable vis-à-vis d’elle, renchérirait de pleurs et de manifestations outrancières de désespoir à sa mort. Le cercueil de haut luxe, à mon avis, n’en est que la toute première manifestation.

Maintenant, changeons de sujet. Vous me demandez d’ouvrir un compte bancaire dans une banque étrangère pour faciliter les relations. Il va falloir que je vous dise les choses telles qu’elles sont. D’abord, ici, le commun des mortels n’a pas accès aux informations concernant l’implantation des banques étrangères à Taipei. Je n’ai pas le téléphone et les communications entre Tamsui et Taipei ne sont ni rapides ni faciles. Je ne puis envisager de passer une journée à prospecter à l’aveugle en compagnie de ma fille qui n’a pas encore 4 ans ! Ce que je dis de la difficulté de mes étudiants à comprendre le système bancaire à l’étranger ne vous met pas la puce à l’oreille ?

Autre chose. Pour ouvrir un compte, il faut y déposer de l’argent. Or je n’ai pas la moindre économie. Depuis que nous sommes revenus à Taïwan nous avons, certes, touché des aides du gouvernement, des « primes au retour », des sommes offertes par la famille de Robert, et gagné pas mal de dollars, mais nous avons englouti de grosses sommes dans notre premier appartement, l’école de Marie, les meubles, l’électroménager, les voyages à Lukang…. Et je ne fais jamais – vous entendez : jamais – de shopping. Depuis que je suis revenue de France je n’ai dépensé nos salaires qu’à des choses absolument nécessaires. Enfin, pour tout dire jusqu’au bout, je ne pense pas être en mesure de revenir passer un moment en Europe l’an prochain.

Il est certain que ces dépenses sont en grosse partie dues au fait que je suis étrangère et que je ne peux vivre entièrement à la chinoise. Bien sûr, nous allons faire tout ce qui est possible pour augmenter nos ressources, mais tout cela prend du temps. Maintenant, je ne comprends vraiment pas pourquoi vous voulez que j’aie un compte en banque ? Si vous voulez me faire un virement international, cela vous est très facile de France. Je pourrais ensuite l’utiliser comme dépôt d’ouverture ! Mais à vrai dire cela me semble tout à fait inutile. Quelqu’un d’autre m’a déjà envoyé de l’argent, et pour autant, ne m’a pas demandé d’ouvrir un compte dans une banque étrangère…

Un dernier point. Vous ne semblez pas comprendre mes lettres. Nous n’habitons pas Taipei mais Tamsui. Cela fait une distance de 30 à 40 kilomètres et les routes sont très mauvaises, dans un pays où la surpopulation oblige les bus à s’arrêter toutes les quelques centaines de mètres. Quelque chose d’inimaginable en Europe. Les transports ne sont ni faciles ni rapides. Je ne peux m’absenter ni souvent ni longtemps. Et que deviendrait Marie ? Elle n’a même pas quatre ans, je ne peux la traîner avec moi dans des recherches hasardeuses… Il ne faut pas juger les autres  pays à l’aulne de la France. Ce qui est très facile et élémentaire quelque part peut poser d’énormes problèmes ailleurs. Ce qui est indispensable et vital quelque part peut être tout à fait superfétatoire ailleurs. Il faut savoir s’adapter.»


Mardi 29 Mai 1984
Tamkang

« Décidément, je devrais me mettre à étudier les champignons. Après tout, Mycologue est un titre tout à fait honorable. Et je n’aurais même pas besoin de laboratoire puisque la villa en tient lieu. J’ai décidé de l’appeler « Villa Bleu-de-Bresse » C’est que nous avons un printemps automnal et que nous sommes actuellement sous des trombes d’eau tiède. Cela prend une ampleur véritablement inquiétante. Il devrait faire chaud et beau. Les murs, les placards et même les plafonds champignonnent. Quant aux vêtements ils pourrissent. Ce n’est pas une exagération de langage. Robert, qui s’était acheté de belles cravates en soie avant de quitter la France, n’en a plus une seule de portable car elles se sont toutes transformées en cordelettes verdâtres. Quant à mon bien aimé manteau noir, il est irrémédiablement perdu. Même les matelas moisissent ! Et j’ai bien peur que Marie n’ait attrapé une mycose mal placée, ce qui est fort ennuyeux parce que les Docteurs chinois ne soignent pas les problèmes féminins…

