LA
MAITRISE DES FLOTS
Ou
l’Histoire de YU le Grand, fondateur de la Dynastie des XIA
Et le
Mythe du Déluge
POUR MIEUX COMPRENDRE
Au Néolithique, l’agriculture fit son apparition en Chine vers – 8.000,
-7.000 BC, et c’est à cette époque lointaine que l’’on situe les règnes des
Empereurs Mythiques.
Fu Xi qui apprit à ses sujets à chasser, pêcher et élever les
animaux ; Shennong, que l’on a identifié au dieu de l’agriculture et à
l’inventeur de la médecine ; et Huang Di, l’Empereur Jaune (page
précédente), auquel on attribua l’invention de la roue, des bateaux, des
armures, des poteries et de la sériciculture.
Cette époque, que l’on fait traditionnellement durer jusqu’à – 2.200 BC,
fut, sur sa fin, celle de l’’Age d’Or et de ses héros : Yao, Yu le Grand,
et Shun.
Les Empereurs Yao restent des modèles de bienveillance, et leur règne une
époque heureuse.
Toutefois, sous le règne du quatrième empereur Yao, la prospérité du pays
fut gravement réduite à cause d’une période de terribles inondations qui
durèrent treize ans. C’était un véritable désastre, et l’Empereur était
sérieusement affecté du malheur qui affligeait son peuple.
Il dit : « Oh ! Quatre monts sacrés ! Immense est la
crue des hautes eaux qui s’élèvent jusqu’au Ciel ! Elle gonfle et
enveloppe les montagnes, elle engloutit les collines. Les peuples des Basses
Terres sont dans le malheur. Qui pourrions-nous envoyer pour remédier à une
telle situation ? »
Et l’on envoya Gun. Pendant neuf ans celui-ce oeuvra au service de Yao, mais
sans obtenir aucun résultat. La tâche
surpassait ses capacités, de plus, il n’écoutait pas l’Empereur. Shun, le cinquième empereur, en faveur duquel
Yao avait renoncé au Trône du Dragon, demanda à son prédécesseur que Gun fût
banni au Mont Yu . Puis il envoya un sicaire pour le faire disparaître.
Mais Gun avait un fils : Yu, et celui-ci accepta de prendre la place
de son père et de servir le souverain qui l’avait fait mettre à mort.
C’est donc à Yu qu’incomba la tâche de maîtriser les flots. Cela lui prit
huit ans. Au lieu de construire de hautes digues comme l’’avait fait son père,
il creusa le lit des rivières plus profondément et fit faire autant de canaux
que nécessaire pour drainer les eaux vers la mer. Grâce à ces grands travaux
publics, il devint un véritable héro national.
« Sans Yu, nous serions des poissons » est un dicton qui a
traversé les siècles jusqu’à nos jours.
Yu était perspicace, capable et laborieux. Il ordonna à tous les seigneurs
de lever des hommes en masse afin de procéder à une division des terres. Il
s’absenta de chez lui pendant trente ans, et lorsqu’il passait devant sa
maison, il n’osait point y entrer. Médiocrement vêtu et frugalement nourri, il
faisait preuve d’une piété sans faille envers les revenants, parce qu’il
pensait toujours à son père.
Pour se déplacer sur terre, il prenait un char ; pour voyager sur
l’eau, un bateau. De la main gauche, il tenait le niveau et le cordeau ;
de la main droite, le compas et l’équerre. C’est ainsi qu’il divisa les 9
provinces, endigua les 9 lacs, et pris la mesure des 9 montagnes. Peu à peu les
eaux s’écoulèrent, et les peuples purent se réinstaller sur des terres drainées
et jouir de la paix et de la prospérité.
Ce mythe du Déluge se superpose à la réalité du Fleuve Jaune, dont on sait
que le cours impétueux est capable de divaguer sur des centaines de kilomètres,
provoquant des dégâts considérables et des famines spectaculaires.
Après s’être dévoué pour le bien de son peuple et avoir fait la preuve de
son efficacité, Yu accéda à son tour au pouvoir suprême.
Yu le Grand est le fondateur de la Dynastie XIA (HSIA) qui succéda à
l’Empereur Shun, et transféra la capitale à An-I.
Yu, bien que devenu Empereur, voulait rester proche de son peuple. C’est
pourquoi il avait fait accrocher un gong près de la porte de ses appartements,
pour que quiconque désirait lui parler puisse s’annoncer. Il accueillait avec
beaucoup d’intérêt ceux qui venaient discourir avec lui des qualités dont
devrait faire preuve le monarque idéal ; ou ceux qui avaient quelques
critiques à émettre.
C’est à partir de son règne que la Chine quitte le Néolithique pour entrer
dans la période que les historiens appellent l’Antiquité.
PREMIERE
PARTIE
C’était l’époque où « le Grand Déluge dévastateur submergea les
collines et transforma les montagnes en îles » Les sujets de l’Empereur Shun ne purent pas
tous se réfugier sur les hauteurs qui dominaient encore l’inondation . Certains
se cramponnèrent aux sommets des arbres, d’autres montèrent sur des radeaux, et
sur la plupart ils construisirent de petits abris de fortune en planche. Du
haut des falaises, cela offrait une vue extrêmement poétique …
Les radeaux apportaient les nouvelles des endroits éloignés. A la fin, tout
le monde sut que Lord Gun, qui avait lutté à bras le corps contre l’inondation
pendant neuf ans sans résultat, avait encouru la disgrâce impériale et était
exilé sur la Montagne de la Plume. Apparemment, son fils lui aurait succédé, le
jeune Lord Wenming, dont le premier nom était A Yu.
