dimanche 24 mai 2015

La Maîtrise des Flots - Nouvelle de Luxun - Traduction d'Amélie de la Musardière







LA MAITRISE DES FLOTS

Ou l’Histoire de YU le Grand, fondateur de la Dynastie des XIA

Et le Mythe du Déluge


POUR MIEUX COMPRENDRE
Au Néolithique, l’agriculture fit son apparition en Chine vers – 8.000, -7.000 BC, et c’est à cette époque lointaine que l’’on situe les règnes des Empereurs Mythiques.

Fu Xi qui apprit à ses sujets à chasser, pêcher et élever les animaux ; Shennong, que l’on a identifié au dieu de l’agriculture et à l’inventeur de la médecine ; et Huang Di, l’Empereur Jaune (page précédente), auquel on attribua l’invention de la roue, des bateaux, des armures, des poteries et de la sériciculture.

Cette époque, que l’on fait traditionnellement durer jusqu’à – 2.200 BC, fut, sur sa fin, celle de l’’Age d’Or et de ses héros : Yao, Yu le Grand, et Shun.

Les Empereurs Yao restent des modèles de bienveillance, et leur règne une époque heureuse.

Toutefois, sous le règne du quatrième empereur Yao, la prospérité du pays fut gravement réduite à cause d’une période de terribles inondations qui durèrent treize ans. C’était un véritable désastre, et l’Empereur était sérieusement affecté du malheur qui affligeait son peuple.

Il dit : « Oh ! Quatre monts sacrés ! Immense est la crue des hautes eaux qui s’élèvent jusqu’au Ciel ! Elle gonfle et enveloppe les montagnes, elle engloutit les collines. Les peuples des Basses Terres sont dans le malheur. Qui pourrions-nous envoyer pour remédier à une telle situation ? »

Et l’on envoya Gun. Pendant neuf ans celui-ce oeuvra au service de Yao, mais sans obtenir aucun résultat. La tâche surpassait ses capacités, de plus, il n’écoutait pas l’Empereur.  Shun, le cinquième empereur, en faveur duquel Yao avait renoncé au Trône du Dragon, demanda à son prédécesseur que Gun fût banni au Mont Yu . Puis il envoya un sicaire pour le faire disparaître.

Mais Gun avait un fils : Yu, et celui-ci accepta de prendre la place de son père et de servir le souverain qui l’avait fait mettre à mort.

C’est donc à Yu qu’incomba la tâche de maîtriser les flots. Cela lui prit huit ans. Au lieu de construire de hautes digues comme l’’avait fait son père, il creusa le lit des rivières plus profondément et fit faire autant de canaux que nécessaire pour drainer les eaux vers la mer. Grâce à ces grands travaux publics, il devint un véritable héro national.

« Sans Yu, nous serions des poissons » est un dicton qui a traversé les siècles jusqu’à nos jours.

Yu était perspicace, capable et laborieux. Il ordonna à tous les seigneurs de lever des hommes en masse afin de procéder à une division des terres. Il s’absenta de chez lui pendant trente ans, et lorsqu’il passait devant sa maison, il n’osait point y entrer. Médiocrement vêtu et frugalement nourri, il faisait preuve d’une piété sans faille envers les revenants, parce qu’il pensait toujours à son père.

Pour se déplacer sur terre, il prenait un char ; pour voyager sur l’eau, un bateau. De la main gauche, il tenait le niveau et le cordeau ; de la main droite, le compas et l’équerre. C’est ainsi qu’il divisa les 9 provinces, endigua les 9 lacs, et pris la mesure des 9 montagnes. Peu à peu les eaux s’écoulèrent, et les peuples purent se réinstaller sur des terres drainées et jouir de la paix et de la prospérité.

Ce mythe du Déluge se superpose à la réalité du Fleuve Jaune, dont on sait que le cours impétueux est capable de divaguer sur des centaines de kilomètres, provoquant des dégâts considérables et des famines spectaculaires.

Après s’être dévoué pour le bien de son peuple et avoir fait la preuve de son efficacité, Yu accéda à son tour au pouvoir suprême.

Yu le Grand est le fondateur de la Dynastie XIA (HSIA) qui succéda à l’Empereur Shun, et transféra la capitale à An-I.

Yu, bien que devenu Empereur, voulait rester proche de son peuple. C’est pourquoi il avait fait accrocher un gong près de la porte de ses appartements, pour que quiconque désirait lui parler puisse s’annoncer. Il accueillait avec beaucoup d’intérêt ceux qui venaient discourir avec lui des qualités dont devrait faire preuve le monarque idéal ; ou ceux qui avaient quelques critiques à émettre.

C’est à partir de son règne que la Chine quitte le Néolithique pour entrer dans la période que les historiens appellent l’Antiquité.


PREMIERE PARTIE

C’était l’époque où « le Grand Déluge dévastateur submergea les collines et transforma les montagnes en îles »  Les sujets de l’Empereur Shun ne purent pas tous se réfugier sur les hauteurs qui dominaient encore l’inondation . Certains se cramponnèrent aux sommets des arbres, d’autres montèrent sur des radeaux, et sur la plupart ils construisirent de petits abris de fortune en planche. Du haut des falaises, cela offrait une vue extrêmement poétique …

Les radeaux apportaient les nouvelles des endroits éloignés. A la fin, tout le monde sut que Lord Gun, qui avait lutté à bras le corps contre l’inondation pendant neuf ans sans résultat, avait encouru la disgrâce impériale et était exilé sur la Montagne de la Plume. Apparemment, son fils lui aurait succédé, le jeune Lord Wenming, dont le premier nom était A Yu.