Vous me parlez de mes frères et de leurs problèmes. Il me semble que tous deux sont atteints de la même maladie. Ils sont obnubilés par les bébés. Ils en veulent…  Ils en veulent…. Mais il ne suffit pas de les fabriquer, encore faut-il pouvoir leur offrir des circonstances de vie acceptables. Je le sais bien, moi qui me suis fait tant de reproches lors de l’accident de ma fille chez son oncle à Lukang, puis lors de ce déménagement qui l’a tant perturbée et dont elle ne pouvait comprendre la raison. Mes frères font des enfants sans avoir les installations et l’organisation qui conviendrait bien. Ils veulent faire « maison ouverte » sans peut-être se rendre compte qu’ils pourraient bien être les victimes de gens peu scrupuleux car eux-mêmes sont honnêtes et ne voient pas le mal. Au fond, je suis bien heureuse d’être où je suis. Malgré les déluges, les champignons, la foule, le quotidien au soja, et tout le reste, je n’ai pas les mêmes soucis qu’eux. Ma fille est si mignonne, raisonnable, intelligente et d’agréable compagnie que c’est un vrai bonheur. Mais si j’en avais cinq, ou sept, comme la personne dont vous me parlez, je n’y tiendrais pas. Je n’ai pas l’esprit communautaire. L’intimité est une valeur importante pour moi. Je la protège avec d’autant plus d’ardeur que cela ne compte pas pour les chinois. Eh ! Les chinois disent « La lionne n’a qu’un seul, bébé, mais c’est un Lion ! Les lapins ont beaucoup de bébés mais ce ne sont que des lapins, tout mignons qu’ils soient ».
Il me semble que j’ai fait une petite lionne. J’en suis fière et n’en souhaite pas davantage…

Ah ! Voilà un visiteur ! C’est notre beau frère « Conquête Victorieuse » Il faut vraiment que j’aille l’accueillir. Je promets de reprendre ma lettre après son départ. 

Il est maintenant 21 heures. Conquête Victorieuse est enfin parti. C’est le mari de première Sœur. Jamais nom si prétentieux n’a été donné si à propos ! Il venait nous sermonner pour que nous retournions immédiatement à Lukang. Il suit les traditions locales animistes, lesquelles exigent que toute la famille reste en pleurs auprès du cercueil du défunt pendant une bonne quinzaine de jours, jusqu’à la date de l’enterrement. Cela fait déjà un moment que de nombreuses personnes campent dans le salon de Brillant, dans une chaleur étouffante, un inconfort insupportable et un manque d’hygiène effrayant … Tout le monde est supposé ne manger que des légumes, dormir le moins possible et pleurer toute la journée. Si  nous faisons cela, outre le fait que nous abandonnons notre poste de travail, nous serons assurément très malades, pour ne rien dire des conséquences funestes qu’un tel régime pourrait avoir sur la santé de Marie.

Mais Robert est reparti illico pour Lukang. Quant à moi, forte de ma position d’étrangère, et très désireuse d’empêcher leur folie collective de nuire à ma petite fille, j’ai carrément refusé de partir. J’ai des examens à corriger et je ne veux pas que ma fille soit privée de nourriture, de sommeil et de douche pendant quinze jours. De plus je ne supporte pas d’être traitée comme un meuble auquel on n’adresse jamais la parole sous prétexte que je suis non seulement une femme mais une étrangère qui ne comprend forcément rien, alors qu’en réalité je ne comprends que trop bien que tous ces gens là se détestent plus ou moins pour d’obscures raisons dont je préfère de ne pas entendre parler. Conquête Victorieuse s’est répandu en reproches et commentaires désagréables sur les étrangers « qui n’ont qu’à s’habituer » mais il a fini par baisser les bras et partir. »  

Mercredi 30 Mai 1984
Tamkang

« Il y a du brouillard jusque dans la villa ! L’air humide et chaud se condense sur le frigidaire et l’eau coule jusque par terre. C’est vraiment le parfait exemple de ce que l’on appelle une inversion de température. Quant aux champignons, ils se multiplient à tel point que je ne sais plus si je dois parler de laboratoire ou de musée mycologique ! Les moisissures blanches semblent affectionner plus particulièrement les objets en bois, les baguettes de bambou par exemple, et les plaques jaunâtres se cachent dans les boîtes ou les sacs, bref les lieux clos. Mais je garde le moral car je sais que dans quelques semaines nous quitterons cette Villa-Bleu-de-Bresse !