L’inondation dura tellement longtemps que les universités fermèrent et il y
eut même des vacances pour les jardins d’enfants ce qui fit que les gens du
peuple eurent la pensée de plus en plus embrouillée.
De nombreux savants s’étaient regroupés sur la Montagne de la Culture. Et
comme on leur apportait de la nourriture en chariot volant du Royaume des
Merveilleux Artisans, ils n’avaient pas à se soucier de leurs besoins
quotidiens et pouvaient poursuivre leurs études. Malgré tout, la plupart
d’entre eux étaient opposés à Yu, voire, mettaient son existence en doute.
Une fois par mois on entendait des grésillements et des pétarades dans l’air,
et le bruit devenait de plus en plus fort, jusqu’à ce que l’on voie se mouvoir
le chariot volant. Le cercle d’or de son drapeau brillait d’un éclat léger. A
cinq pieds du sol, il faisait descendre des paniers dont personne d’autre que
les savants ne voyait le contenu.
De bas en haut, on se tenait ce genre de conversation :
« Bonjour ! »
« Comment allez-vous ? »
« Glu…Gli »
« O.K. »
Après cela le chariot volant retournait prestement au Royaume des
Merveilleux Artisans – il n’y avait plus un bruit dans le ciel et les savants
étaient également silencieux – ils étaient occupés à manger. Tout ce qu’on
pouvait entendre, c’était le choc des vagues sur les rochers des montagnes.
Ensuite, pleins d’énergie après la sieste, les discussions académiques couvraient
le bruit des vagues.
« Yu ne réussira jamais à maîtriser les flots, pas s’il est le fils de
Gun » déclara un savant qui marchait avec une canne. « J’ai rassemblé
les généalogies de nombreux rois, ducs, ministres et riches familles. De
longues et soigneuses études m’ont amené à la conclusion suivante : tous
les descendants des riches sont riches, et tous ceux des méchants sont méchants
– c’est ce qu’on appelle « l’hérédité » Il s’ensuit que si Gun a
échoué, Yu échouera aussi inévitablement ; car les imbéciles ne peuvent
pas faire des fils intelligents ! »
« O.K. » acquiesça un savant sans canne.
« Mais pense au père de Sa Majesté » dit un autre savant sans
canne.
« Il est possible qu’il ait été un petit peu « limité »,
mais il s’est amélioré. Un véritable imbécile ne s’améliore jamais »
« O.K. »
« Ce … ce…ce ne sont…ont que des sottises ! » bégaya un
autre savant, dont le nez vira promptement au rouge. « Vous avez été abusés
par des rumeurs. Il est sûr et certain que Yu n’existe pas. Yu est un reptile.
Est-ce …ce qu’un reptile peut maîtriser les flots ? Gun n’existe pas non
plus. Gun est un poisson. Est-ce …ce qu’un poi…poisson peut maî …maîtriser les
flots ? » Il tapa des deux
pieds avec véhémence.
« L’existence de Gun n’est pas à remettre en question. Il y a sept
ans, je l’ai vu de mes propres yeux quand il est allé au pied du Mont Kunlun admirer
les pruniers en fleurs »
« Dans ce cas, il doit y avoir une erreur sur le nom. Il devrait
s’appeler Man, pas Gun. En ce qui concerne Yu, je vous assure que c’est un
reptile. J’ai de nombreuses preuves qui témoignent de sa non-existence. Vous
n’avez qu’à en juger par vous-mêmes … »
Il se mit debout crânement, sortit un couteau de sa manche, et se mit à
écorcer cinq grands pins. Puis, préparant une sorte de pâte avec des miettes de
pain et de l’eau, il la mélangea à du charbon de bois pour écrire sur les
arbres, en menus caractères du type « têtards », ses arguments
prouvant que Yu n’avait jamais existé. Il écrivit pendant trois fois neuf –
vingt sept – jours complets.
Tous ceux qui voulaient lire sa thèse devaient payer dix succulentes
feuilles d’orme, ou, pour ceux qui vivaient sur des radeaux, une grande
coquille remplie de lentilles d’eau fraîches.
Il y avait de l’eau partout et il était impossible de chasser ou de
cultiver la terre. Les survivants disposaient de tellement de temps que
nombreux furent ceux qui vinrent lire cette thèse. Après que la foule eut fait
la queue autour des pins pendant trois jours, on put entendre pousser de tous
côtés des soupirs d’admiration et d’épuisement.
Mais le quatrième jour à midi, alors que le savant mangeait des nouilles
frites, un paysan dit :
« Il y a des hommes qui s’appellent Yu. Et « Yu » ne veut
pas dire « reptile » C’est la
mode dans notre pays d’écrire « Yu » pour « Primate »
« Est-ce qu’il y a des hommes qui s’ap…s’appellent
« Primate » ? rugit le savant, bondissant sur ses pieds et
avalant tout rond une pleine bouchée de nouilles à moitié mâchées. Son nez
était devenu pourpre brillant !
« Bien sûr qu’il y en a ! et j’en connais même qui s’appellent
« Chien » ou « Chat » aussi ! »
« Ne discute pas avec lui, Monsieur Tête-de-Linotte » intervint
le savant avec la canne, posant son morceau de pain. « Tous ces paysans de
province sont des idiots. Apporte-moi ta généalogie ! » cria-t-il au
villageois « et je prouverai sans l’ombre d’un doute que tous tes ancêtres
étaient des idiots ! »
« Je n’ai jamais eu de généalogie… »
« Bah ! Ce sont des types dégoûtants comme ça qui font qu’il
m’est impossible d’être précis dans mes recherches ! »
« Mais pour cela tu n’as pas besoin d’une gé…généalogie. Ma théorie ne
peut être fausse » . Monsieur Tête-de-Linotte avait l’air encore plus
offensé . « De nombreux savants m’ont écrit pour me manifester leur
approbation. J’ai gardé toutes leurs lettres ici … »
« Non, non, nous devions nous référer à sa généalogie… »
« Mais je n’ai aucune généalogie » dit l’idiot. « Et dans
les temps troublés que nous vivons, séparés de tout comme nous le sommes,
rassembler des preuves sous forme de lettres d’approbation de tes amis sera
encore plus difficile que d’organiser une cérémonie religieuse dans une
coquille d’escargot. La preuve est là devant nous : ton nom est Monsieur
Tête-de-Linotte. Est-ce que tu as vraiment une tête d’oiseau au lieu d’avoir
une tête humaine ? » .
