La véritable histoire de la disparition du Vieux Maître
TROISIEME
PARTIE
De retour au bâtiment des douanes, tout le monde se décontracta, comme si
on leur avait ôté des épaules un lourd fardeau, et ils claquèrent des lèvres
comme s’ils venaient de faire une bonne affaire. Un bon nombre d’entre eux
suivit le Gardien Xi sans son bureau.
« C’est ça, le manuscrit ? » demanda le comptable, en
prenant une série de tablettes de bois et en la tournant et retournant.
« Au moins, c’est écrit proprement. Je suis sûr qu’on peut trouver un acquéreur
au marché… »
Le copiste s’avança à son tour, et lut sur la première tablette :
« La Voie qui peut être enseignée n’est pas une Voie
immuable !... »
« Bah ! Toujours le même salmigondis. Ca suffit pour vous donner
mal à la tête, rien que de l’entendre, ça me rend malade … »
« Le meilleur remède contre le mal de tête, c’est le sommeil »
dit le comptable en reposant la tablette.
« Ah ! …Va falloir que je dorme un bon coup ! En réalité,
j’espérais qu’il nous parlerait de ses affaires de cœur. Si j’avais su qu’on
allait se fourrer dans un pareil galimatias, je ne serais pas resté assis là
pendant des heures pour un tel supplice … »
« C’est parce que tu as eu le tors de ne pas comprendre quelle sorte
d’homme c’était ». Le Gardien Xi riait. « Quel genre d’affaire de
cœur peut-il avoir ? Il n’a jamais été amoureux ! »
« Comment le sais-tu ? » demanda le copiste étonné.
« Ne l’avez-vous pas entendu dire « Par l’inaction toute chose
peut être activée » ? Encore une fois, c’est votre faute si vous vous
êtes endormis. Les ambitions de ce vieillard s’élèvent jusqu’au Ciel, mais son
sort est mince comme du papier…
Quand il veut que toute chose soit mise en mouvement, il est réduit à
l’inaction. S’il tombait amoureux, il faudrait qu’il aime tout le monde. Alors,
comment pourrait-il être amoureux ? Comment oserait-il ?
Regardez-vous : à peine voyez-vous une fille, mignonne ou moche, vous
la regardez comme si c’était votre femme. Quand vous vous marierez, comme notre
comptable ici, vous vous comporterez probablement mieux »
Dehors, le vent se levait. Ils se sentaient gelés.
« Mais où va ce vieillard ? Qu’est-ce qu’il a l’intention de
faire ? » Le copiste sauta sur la chance qui s’offrait de changer de
sujet.
« D’après lui, il va dans le désert » dit le Gardien Xi, caustique.
« Il n’y survivra pas. Il ne trouvera ni sel ni farine – même l’eau est
rare. Quand il commencera à avoir faim, c’est sûr qu’il reviendra »
« Alors on lui fera écrire un autre livre » Le visage du comptable s’illumina. « Mais
il devra y aller plus doucement avec les pains sans levain. On lui dira que les
choses ont changé et qu’on encourage les jeunes écrivains. On ne lui donnera
que cinq pains sans levain pour deux cordelettes de tablettes »
« Il pourrait bien ne pas être d’accord. Il fera la gueule ou se
mettra à crier »
« Comment peut-on crier quand on a faim ? »
« Tout ce que je crains, c’est que personne ne veuille lire de telles
inepties » Le copiste fit un geste
de la main. « Il se pourrait même qu’on ne rentre pas dans le prix des
cinq pains. Par exemple, si ce qu’il dit est vrai, notre Chef devrait renoncer
à son poste de Gardien de la Passe. C’est une façon d’atteindre l’inaction et
de devenir quelqu’un de vraiment important »
« T’en fais pas » dit le comptable. « Il y a des gens qui le
liront. N’y a-t-il pas des tas de Gardiens à la retraite et des tas d’ermites
qui n’ont pas encore été Gardiens ?... »
Dehors, le vent soufflait de plus en plus fort, faisant tourbillonner la
poussière jaune au point que le ciel en était obscurci. Le Gardien jeta un coup
d’œil vers la Porte et vit plusieurs soldats et éclaireurs encore là, en train
d’écouter la conversation.
« Qu’est-ce que vous faites là, à bayer aux corneilles ? » cria-t-il
« La nuit tombe, n’est-ce pas la belle heure pour faire passer le Mur aux
produits de contrebande ? Filez faire vos rondes ! »
Les hommes s’évanouirent comme un nuage de fumée. Ceux qui étaient dans le
bureau se turent. Le copiste et le comptable sortirent. Le Gardien Xi épousseta
son bureau d’un revers de manche, prit les deux cordelettes de tablettes et les
posa sur les étagères du haut, avec le sel, le sésame, les tissus, les pois,
les pains sans levain, et autres marchandises confisquées.
LU XUN, Décembre 1935
Traduit par Amélie de la Musardière le 30 Octobre 2006
C'est Sima Qian, l'auteur des "Mémoires Historiques", qui a consacré au Vieux Maître une notice biographique dans laquelle il expose tout ce dont on dispose au sujet du fondateur du courant taoïste. Sima Qian pourrait être comparé à Hérodote, car c'est lui qui a fait les portraits des personnages historiques chinois prcédant le deuxième siècle avant Jésus-Christ (Il vécut de 165 à 110 BC). Selon lui, Laozi, né au pays de Chu, devint archiviste de la cour des Zhou. Mais, considérant comme inéluctable le déclin de l'Empire des Zhou, il aurait, un beau jour, décidé de partir pour l'Ouest rejoindre les Immortels. Toutefois, arrivé à la Passe de Hangu, il accepta d'écrire un texte de 5.000 caractères pour Yinxi, de Gardien de la Passe. En d'autres termes, il rédigea "Le livre de ls Voie et de la Vertu" (Doadejing). Lu Xun en fait un récit à sa façon que je trouve, ma foi, des plus intéressants ! J'apprécie non seulement le fond mais la forme, les répétitions, les détails hyper-réalistes, les commentaires pratiques ou désabusés....
Merci à mes lecteurs de me faire part de leurs commentaires!
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