Aujourd’hui, Robert m’a dit que nous n’irons à Lukang que pour l’enterrement. J’ai cru comprendre que non seulement les frères et sœurs sont à couteaux tirés, mais que la promiscuité engendrée par la soudaine surpopulation dans la villa de Brillant était cause de bien des problèmes pratiques qui ne font qu’aviver les mésententes. Et il faut imaginer tout ce monde tournant autour du cercueil, criant en dialecte taïwanais et prenant la morte à témoin… Comme je suis contente d’être à Tamsui, loin de cette agitation malsaine que j’avais si bien prévue et qui me fait horreur… »

Lundi 11 Juin 1984
Tamkang  

 « Voilà, c’est fini, Madame H. est enterrée et tous les membres de la famille sont repartis chacun chez soi. Je suppose que Brillant a du en être immensément soulagé ! Mais le jour de la cérémonie a été vraiment éprouvant. Robert m’avait prévenue, et avait beaucoup insisté, Marie et moi devions être de blanc vêtues, de la tête aux pieds, et avec des vêtements bien couvrants. Pas question d’arriver bras nus, ou décolletées, ou en jupe courte, et surtout pas de bijoux. Nous avions donc mis des robes blanches et Marie portait un petit gilet blanc. Mais moi qui n’aime pas ce genre de vêtement, je n’en possède pas. J’ai donc emprunté à Robert un petit blouson de coton blanc. Mais je n’avais pas remarqué qu’il y avait une fine bordure rouge aux poignets ! Heureusement que Robert a passé l’inspection avant que je n’aille saluer la famille, cela a évité un scandale de plus ! J’ai tout simplement roulé d’un tour le poignet incriminé et cela m’a rendue présentable.

Ce jour là – mercredi dernier – il faisait une chaleur étouffante. Tout le monde transpirait abondamment, et je crois que cet inconfort ajoutait encore à l’énervement général. Lorsque nous sommes entrés dans le salon de Brillant, où reposait encore le fameux cercueil, nous avons été témoins d’une scène vraiment déplaisante. Seconde Sœur s’est jetés sur le cercueil en glapissant, le visage congestionné, les yeux exorbités. Elle semblait au bord de la crise nerveuse. Mais maintenant que je connais un peu leurs histoires de famille et que je comprends mieux les ressentiments des uns et le désir de sauver la face des autres, j’ai tout de suite compris que c’était du théâtre. Toutefois, compte tenu de l’ambiance délétère, cela pouvait fort mal tourner. Finalement, chacun se donnait beaucoup de mal pour paraître plus affligé que les autres alors que tout le monde savait bien le peu d’affection témoigné à cette femme de son vivant. Je sais bien que ce sont leurs traditions, mais pourquoi en faire tant ? Se donner ainsi en spectacle m’a paru tout à fait déplacé. Je me suis approchée du cercueil et j’ai demandé à Robert de dire à sa sœur de garder un peu de dignité. Quelqu’un est venu pour fermer le couvercle et elle a reculé de quelques pas, soudain calmée. Peut-être parce que les employés des pompes funèbres allaient emporter sa mère ? Peut-être parce qu’elle ne voulait pas se ridiculiser devant l’étrangère que je suis ? Peu m’importe. La leçon que j’en tire c’est qu’il faut conserver son calme autant que possible.

Outre la famille, les amis de Monsieur H. et les voisins, une bonne partie de la population locale s’est jointe à la procession. C’était vraiment quelque chose de tout à fait remarquable. En avant-garde, un orchestre suivi d’une troupe de majorettes. Oui ! Vous avez bien lu. Puis des voitures entièrement recouvertes de fleurs blanches en signe de deuil. Ce corso fleuri d’un style particulier précédait un grand portrait de feue Madame H. et des inscriptions à l’encre noire sur fond blanc, tenues par des rubans. Puis venait le cercueil, entouré des membres de la famille rangés par ordre protocolaire de sexe et de naissance et vêtus de longues robes de grossières fibres blanches ainsi que d’une sorte de sac pointu sur la tête. Cette mascarade me faisait un peu penser aux images du Ku Klux Klan que j’ai vues dans certains livres sur les Etats-Unis après la Guerre de Sécession, ou aux flagellants espagnols du XV°…. Mais des pensées irrévérencieuses ne m’empêchent pas de respecter parfaitement les traditions qui me sont étrangères.  Je suivais avec Marie et les autres enfants. Nous transpirions tellement que les gouttes de sueur nous tenaient lieu de larmes. Devant, quelques musiciens, loués pour la circonstance, jouaient des airs funèbres et discordants, et tout le monde s’esclaffait,  pleurait et gémissait…