« Que le diable t’emporte ! » Monsieur Tête-de-Linotte vira
au mauve jusqu’aux oreilles sous l’effet de la colère. « Comment osez-vous
m’insulter ! Insinuer que je ne suis pas un homme ! Allons voir Lord
Gao Yao et demandons au tribunal de trancher notre différend. Si je ne suis pas
un homme, je serais heureux de subir la peine capitale – en d’autres termes,
j’aurai la tête coupée – Tu comprends ? Sinon, c’est toi qui seras
exécuté. Attends seulement un moment. Ne bouge pas jusqu’à ce que j’aie fini
mes nouilles »
« Monsieur - répondit le villageois flegmatiquement - en
tant qu’homme cultivé, vous devriez savoir qu’il est passé midi maintenant, et
que tout le monde a faim. L’ennui, c’est que les idiots ont le même estomac que
les hommes intelligents, ils ont faim tout comme eux ! Je suis désolé,
mais je dois aller ramasser des lentilles d’eau. Je me présenterai au Palais de
Justice quand vous aurez déposé plainte » Sur ce, il sauta sur son radeau, prit son
filet, et s’en fut chercher des herbes comestibles en poussant à l’aide d’une
perche le radeau dans le courant.
L’un après l’autre, tous les spectateurs s’en furent, laissant Monsieur
Tête-de-Linotte, le nez et les oreilles écarlates, se remettre à manger ses
nouilles, ce pendant que le savant à la canne secouait la tête.
Mais qui était réellement Yu : un reptile ou un homme ?
Ce problème fondamental demeurait entier.
DEUXIEME
PARTIE
Après tout, il semblait bien que Yu fut un reptile.
Une demi-année s’était presque écoulée, le chariot volant du Royaume des
Merveilleux Artisans était venu huit fois, et neuf sur dix des habitants des
radeaux qui avaient lu les écrits sur les pins souffraient du béribéri ;
mais on n’avait pas reçu le moindre signe de vie du fonctionnaire chargé de la
maîtrise des eaux.
Ce ne fut qu’après la dixième visite du chariot volant que l’on apprit
qu’en effet, il existait bien un homme nommé Yu ; et qu’en effet, il était
bien le fils de Gun et que l’Empereur l’avait nommé Ministre de la Conservation
des Eaux ; et qu’il avait quitté Jichou depuis trois ans et pourrait bien
arriver n’importe quand.
Quoi que légèrement émus, les gens ne montrèrent que froideur et
scepticisme.
Ils avaient déjà entendu tant de rumeurs semblables auxquelles on ne
pouvait pas se fier, qu’ils avaient tendance à ne prêter qu’une oreille de
sourd à de tels propos.
Cette fois, pourtant, les nouvelles semblèrent vraiment crédibles. Une
quinzaine plus tard, tout le monde disait que le Ministre était sur le point
d’arriver. Et ce, parce qu’un homme avait vu les bateaux officiels en allant
assez loin ramasser des lentilles d’eau .
De plus, il pouvait montrer sur son front une bosse noire et bleue qui,
expliquait-il, était due à une pierre qu’un garde lui avait jetée parce qu’il
ne libérait pas le passage assez rapidement. C’était une évidence palpable de
l’arrivée du Ministre. Chacun se précipita pour voir la bosse sur son front,
tant et si bien que son radeau faillit être englouti.
Ensuite, les savants le convoquèrent et déclarèrent, après de sérieuses
recherches, que sa bosse était naturelle. Cela obligea Monsieur Tête-de-Linotte
à renoncer à ses vues. Il laissa ses études historiques aux autres, et s’en fut
compiler des romances populaires.
Une flottille de grands bateaux, chacun fait d’un tronc, arriva environ
vingt jours après l’apparition de la bosse. Sur chaque bateau, ramaient vingt
gardes, et trente autres étaient armés de lances. Il y avait des drapeaux à la
proue et à la poupe.
Dès que cette flotte atteignit le sommet de la montagne, elle reçut
l’accueil respectueux de la petite noblesse locale et des savants qui attendaient sur la berge.
Après un petit moment, deux corpulents fonctionnaires entre deux âges
émergèrent du plus grand bateau, flanqués d’une vingtaine de soldats vêtus de
peaux de tigres. Ils se frayèrent un chemin, escortés de ceux qui les avaient
accueillis, jusqu’à l’immeuble en pierre du sommet le plus haut .
Sur la terre ferme comme sur l’eau, les gens du peuple se tordaient le cou
pour ne rien perdre de ce qui serait dit, et apprirent que ceux-là étaient deux
inspecteurs du gouvernement, et non Yu en personne.
Les fonctionnaires s’assirent au centre du bâtiment et, après avoir pris
une légère collation, commencèrent leurs investigations.