Le cimetière étant fort loin de la ville, il fallait marcher interminablement. D’abord sur la route, puis le long d’un chemin entre les champs, tout poudreux et brûlant. Levées très tôt, arrivées fatiguées par le voyage, et presque mourantes de faim et de soif, Marie et moi n’en pouvions plus. Mais  pas question de perdre la face ! Toutefois, Monsieur H. était lui aussi dans un triste état. Petit à petit, ne pouvant plus avancer, il s’est retrouvé à notre hauteur dans le cortège qui d’ailleurs se disloquait de moment en moment. Enfin, Brillant nous a pris dans sa belle Ford et ramenés chez lui. Quel soulagement ! Merci Beau Frère ! Une fois enfin assises sous un dais de tissu blanc dans la cour de la villa, nous avons pu boire du fanta tiède et du thé, et même manger un bol de riz. Je crois qu’il y avait d’autres plats, car il ne peut y avoir de funérailles sans banquet de clôture, ne serait-ce que pour redonner goût à la vie aux participants. Mais je ne me souviens plus que de notre immense fatigue et soulagement à l’idée de rentrer chez nous, dans le nord. Quelle terrible cérémonie !
Toutefois, je suis contente de dire que j’ai fait deux fois seule l’aller et retour pour Lukang, alors que je ne parle pas le chinois. Je me débrouille de mieux en mieux et suis fière de moi !


La bonne nouvelle c’est que nous avons trouvé un appartement qui nous convient tant par ses dimensions que par son coût, et que nous allons retourner à Tien Mu dans peu de temps. Tien Mu, comme je vous l’ai déjà dit, est la banlieue nord chic de Taipei. Ces deux mots peuvent être traduits par « La Mère du Ciel » ou « Mère Céleste » N’est-ce pas beau ? C’est un beau quartier tout neuf, qui abrite plusieurs ambassades, quelques écoles étrangères, de bons docteurs, des supermarchés très bien achalandés et de nombreux restaurants admirablement décorés, où l’on peut se faire servir les meilleures recettes de la cuisine chinoise ! Il n’est donc pas facile d’y trouver quelque chose d’accessible à notre bourse. Néanmoins, Robert, aidé de quelque précieuse relation y est parvenu. Marie est enchantée à l’idée de retourner là-bas, et moi aussi ! Nous habiterons dans un petit immeuble de quatre étages, au troisième. Entre l’énorme bâtiment où nous logions l’an dernier et le haut de la colline. C’est parfait. L’appartement est petit mais très bien agencé et le living room a un balcon entièrement carrelé, duquel il y a une vue agréable sur le jardinet des voisins du rez de chaussée puis les fourrés de bananiers qui n’ont pas encore été rasés pour faire place à un nouvel immeuble.

Mais nous n’y sommes pas encore ! Revenons donc à Tamkang et à mes préoccupations de professeur. En général, j’essaie de faire en sorte que tous mes étudiants aient une note passable à leur examen. Surtout à celui de fin de quatrième année qui leur donne le titre de Licencié avec lequel ils peuvent trouver un travail. Mais cette année, j’en ai recalé 14 sur 70 ! Ce n’est rien à côté de Monsieur Lee qui  avait sabré 70% des étudiants l’an dernier ! Cela a fait un scandale, mais Monsieur Lin, lui aussi indigné par l’incurie de nombreux étudiants m’a soutenue. Toutefois, tous auront une autre chance et pourront se présenter à l’examen de rattrapage. Un grand gaillard est venu me voir et s’est mis à pleurer, me disant qu’il avait 28 ans et qu’il fallait absolument que je lui « donne » le diplôme ! Non mais ! S’il croyait m’attendrir par des larmes, il a fait un mauvais calcul. Quant à son âge, soit il a menti, soit c’est la preuve de sa nullité…. s’il en était encore besoin ! Je n’ai pas cédé.

Par contre, je ne suis pas du tout assurée d’avoir un poste à temps complet à la rentrée parce que je n’ai pas le titre de Docteur. Je n’aurai un bon travail que si Monsieur Lin manque de professeurs. Il me faudrait donc écrire une thèse, moi aussi … 

Ah ! Oui ! Je ne voudrais pas manquer de vous remercier pour les photos que vous m’avez fait parvenir dans votre dernière lettre. Toutefois, j’avoue qu’à les regarder j’ai éprouvé des sentiments bien étranges et assez mélangés. Pourquoi tout le monde fait-il une tête d’enterrement sur les photos de baptême ? Je sais bien que l’assistance se veut sérieuse, voire grave parce qu’il s’agit s’une cérémonie religieuse, mais n’est-ce pas très exagéré vu les circonstances ? Je revois tous ces visages, ces anciennes connaissances, et je me sens vraiment très différente. Je sens, je sais, que je ne pourrais plus m’intégrer à ce groupe d’amis et de cousins. J’ai changé de mode de vie et je ne pense plus comme eux. Il est vrai qu’il m’arrive parfois de regretter ceci ou cela de ma vie d’autrefois. Mais au fond, je préfère ma vie d’aujourd’hui et l’apprécie même de plus en plus. Oui, je suis heureuse d’avoir choisi cette voie. »

Mercredi 13 Juin 1984
Tamkang

« Il fait maintenant 30-32° avec un vent léger qui rend cette température très agréable. La Villa-Bleu-de-Bresse est transformée en chantier parce que je prépare les cartons pour le déménagement. Il y a de tout partout et j’essaie de relaver le linge dans son intégralité parce qu’il est très abîmé et dégage une odeur de sépulcre… J’ai même dû acheter des oreillers neufs pour tout le monde car il est trop malsain de dormir dans de la moisissure. Et comme j’y étais, je me suis acheté une jupe et un sac à main en plastique blanc. Robert a trouvé que c’était très bien ! Je dois dire que je ne le comprends pas sur ce sujet. Si je parle d’acheter quelque chose, il s’exclame que c’est inutile, bête, et extravagant d’avoir seulement « envie » d’acheter quelque chose. Mais si je reviens avec ceci ou cela, il me fait des compliments…

Il me parle des affaires de sa famille. C’est très compliqué pour moi parce que je ne pense pas du tout comme ces gens là, mais quand il m’explique je comprends bien que les habitants de tous les pays éprouvent les mêmes sentiments. Seules les manifestations changent. Et comme la plupart du temps, on s’en tient aux apparences, on ne comprend pas et on pense que les autres ne sont pas comme nous. Robert adore les complications, les sous-entendus, les intrigues entrelacées, bref… les chinoiseries ! D’après lui, son père se prépare à mourir. En effet, il lui a confié un recueil de poèmes pour qu’il le fasse publier. Puis, il a déclaré qu’il voulait inviter toute la famille pour fêter ses 80 ans. Or, il y a belle lurette qu’il les a dépassés, ses 80 ans ! Mais il ne voulait pas faire de fête parce que son fils chéri – Robert en l’occurrence – était parti au loin. Et puis, le « Dieu-du-Soir » aurait pu entendre le bruit des réjouissances et se souvenir de lui…. Or ce Dieu-du-Soir de la vie annonce le grand voyage… Mais maintenant que le fils chéri est revenu couronné de lauriers académiques et que son épouse est partie pour le royaume des morts, il n’y a plus d’inconvénient à faire une fête car, même si le Dieu-du-Soir, entendant du bruit du côté de Lukang, et consultant ses registres s’apercevait que Monsieur H. s’est moqué de lui en trichant de plusieurs années, et envoyait ses gardes chercher ce vieux farceur, cela ne pourrait que lui donner une grande face. En effet, on dirait qu’il est parti rejoindre sa femme, ce qui le ferait passer aux yeux de tous pour un parfait gentleman, et ce genre de mort laisserait  à sa famille une belle image de lui, chose à laquelle il est très sensible. Comprenez-vous cela ?

Monsieur H. est un parfait exemple de syncrétisme ! Du point de vue religieux, il est membre de l’église presbytérienne. Philosophiquement il est confucianiste. Mais au fond de son cœur, il croit encore avoir joué un bon tour au Dieu-du-Soir ! Quant à Robert, tout instruit qu’il soit, Docteur de l’université, protestant devenu catholique, ayant séjourné à l’étranger, imprégné de littérature occidentale… cela ne l’empêche pas de trouver ce genre de considération parfaitement normale. Il prend même les réflexions de son père tellement au sérieux qu’il pense qu’il va mourir très bientôt. Or, je puis vous assurer que Monsieur H. se porte comme un charme ! Peut-être même mieux que ses fils. On dit que la pensée est créatrice, Robert risque donc de faire vraiment passer son père de vie à trépas !

C’est ainsi que certaines circonstances font que je plonge parfois en plein Moyen Age féodal et païen. C’est d’ailleurs très instructif. Mais je ne puis m’empêcher de penser que si feu le Maréchal Tchang n’était pas venu botter les fesses des paysans formosans, ils en seraient bel et bien toujours au Moyen Age, avec tout ce que cela comporte de négatif. Heureusement que le nouveau gouvernement d’origine continentale a bouleversé les vieilles habitudes, simplifié les rites, organisé la réforme foncière, promu l’éducation pour tous, encouragé le développement sous toutes ses formes… Quant à ma petite personne, j’ai de plus en plus conscience de ne faire que commencer à entrevoir la complexité de la situation, la partie émergée de l’iceberg, le formidable intérêt que présente cette Ile de Beauté !