« La situation n’est pas complètement désespérée. Il y a juste assez
de nourriture » C’était un spécialiste du dialecte Miao qui était le
porte-parole des savants. « Une fois par mois, on nous fait parvenir des
provisions par la voie des airs, et on ne manque pas de poisson, lequel –
malgré un inévitable goût de vase – est gras ! Vos Excellences ! En
ce qui concerne les ordres inférieurs, ils ont des feuilles d’orme et des
algues en quantité. Ils passent leurs journées à manger sans exercer leur
esprit – en d’autres termes, puisqu’ils n’ont pas à utiliser leur tête, ce
qu’ils mangent est amplement suffisant. Nous avons goûté leur nourriture et ça
n’est pas mauvais, ça a même un goût très particulier… »
« De plus » renchérit un autre savant – un expert du Materia
Medica de l’Empereur Shennong, il y a de la vitamine W dans les feuilles
d’orme, et de l’iode, qui soigne les abcès, dans les algues. Et les deux sont
très nourrissants »
« O.K. » dit un autre savant . Les fonctionnaires le regardèrent
avec surprise.
« Et pour boire, ils en ont autant qu’ils veulent » continua
l’expert. « Plus qu’il n’en faudrait pour dix mille générations.
Malheureusement il y a un peu de boue dedans, et cela rend la distillation
nécessaire pour pouvoir boire. Mais bien que je l’aie fait remarquer maintes
fois, ils sont trop têtus pour respecter les consignes ; c’est pourquoi
ils sont presque tous malades … »
« Ne sont-ils pas responsables de l’inondation aussi ? »
intervint un gentleman en robe brun foncé, la barbe divisée en cinq mèches.
« Avant l’inondation, ils étaient trop paresseux pour entretenir les
digues. Après, trop paresseux pour drainer… »
« C’est ce qu’on appelle la perte des valeurs morales » gloussa
un essayiste dans le style du temps de Fu Xi, un homme aux moustaches pointues,
qui était assis au dernier rang. « Quand j’ai fait l’ascension du Pamir,
les vents célestes soufflaient, les pruniers fleurissaient, les nuages blancs
passaient, le prix de l’or montait, et les rats dormaient. J’ai vu un jeune, le
cigare à la bouche, et sur le visage, l’ombre de Chi You…Ha ! Ha !
Ha ! On ne peut pas empêcher ça ! »
Pendant des heures, on tint des propos de cette veine. Après avoir écouté
attentivement, les fonctionnaires finirent par leur demander de rédiger un
rapport circonstancié avec, si possible, des propositions détaillées pour la
réorganisation de la vie après l’inondation.
Le lendemain, arguant de l’épuisement causé par le voyage, ils décidèrent
de ne pas travailler et de ne recevoir personne. Le troisième jour, les savants
les invitèrent à admirer les vieux pins parasols sur le plus haut sommet, et
l’après midi, à pêcher les anguilles jaunes de l’autre côté de la montagne. La
partie de plaisir dura jusqu’à la tombée de la nuit. Le quatrième jour, se
disant épuisés à cause de leur tournée d’inspection, ils décidèrent de ne pas
travailler et de ne recevoir personne. Le cinquième jour après le déjeuner, ils
envoyèrent chercher le porte parole des ordres inférieurs.
Les ordres inférieurs avaient commencé à se chercher un porte-parole quatre
jours auparavant, mais personne n’avait voulu assumer cette tâche, chacun
alléguant sa complète ignorance des affaires officielles.
Là-dessus, l’homme à la bosse fut élu à la majorité parce qu’il avait
quelque connaissance du monde officiel ! A ce moment, sa bosse qui n’avait
toujours pas dégonflé, commença à lui donner des élancements comme des coups
d’aiguille. Les yeux pleins de larmes, il jura « Mieux vaut mourir que
d’être porte-parole »
Les autres l’assiégèrent jours et nuits afin de lui représenter ses
obligations morales. Ils l’accusèrent de négliger l’intérêt public, d’être un
individualiste égoïste dont on ne devrait plus tolérer la présence en
Chine ! Les plus échauffés lui agitèrent leurs poings devant la figure, le
tenant pour responsable de l’inondation.
Presque mort de fatigue, il décida qu’il valait mieux qu’il se sacrifie
pour le bien public plutôt que l’on s’acharne sur lui jusqu’à ce qu’il en meure
sur son radeau. Faisant un suprême effort de volonté, le quatrième jour, il
accepta. Il fut acclamé par la foule. Mais à ce moment là, quelques esprits
forts ressentirent une pointe d’envie.
A l’aube du cinquième jour, les autres le traînèrent sur la rive pour
attendre la convocation. C’était tout à fait sûr, les fonctionnaires allaient
le convoquer. Ses jambes se dérobaient sous lui, mais une fois de plus, il fit
un suprême effort de volonté. Et alors, après deux grands bayements, les yeux
bouffis, l’impression d’avoir quitté le sol et de flotter, il se retrouva à
bord du bateau officiel.
C’est étrange à dire, mais ni les lanciers ni les guerriers en peaux de
tigres ne le battirent ou l’injurièrent. Ils le laissèrent entrer dans la
cabine centrale. Là, les fourrures d’ours et les peaux de léopards jonchant le
sol, les arcs et les flèches accrochés aux murs, et les vases et pots disposé
de tous côtés lui donnèrent des éblouissements. Reprenant ses esprits, il vit
deux corpulents fonctionnaires assis à la place d’honneur en face de lui.
Il n’osait pas regarder leurs visages de trop près.
« C’est toi, le porte-parole des gens du peuple ? » demanda
l’un des fonctionnaires.
« Ils m’ont envoyé ». Il gardait les yeux fixés sur les taches en
feuilles d’armoise des peaux de léopards au sol
« Comment vont les choses pour vous ? »
Ne comprenant pas, il ne répondit pas.