En ce moment, je lis le « Louis XI » de Paul Murray Kendall. C’est un ouvrage tout à fait remarquable. J’aime l’Histoire, mais je ne suis pas du tout persuadée, comme d’aucuns le sont, que les époques passées étaient meilleures, que les sentiments y étaient plus « naturels », et les régimes politiques plus légitimes. Chaque époque a eu d’effrayants problèmes, guerres, épidémies, obscurantisme, misère, actes de sadisme, monstruosités dues à l’ignorance et aux superstitions… Bref. Je suis satisfaite de mon époque et ne souhaite nullement revenir au Moyen Age quelque brillant qu’il fût parfois.

Je me souviens d’avoir lu, il y a bien longtemps de cela, si longtemps que j’en ai oublié le nom de l’auteur et même le titre exact, un conte très intéressant. Le titre pourrait être « Les sabots enchantés » Il était une fois un homme assis dans une taverne. Seul, triste et malheureux, il buvait une pinte de bière forte pour essayer d’adoucir ses ennuis et sa vie misérable. Il en vint à souhaiter vivre à une autre époque, une époque où les choses étaient plus simples et plus agréables, une époque aujourd’hui révolue. Il en était là de ses réflexions quand un malin génie, décidant d’exaucer ses souhaits, échangea sous la table ses sabots pour des sabots magiques dont la propriété était de transporter leur possesseur à l’époque où il souhaitait vivre. Notre homme, ayant assez bu, sort pour rentrer chez lui. Mais voilà qu’il ne reconnaît plus son village. Plus de rue pavée mais un chemin boueux, des poules ça et là, de misérables masures, un inconfort effroyable, des champs ravagés par les guerres que se font entre eux les seigneurs voisins, de pauvres gens terrorisés par les plus simples phénomènes naturels qui leur paraissent tous diaboliques…. Le bonhomme fit vite un retour sur lui-même et se prit à regretter amèrement l’époque à laquelle il vivait avant d’émettre ce souhait irréfléchi.

Mes « Méditations sur le sens de l’Histoire » ne sont peut-être pas très philosophiques, mais elles sont au moins pratiques. Je reproche aux chinois d’accepter toutes les situations sans jamais chercher à y rien changer, de subir tous les abus sans protester, de pâtir d’énormément de choses sans jamais lever le petit doigt pour les améliorer, même quand cela ne coûte aucun argent. Un seul exemple. Lorsque j’étais venue pour la toute première fois voir mes beaux-parents à Lukang et qu’ils avaient fait l’effort de me recevoir chez eux, j’avais remarqué que le cagibi qui servait de toilettes, bien que pourvu d’une porte rudimentaire, ne pouvait pas fermer. « Ah ! Cela a toujours été ainsi. Il n’y a rien à faire » Un peu gênant parfois…. Pourtant, il aurait suffi d’un tout petit morceau de bois, éventuellement ramassé dans la rue, tenu par une ficelle, laquelle on trouve gratuitement en abondance sur les marchés, pour régler le problème ! Mais il fallait y penser !

Moi, je pense à notre bon Président Monsieur Chiang Ching-Kuo. Il a vraiment beaucoup à faire avec son peuple et la tâche n’est pas facile ! Je lui souhaite bonne chance de tout mon cœur !

Ah ! Voilà « Conquête Victorieuse » notre beau frère. Je le tiens pour un imbécile et un faiseur d’embrouilles, mais il faut que j’aille le recevoir. A bientôt donc.»

Mercredi 20 Juin 1984
Tamkang

« Il fait maintenant très chaud et nous transpirons abondamment en faisant les paquets pour le déménagement. Je dois laver les cheveux de Marie tous les soirs et elle les ait sécher devant le ventilateur. Nous voilà un peu comme les étudiants, prêts à quitter l’université à la fin de l’année.


Samedi dernier a eu lieu le grand défilé des diplômés, professeurs en tête, tout le monde en robes noires et chapeaux carrés dont les glands de couleurs pendent sur les joues. Très britannique ! Les bonnes traditions d’Albion importées à Taïwan via l’Amérique. Cela tient à la fois du solennel académique et de la mascarade bon enfant  mais c’est très sympathique.