« Est-ce que ça va ? »
« Oui, grâce à la bonté de Vos Excellences… ». Après un moment de
réflexion, il ajouta doucement « Ca le fait….On se démerde »
« Qu’est-ce que vous mangez ? »
« Des escargots, des algues… »
« Vous arrivez à manger ça ? »
« Oh, oui, on a l’habitude. On peut manger n’importe quoi. Mais il y a
quelques jeunes voyous qui ont fait une chanson et qui dansent là-dessus. Le
cœur humain devient mauvais, le diable s’en empare ! Mais on leur a
flanqué une bonne dégelée ! »
Les fonctionnaires rirent, et l’un dit à l’autre : « Un honnête
gars ! » Le compliment atteignit la cervelle du gars, et il
s’enhardit jusqu’à donner libre cours à un torrent de
paroles : « On trouve toujours un moyen de s’arranger. Les
lentilles d’eau, maintenant, on en fait de la « Soupe d’Emeraude
Gluante » ; avec les feuilles d’orme, du « Gruau du
Favori » On n’enlève pas
complètement l’écorce des arbres, on en laisse un peu pour qu’au printemps
prochain on puisse cueillir les feuilles nouvelles sur les rameaux. Si c’était
un effet de la bonté de Vos Excellences qu’on soit autorisés à attraper des
anguilles … »
Mais les fonctionnaires n’avaient plus l’air intéressés car l’un d’eux baya
largement à deux reprises puis dit, sans transition : « Rédige un
rapport circonstancié, avec, si possible, des propositions détaillées pour la
réorganisation de la vie après l’inondation »
« Mais aucun de nous ne sait écrire ! » dit-il timidement.
« Etes-vous tous illettrés ? Vous êtes vraiment très
arriérés ! Dans ce cas, apportez nous un échantillon de tout ce que vous mangez »
Ayant quitté le bateau, encore effrayé mais néanmoins radieux, et frottant
sa bosse, il ne perdit pas de temps pour transmettre les ordres des fonctionnaires
aux habitants des rives, des arbres et des radeaux. De plus, il leur ordonna
énergiquement : « C’est pour les gens d’la haute ! Faut tout
faire proprement, soigneusement et avec élégance… » .
Les gens du peuple allèrent laver des feuilles, couper de l’écorce et
ramasser des algues, dans la bousculade et la confusion. Lui-même rabota du
bois pour faire un coffret pour présenter leurs offrandes. Il ponça deux
planches jusqu’à ce qu’elles brillent et il courut le soir même jusqu’au sommet
de la montagne, pour demander aux savants de calligraphier une inscription.
Il voulait écrire sur le couvercle « Longévité aussi durable que la
montagne ; Bonheur aussi profond que la mer » Et sur l’autre planche, destinée à faire une
tablette commémorative de l’honneur qui lui avait été fait – et qu’il aurait
placée sur son radeau – « La maison d’un honnête gars »
Mais les savants n’acceptèrent de calligraphier que la première
inscription.
TROISIEME
PARTIE
Au moment où ces deux fonctionnaires regagnèrent la capitale, la plupart
des autres inspecteurs étaient déjà revenus, les uns après les autres. Seul Yu
était encore au loin. Après s’être reposés à la maison pendant quelques jours,
ils furent invités par leurs collègues du Bureau de la Conservation des Eaux à
un grand banquet pour célébrer leur retour.
Les cotisations pour le banquet furent réparties en trois catégories :
Bonheur, Honneur et Longévité, et la plus petite somme était de cinquante
grands cauris.
Ce jour là vit un véritable fleuve de splendides chevaux et d’attelages et
avant la tombée de la nuit, les hôtes et les invités étaient tous réunis. On alluma
des torches dans la cour. L’appétissante odeur du bœuf cuit dans les tripodes
et porté dehors par les sentinelles leur mit l’eau à la bouche. Après trois
rasades de vin, les fonctionnaires commencèrent à décrire le spectacle des
régions inondées qu’ils avaient visitées : les fleurs de roseaux, blanches
comme neige ; l’eau boueuse, brillante comme de l’or ; les grasses et
succulentes anguilles ; les lentilles d’eau gluantes …
Comme le vin leur montait à la tête, ils sortirent les échantillons de
nourriture qu’ils avaient rapportés, emballés dans des coffrets de bois bien
propres, dont les couvercles portaient des inscriptions dans le style
« Les Trigrammes de Fu Xi » ou en caractères de Cang Ji, genre
« Le Fantôme Larmoyant »
Tout d’abord, chacun admira la calligraphie, et après avoir disputé presque
jusqu’à en venir aux mains, décidèrent que le premier prix revenait à
l’inscription suivante : « L’Etat est Prospère. Le Peuple en
Paix » car non seulement cette calligraphie était si ancienne qu’elle en
était presque indéchiffrable, exhalant un rude parfum d’antiquité ; mais
en plus, la sentence était totalement appropriée, digne d’être notée par les
historiens impériaux.
Après cette évaluation d’un art qui est une spécificité chinoise, on laissa
de côté les problèmes culturels pour se pencher sur le contenu des coffrets. La
forme délicate des gâteaux suscita l’admiration générale. Mais, peut-être parce
qu’ils avaient trop bu, une note de discorde pointa.
L’un prit une bouchée de gâteau à l’écorce de pin et fit un éloge
grandiloquent de la fraîcheur de sa saveur, déclarant qu’il démissionnerait le
lendemain et se retirerait dans un endroit tranquille où il pourrait jouir de
ce pur bonheur. Un autre, qui avait goûté un petit pain de feuilles de cyprès,
déclara que la texture en était grossière et le goût amer ; ça lui faisait
mal à la langue ; et cette participation aux souffrances des gens du
peuple montrait que non seulement le Souverain avait un rude destin, mais aussi
qu’il était loin d’être facile d’être Ministre.
D’autres se précipitèrent pour ôter de là les gâteaux et les petits pains,
parce qu’il y aurait bientôt une exposition de bienfaisance au cours de la
quelle on devait les présenter au public, et ça ne ferait pas bien s’ils
étaient tous à moitié croqués.
A ce moment là on entendit de l’agitation à l’extérieur. Une foule de
brutes grossières ressemblant à des mendiants, visages tannés et couverts de
loques, était passée malgré les barrières et se rua dans le bureau. Les
sentinelles poussant un grand cri, croisèrent vivement leurs lances brillantes
pour bloquer l’accès. « Qu’est-ce que c’est ? Ouvrez les
yeux ! » cria le géant émacié, aux mains immenses et aux pieds
énormes, qui menait la troupe – après une seconde de stupéfaction.
Les gardes se crevaient les yeux dans la lumière déclinante, puis prirent
une attitude respectueuse et dévouée, et présentèrent les armes à la bande qui
entrait . Ils arrêtèrent seulement une femme vêtue d’une grossière robe bleu
marine, qui portait un enfant dans les bras, et accourait toute essoufflée derrière
les autres.
« Hé là ! Vous ne me reconnaissez pas ? »
demanda-t-elle avec surprise, essuyant d’une main crispée la transpiration qui
perlait à son front.
« Bien sûr qu’on vous reconnaît, Madame Yu ! »
« Alors pourquoi ne me laissez-vous pas entrer ? »
« Ce sont des temps difficiles, Madame. Cette année, pour purifier les
mœurs publiques et réformer le cœur des hommes, on applique la ségrégation des
sexes . Pas une seule Cour de Justice n’admettra une femme, aujourd’hui. Ca ne
s’applique pas seulement ici, et pas seulement à vous. Ce sont les ordres d’en
haut, on n’y peut rien »
Après un moment d’ébahissement, Madame Yu se retourna et, relevant les
sourcils, elle cria :
« Puisses-tu être haché en mille morceaux ! Tu cours à
l’enterrement de qui ? Tu passes devant ta propre demeure sans même y
jeter un coup d’œil, et en courant, comme si tes parents étaient morts !
Tu es un haut fonctionnaire ! un haut fonctionnaire ! Ca sert à quoi
d’être un haut fonctionnaire ? Souviens-toi de ton vieux père envoyé en
exil, et qui est tombé dans le lac et a été changé en grosse tortue ! Puissent-ils
te hacher en milliers de morceaux, misérable sans cœur !.... »
A ce moment, il y avait un beau remue-ménage dans le grand hall du Bureau.
Quand les fêtards virent cette troupe de brutes grossières s’y ruer, leur
première pensée fut de se sauver. Mais quand ils virent les soldats au
garde-à-vous, le courage leur revint et ils regardèrent à nouveau la troupe qui
s’approchait. Bien que le meneur eut la
peau tannée et fut décharné, ils reconnurent Yu à ses manières. Les autres,
cela va sans dire, étaient ses collaborateurs.
Le choc les dessaoula d’un coup. Ils reculèrent dans un bruissement de
robes. Yu marcha droit vers les tables du banquet et prit la place d’honneur.
Soit par manque d’éducation, soit parce qu’il souffrait de la goutte, il ne
s’assit pas jambes croisées, mais tendues, ses énormes pieds pointés vers les
fonctionnaires. Il ne portait pas de chaussettes, et il avait la plante des
pieds couverte de cals gros comme des noix . Ses collaborateurs s’assirent de
chaque côté de lui.
« Votre Honneur est-il arrivé aujourd’hui à la capitale ? »
demanda respectueusement un fonctionnaire plus hardi que les autres, s’avançant
à genou.
« Asseyez-vous un peu plus près, vous tous ! » cria Yu,
ignorant la question . « Qu’en est-il de vos investigations ? »
.
Avançant prosternés, les fonctionnaires échangèrent des coups d’œil gênés.
Ils s’assirent près des reliefs de leur festin, regardant les gâteaux d’écorce
de pin à moitié croqués, et les os de bœuf proprement rongés. Pourtant, ils étaient
tellement mal à l’aise qu’ils n’osèrent pas donner aux serveurs l’ordre de
débarrasser.
« Que Votre Honneur se rassure » dit enfin l’un des
fonctionnaires « les choses ne vont pas trop mal, notre impression a été
tout à fait favorable. Il y a des quantités d’écorce de pin et d’algues ;
et pour la boisson, il y a tout ce qu’il faut ! Les gens du peuple, bonnes
âmes simples, sont habitués à ce genre de vie. Comme Votre Honneur le sait
sûrement, leur capacité d’endurance est célèbre de par le monde ! »
« Votre humble serviteur a conçu un projet pour collecter des
fonds » dit un autre. « Nous proposons d’organiser une Exposition des
Aliments Etranges, et d’inviter également Mademoiselle Nü Wei pour un défilé de
mannequins. On vendra les billets, mais pour attirer le plus de monde possible,
on annoncera qu’on ne fera pas de quête au cours de l’Exposition »
« Très bien » Yu approuva de la tête.