 M. Lin à la tête de ses troupes !

Les vice-présidents et les gens importants, suant sous leurs robes de velours rouge, se tenaient en haut du grand escalier du bâtiment administratif et saluaient de la main les étudiants qui défilaient, un département après l’autre, Directeur en tête. En fond, un orchestre de cors et de percussions jouait à toutes forces des marches militaires américaines et autres petits airs à la fois entraînants et amusants. Naturellement, photographes et journalistes étaient présents pour couvrir l’évènement. Un cameraman avait offert un petit bouquet à Marie parce qu’elle le regardait « l’œil en fleur » si je puis dire ! Ravie, elle courait le long des colonnes d’étudiants pour trouver son père. En effet, Professeur Tchi, Roberto Magliola et Robert H. étaient en tête des étudiants du Département d’anglais, avec le Directeur. Tous portaient de longues robes noires à bandes de velours rouge, indiquant qu’ils sont Docteurs, et des bonnets carrés à pompon de même couleur. Il faut bien reconnaître que ça a de la classe ! Pour les nouveaux diplômés, cela marque une étape très importante dans la vie. On doit s’en souvenir toujours, peut-être comme d’une cérémonie de mariage traditionnelle… Quelques fois, il m’arrive de regretter de n’avoir pas vécu ces sortes de rites de passage…

Depuis quelques semaines, nous n’avons de l’eau que par moments. Je ne comprends pas pourquoi. Y aurait-il des travaux quelque part ? Ou des fuites ? Quoiqu’il en soit, c’est fort gênant, mais personne ne se plaint parce que ce serait « mal vu ». C’est qu’ici, tout le monde observe tout le monde sans répit. Il n’y a aucune intimité et je ne pense pas que le mot « privé » fasse partie du vocabulaire chinois ! Quand je vais au marché à Tamsui avec les autres épouses de professeurs, dans le bus que notre université met à notre disposition à cet effet, j’ai du mal à rester polie avec elles. En effet, lorsque, courses faites, nous regagnons toutes le bus avec notre petit charriot plein, elles se jettent sur moi et font l’inventaire complet de mes achats, poussant l’indiscrétion jusqu’à me demander le prix exact de chaque article ! Elles le font entre elles aussi et il n’y a pas de quoi se formaliser. C’est tout à fait normal. Mais pas pour moi ! Ah ! Cela prouve que je demeure étrangère malgré mes efforts d’adaptation…

Quant à Marie, les gens continuent à essayer de la tripoter puisque c’est une « petite poupée américaine » et cela la rend agressive. Quand elle se fâche vraiment, elle traite les étudiants de « mauvais garçons ! », et s’il s’agit de quelqu’un de plus âgé, de « coquin Monsieur ! » cette dernière appellation étant plus affectueuse qu’insultante, elle la réserve à Benjamin ou à Monsieur Lin ! Elle est très féministe pour son âge et quand je lui raconte l’histoire du Petit Poucet, elle veut à chaque fois que ce soit une Petite Poucette. Intéressant !

Pour finir, quelques nouvelles de notre zoo domestique ! J’ai relevé quatre espèces différentes de fourmis. Elles peuvent nettoyer un plat de nourriture en 20 minutes très exactement. Les araignées prospèrent également. Les plus vicieuses étant les petites que je qualifie d’araignées volantes. Naturellement, elles ne volent pas vraiment mais peuvent sauter à de telles distances que l’on peut légitimement penser qu’elles volent. Elles sont venimeuses et quand un vêtement traîne où elles sont passées, on souffre de rougeurs urticantes. Nous avons également des punaises puantes – comme il se doit – des scarabées volant à grand bruit, et nos cafards familiers. Je ne parle pas des crapauds et grenouilles qui résident dehors car ces batraciens ne se risquent que rarement à jeter un œil au salon. Ne manquent plus que les rats ! »

Lundi 25 Juin 1984
Tamkang

« Après les froidures de l’hiver et les pluies de printemps, nous voilà à transpirer d’abondance, tellement que je ne supporte plus les jupes parce que vivre la taille serrée et mouillée en permanence donne des boutons de chaleur rouges et brûlants fort désagréables. Je mets dons des robes larges. Robert m’a enseigné une recette qui, paraît-il, fait « tomber la chaleur du corps ». C’est une décoction de pois verts. On les fait tremper une nuit complète puis cuire dans une grande quantité d’eau, avec quelques petits morceaux de sucre Candy, jusqu’à ce qu’ils soient bien mous. Alors, on laisse refroidir et on en met une louche dans un bol pour déguster tout doucettement à l’aide d’une cuiller de porcelaine. Marie en raffole !

J’ai de bonnes nouvelles de plusieurs de mes anciens étudiants, ceux qui étaient dans ma classe de deuxième année lorsque je suis arrivée ici en 1978. Benjamin et Justine passent chez nous presque tous les dimanches. Pendant que les messieurs discutent à en perdre haleine, je donne des cours de français à Justine. Elle fait des efforts terribles mais les progrès sont faibles… C’est qu’elle n’est pas douée pour les études, les verbes et tous les points de grammaire sont de vrais cauchemars pour elle, mais j’admire sa persévérance, signe de son amour pour son fiancé. Quand Marie a fini sa sieste, Benjamin monte la voir, elle lui saute au cou, il l’habille et ils rient bien ensemble !