« Toutefois, l’affaire la plus urgente » déclara un troisième
« est d’envoyer sur le champ une flottille de grands radeaux pour chercher
les savants sur la plus haute montagne. En même temps, il faudrait envoyer un
émissaire au Royaume des Merveilleux Artisans et leur faire savoir que nous
respectons la culture, et que leurs secours devraient être apportés ici chaque
mois. Nous avons ici un très bon rapport des savants, qui affirme que la
culture est le sang des nations, et que les savants sont l’âme de la culture .Tant
que la culture existe, la Chine existe. Tout le reste est secondaire … »
« Ils considèrent que la Chine est surpeuplée » dit le premier
fonctionnaire . « Une diminution de la population serait le meilleur moyen
d’assurer la paix . De toute façon, les gens du peuple sont des niais dont les
plaisirs, la colère, la peine et la joie ne sont en aucune manière aussi
subtiles que les fantaisies des gens éclairés. Pour connaître les hommes et
juger des évènements, la première chose s’est d’être subjectif. Prenez le cas
de Shakespeare … »
« Imbécillités ! » pensait Yu. Mais il éleva la voix et
dit : « Mes investigations m’ont fait voir que la vieille méthode des
digues est mauvaise. A l’avenir, nous devons creuser des canaux. Qu’en
pensez-vous Messieurs ? »
Un silence de tombe ! Le visage des fonctionnaires devint d’une pâleur
mortelle. Certains ne se sentaient pas bien, demain, ils demanderaient un congé
de maladie.
« C’était la méthode de Chi You » objecta un audacieux jeune
fonctionnaire, parlant tout seul, et très en colère.
« A mon humble opinion, Votre Honneur ferait mieux de revenir sur
cette décision ! » Un fonctionnaire à cheveux et barbe blanche,
convaincu que le sort de l’Empire allait dépendre de ses paroles, prit son
courage à deux mains pour protester fermement au risque de sa vie. « Les
digues, c’était la méthode de votre respectable père. « C’est un fils
respectueux celui qui, pendant trois ans, ne change pas la façon de faire de
son père » et cela ne fait pas encore trois ans que votre père est parti
pour les cieux »
Yu resta de marbre.
« Et n’oubliez pas tous les problèmes qu’a eu votre respectable père ! »
dit un fonctionnaire à la barbe et aux cheveux gris, le fils adoptif de l’oncle
maternel de Yu. « Il a emprunté le Xirang de l’Empereur Céleste pour
endiguer les flots ; et bien qu’il ait encouru la colère divine, le niveau
de l’eau baissa un petit peu. Je pense que nous devrions continuer à utiliser
ses méthodes »
Yu resta de marbre.
« Vous devriez terminer la tâche que votre père n’a pas réussi à mener
à bien, Votre Honneur » dit un gros fonctionnaire, sarcastique. Mais bien
qu’il imaginât, d’après son silence, que Yu était sur le point de se laisser
convaincre, son visage dégoulinait de transpiration. « Faire rentrer en
grâce la famille en remettant en vigueur ses vieilles méthodes. Votre Honneur
n’a probablement aucune idée de ce que l’on dit au sujet de votre respectable
père … »
« Bref, les mérites des digues ont été prouvés dans le monde
entier » intervint vivement le vieux fonctionnaire à cheveux blancs, pour
éviter une gaffe à son gros collègue. « Toutes les autres méthodes sont
« modernes » . Ce fut l’erreur de Chi You »
L’ombre d’un sourire passa sur le visage de Yu. « Je sais. Il y a des
gens qui disent que mon père a été changé en ours brun, ou en tortue à trois
pattes ; d’autre m’accusent de chercher la gloire et la richesse. Qu’ils
parlent ! Je veux que vous sachiez que j’ai pris des relevés et fait faire
des cartes des montagnes et des lacs, demandé aux gens leur opinion, considéré
la question sous son véritable éclairage, et pris une décision. Advienne que
pourra : nous devons creuser des canaux. Mes collègues ici présents sont
tous d’accord avec moi »
Il leva une main et la dirigea d’un côté à l’autre. Les fonctionnaires à
cheveux et barbe blanche, barbe et cheveux gris, visage pâle et étroit, visage
gras et luisant, regardèrent tous dans la direction indiquée. Ils ne virent
rien d’autre que deux rangées de visages tannés, décharnés comme ceux des
mendiants, qui ne bougeaient, ne parlaient, ni ne souriaient, comme s’ils avaient
été coulés dans du bronze.
QUATRIEME
PARTIE
Le temps passa vite après le départ de Yu. Imperceptiblement, jour après
jour, la capitale avait l’air plus prospère. D’abord, quelques riches se mirent
à porter du pongé ; puis les oranges et les pomelos firent leur apparition
chez les grands fruitiers ; et il y eut de nouvelles pièces de tissus en
exposition chez les marchands de soie ; et de la bonne sauce de soja, de
la soupe d’aileron de requin et des holothuries au vinaigre apparurent sur la
table des nantis.
Un peu plus tard, les hommes eurent des tapis en fourrure d’ours et des
vestes doublées de renard, ce pendant que leurs épouses portaient des boucles
d’oreille en or et des bracelets d’argent.
On n’avait qu’à rester devant sa porte pour voir des indices nouveaux. Un
jour passait une pleine charretée de flèches de bambou ; le lendemain, un
chargement de planches de pin ; quelques fois, de grotesques rochers
destinés à figurer des montagnes artificielles ; ou bien des viviers dont
les poissons seraient coupés en lamelles dans le porridge. On pouvait même voir
des chargements de tortues de cinquante centimètres de long, la tête rentrée
dans la carapace, amenées à la capitale dans des paniers de bambou.
« Maman ! Regarde les grosses tortues ! » criaient les
gosses en courant autour des charrettes.
« Dégagez ! P’tits voyous ! Ces trésors appartiennent à
l’Empereur. Vous voulez y laisser votre tête ? » .
Alors que de plus en plus d’objets précieux parvenaient à la capitale,
vinrent également des nouvelles de Yu. Sous les larmiers des maisonnettes, ou
dans l’ombre des arbres bordant les routes, on racontait bien des fables à son
sujet. La plus populaire était celle qui disait comment, une nuit, il s’était
changé en ours brun, et comment il avait dragué les Neuf Rivières avec sa gueule
et ses pattes, et comment il avait convoqué les armées célestes et leurs
généraux pour s’emparer de Wu Zhi Qi, le monstre qui était à l’origine du
déluge, et que l’on avait emprisonné sous la Montagne de la Tortue.
On ne parlait plus des fêtes de l’Empereur Shun, et on faisait de plus en
plus allusion à l’indignité du Prince Danzhu.
Comme la nouvelle du retour de Yu à la capitale s’était répandue depuis
longtemps, chaque jour, une foule se massait en face de la Passe, pour voir
venir son cortège. Mais il ne venait pas.
Toutefois, des nouvelles de plus en plus nombreuses et rapprochées parurent
également de pus en plus crédibles. Et enfin, un matin, alors que le ciel
n’était ni nuageux ni clair, il fit son entrée dans la cité impériale de Jizhou
au milieu d’une foule de milliers de gens.
Il n’était précédé d’aucun insigne royal, seulement par une grande troupe
de types ressemblant à des mendiants. Il venait en dernier, un géant aux mains
immenses et aux pieds énormes, le visage tanné par les intempéries et la barbe
brunâtre. Les jambes arquées, il portait à deux mains une grande pierre noire,
pointue à un bout – le Xuan Gui dont l’Empereur Shun avait fait de lui le
dépositaire. Il criait de temps en temps « Place ! » et
traversant la foule, se dirigea vers le Palais Impérial.
Aux portes du Palais, les acclamations et les cris de la foule devinrent
aussi forts que le rugissement des vagues de la Rivière Zhe.
Sur le Trône du Dragon, l’Empereur Shun se faisait vieux, et maintenant il
ressentait une vague crainte en plus de sa fatigue. Il s’empressa de se lever
poliment lorsque Yu entra. Après un échange de compliments, le Ministre Gao Yao
fit plusieurs remarques polies. Alors l’Empereur dit :
« Dites-moi quelques sages paroles »
« Qu’y a-t-il à dire ? » répondit Yu sans prendre de gants. « Mon unique
pensée a été de s’y atteler dur chaque jour »
« S’y atteler dur – qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda
Gao Yao.
« Quand le Grand Déluge s’abattit sur la terre, submergeant les
collines et transformant les montagnes en îles, les gens furent avalés et noyés
par les eaux » dit Yu. « J’ai voyagé en attelage sur la terre ferme,
en bateau sur les eaux, en traîneau dans la boue, en chaise à porteur à travers
les montagnes. Sur chaque montagne j’abattais les arbres, et grâce à Yi, vis
que chacun avait du riz et de la viande à manger. J’ai fait s’écouler l’eau des
champs vers les rivières, et l’eau des rivières vers la mer : et grâce à
Ji, j’ai distribué des secours aux populations durement éprouvées. Où il y avait
pénurie, j’y remédiais en faisant venir les excédents d’une autre région.
Ainsi, à la fin tout le monde s’est installé tranquillement en tous lieux, et
l’ordre règne »
« Bien ! Voilà de sages paroles » dit Gao Yao, approbateur.
« Ah ! dit Yu « Pour gouverner il faut être prudent et
calme. Conserver sa foi dans le Ciel, et le Ciel en usera avec clémence avec
vous, comme d’un sage »
L’Empereur Shun, en soupirant, lui confia les affaires de l’Etat, priant Yu
de lui parler librement face à face, au lieu de le critiquer par derrière.
Après que Yu ait accepté, l’Empereur dit en soupirant à nouveau :
« N’enfreignez pas mes ordres comme le fait Danzhu qui ne s’occupe que de
mener joyeuse vie, de faire construire des bateaux sur la terre ferme, et cause
tellement de problèmes à la maison que la vie en devient impossible . Il est
absolument insupportable »
« J’ai quitté mon foyer quatre jours après mon mariage » dit Yu.
« J’ai un fils A Qi, mais je n’ai jamais été un bon père pour lui. C’est
pourquoi j’ai pu maîtriser les flots, diviser l’Empire en cinq régions, chacune
de mille lis carrés, avec douze provinces qui vont jusqu’à la mer. J’ai mis en
place cinq gouverneurs, tous gens honnêtes – sauf celui des Miaos – Vous devez
l’avoir à l’œil ! »
« Je vous dois la réorganisation de mon Empire » acquiesça
l’Empereur.
Alors, Gao Yao et l’Empereur Shun, pleins de respect, inclinèrent tous deux
la tête devant lui. Et après que la Cour se fut retirée, l’Empereur s’empressa
de publier un nouvel édit ordonnant à chacun de prendre exemple sur Yu, sous
peine de devoir en subir les conséquences.
Tout d’abord, les marchands paniquèrent. Mais heureusement, après son
retour à la capitale, l’attitude de Yu changea légèrement. Bien qu’il mangeât
et but très sobrement chez lui, quand il assistait à des sacrifices ou des
cérémonies publiques, il déployait un grand faste. Et bien qu’il s’habillât
simplement au quotidien, il mettait des robes splendides pour aller à la Cour
ou rendre des visites.
Ainsi les affaires ne souffraient pas, et les marchands ne tardèrent pas à
dire que les façons de faire de Yu étaient d’excellents exemples pour tous, et
que les nouvelles lois de Gao Yao n’étaient pas si mauvaises !
Alors une telle paix régna dans le monde que même les bêtes sauvages
dansaient, et que les phénix descendaient du ciel pour se joindre à
l’allégresse générale.
Novembre 1935
Traduit le Dimanche 22 Octobre 2006
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