Gisèle, belle fille calme, est maintenant fiancée à Julien, un grand timide qui faisait de la boxe autrefois – peut-être pour se donner de l’assurance ! Elle veut aller à New-York pour y étudier et je lui ai écrit les lettres de recommandation dont elle avait besoin. Cyril, lui, passe un concours pour entrer à l’Institut des Thèses afin d’y écrire une Maîtrise de Français. J’espère qu’il réussira car je l’aime beaucoup. Il est original et intéressant. C’est également le seul catholique de la classe et son nom me fait immanquablement penser  à Cyrille et Méthode, les deux frères qui évangélisèrent les Slaves de l’Europe Centrale au IX° siècle et surtout, créèrent l’alphabet cyrillique avec lequel on écrit le russe aujourd’hui, langue que j’ai étudiée pendant plusieurs années ! Eh, oui. J’en reviens toujours à mes chères études…
Naturellement, j’ai toujours d’intéressantes nouvelles de ma chère Sophie qui est encore en Amérique. »


 Sophie et Rong
 
Mercredi 27 Juin 1984
Tamkang

« Intéressante visite aujourd’hui. Nous avons reçu Nicolas Rick, le protégé de mon ancienne camarade de classe terminale Marie-Claude. Comme je l’avais prévenue que nous étions plutôt conservateurs et pas trop portés sur les tenues débraillées ou les jeunes gens en quête de « mysticisme oriental » elle avait dû le sermonner ! Il s’est tenu d’une façon tellement diplomatique et circonspecte que nous n’avons pas appris grand-chose de lui. Il s’est contenté de répondre à nos questions directes de façon très laconique, mais cette attitude a beaucoup plu à Robert qui l’a ainsi crédité de maturité et de savoir faire en société.

Nicolas a un physique typiquement français. Il est de taille moyenne, assez carré car il fait beaucoup de sport – Robert lui donne encore une bonne note ! Il a un visage régulier, les cheveux châtains bouclés, le nez droit, les lèvres un peu charnues, les joues lisses mais un soupçon de moustache qu’il commence à raser. Enfin, et surtout, de très beaux yeux bruns ourlés de cils recourbés, longs et très fournis. Des mains carrées bien nettes. Il a un bon coup de fourchette, boit de la bière avec plaisir et fume un peu. J’avais préparé un bon repas : entrée de tomates et concombres à la vinaigrette, et ensuite, poulet aux pousses de bambou fraîches parce que c’est la pleine saison et que c’est délicieux. Mangues et litchis constituaient le dessert, et il a pris un nescafé. Après avoir passé un bon moment ensemble et discuté de son installation à Taipei, je l’ai reconduit à Tamsui pour qu’il reprenne son bus pour la capitale. Il m’a fait bonne impression et nous nous reverrons sûrement dès que nous serons à  notre tour installés dans notre nouvel appartement à Tien Mu.

Peut-être vous souvenez-vous que j’avais interrompu une de mes précédentes lettres à cause de la visite inattendue de Conquête Victorieuse ? Figurez-vous qu’il venait nous emprunter de l’argent. Il voulait la bagatelle de 30.000 NT $ ! Cette famille est célèbre pour emprunter à tout le monde sans jamais rendre l’argent. Mais c’est grâce aux encouragements de cet homme que Robert était entré à l’université autrefois, et Sœur Aînée est sa préférée. Il lui a donc donné la somme, qui correspondait exactement au dépôt de garantie pour notre appartement. J’étais non seulement furieuse, mais fort inquiète. Or il se trouve que cette semaine, nous avons touché nos salaires, assortis de primes conséquentes. Par ailleurs Robert a reçu une convocation du Ministère de l’Education pour aller corriger le concours national d’entrée dans les universités, ce qui est très honorifique et … lucratif !

La prochaine lettre, je vous l’écrirai de Tien Mu. Marie est absolument ravie d’y retourner et se réjouit déjà d’aller à l’école à partir de septembre. Elle parle énormément et quelques fois me fatigue. De plus, je pense qu’il n’est pas très sain, à la longue, qu’elle soit toujours en compagnie d’adultes. Il lui faut des jeux et des petits camarades de son âge. Et à Tien Mu, les gens sont habitués à voir des étrangers et ne les poursuivent pas de leur curiosité déplacée et avide comme à la campagne. Bref, nous sommes tous heureux à l’idée de quitter la Villa-Bleu-de-Bresse ! »




Le petit bouquet offert par le journaliste…
 



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