L’inondation dura tellement longtemps que les universités fermèrent et il y eut même des vacances pour les jardins d’enfants ce qui fit que les gens du peuple eurent la pensée de plus en plus embrouillée.

De nombreux savants s’étaient regroupés sur la Montagne de la Culture. Et comme on leur apportait de la nourriture en chariot volant du Royaume des Merveilleux Artisans, ils n’avaient pas à se soucier de leurs besoins quotidiens et pouvaient poursuivre leurs études. Malgré tout, la plupart d’entre eux étaient opposés à Yu, voire, mettaient son existence en doute.

Une fois par mois on entendait des grésillements et des pétarades dans l’air, et le bruit devenait de plus en plus fort, jusqu’à ce que l’on voie se mouvoir le chariot volant. Le cercle d’or de son drapeau brillait d’un éclat léger. A cinq pieds du sol, il faisait descendre des paniers dont personne d’autre que les savants ne voyait le contenu.

De bas en haut, on se tenait ce genre de conversation :
« Bonjour ! »
« Comment allez-vous ? »
« Glu…Gli »
« O.K. »

Après cela le chariot volant retournait prestement au Royaume des Merveilleux Artisans – il n’y avait plus un bruit dans le ciel et les savants étaient également silencieux – ils étaient occupés à manger. Tout ce qu’on pouvait entendre, c’était le choc des vagues sur les rochers des montagnes. Ensuite, pleins d’énergie après la sieste, les discussions académiques couvraient le bruit des vagues.

« Yu ne réussira jamais à maîtriser les flots, pas s’il est le fils de Gun » déclara un savant qui marchait avec une canne. « J’ai rassemblé les généalogies de nombreux rois, ducs, ministres et riches familles. De longues et soigneuses études m’ont amené à la conclusion suivante : tous les descendants des riches sont riches, et tous ceux des méchants sont méchants – c’est ce qu’on appelle « l’hérédité » Il s’ensuit que si Gun a échoué, Yu échouera aussi inévitablement ; car les imbéciles ne peuvent pas faire des fils intelligents ! »

« O.K. » acquiesça un savant sans canne.

« Mais pense au père de Sa Majesté » dit un autre savant sans canne.

« Il est possible qu’il ait été un petit peu « limité », mais il s’est amélioré. Un véritable imbécile ne s’améliore jamais »

« O.K. »

« Ce … ce…ce ne sont…ont que des sottises ! » bégaya un autre savant, dont le nez vira promptement au rouge. « Vous avez été abusés par des rumeurs. Il est sûr et certain que Yu n’existe pas. Yu est un reptile. Est-ce …ce qu’un reptile peut maîtriser les flots ? Gun n’existe pas non plus. Gun est un poisson. Est-ce …ce qu’un poi…poisson peut maî …maîtriser les flots ? »  Il tapa des deux pieds avec véhémence.

« L’existence de Gun n’est pas à remettre en question. Il y a sept ans, je l’ai vu de mes propres yeux quand il est allé au pied du Mont Kunlun admirer les pruniers en fleurs »

« Dans ce cas, il doit y avoir une erreur sur le nom. Il devrait s’appeler Man, pas Gun. En ce qui concerne Yu, je vous assure que c’est un reptile. J’ai de nombreuses preuves qui témoignent de sa non-existence. Vous n’avez qu’à en juger par vous-mêmes … »

Il se mit debout crânement, sortit un couteau de sa manche, et se mit à écorcer cinq grands pins. Puis, préparant une sorte de pâte avec des miettes de pain et de l’eau, il la mélangea à du charbon de bois pour écrire sur les arbres, en menus caractères du type « têtards », ses arguments prouvant que Yu n’avait jamais existé. Il écrivit pendant trois fois neuf – vingt sept – jours complets.

Tous ceux qui voulaient lire sa thèse devaient payer dix succulentes feuilles d’orme, ou, pour ceux qui vivaient sur des radeaux, une grande coquille remplie de lentilles d’eau fraîches.

Il y avait de l’eau partout et il était impossible de chasser ou de cultiver la terre. Les survivants disposaient de tellement de temps que nombreux furent ceux qui vinrent lire cette thèse. Après que la foule eut fait la queue autour des pins pendant trois jours, on put entendre pousser de tous côtés des soupirs d’admiration et d’épuisement.

Mais le quatrième jour à midi, alors que le savant mangeait des nouilles frites, un paysan dit :
« Il y a des hommes qui s’appellent Yu. Et « Yu » ne veut pas dire « reptile »  C’est la mode dans notre pays d’écrire « Yu » pour « Primate »

« Est-ce qu’il y a des hommes qui s’ap…s’appellent « Primate » ? rugit le savant, bondissant sur ses pieds et avalant tout rond une pleine bouchée de nouilles à moitié mâchées. Son nez était devenu pourpre brillant !

« Bien sûr qu’il y en a ! et j’en connais même qui s’appellent « Chien » ou « Chat » aussi ! »

« Ne discute pas avec lui, Monsieur Tête-de-Linotte » intervint le savant avec la canne, posant son morceau de pain. « Tous ces paysans de province sont des idiots. Apporte-moi ta généalogie ! » cria-t-il au villageois « et je prouverai sans l’ombre d’un doute que tous tes ancêtres étaient des idiots ! »

« Je n’ai jamais eu de généalogie… »

« Bah ! Ce sont des types dégoûtants comme ça qui font qu’il m’est impossible d’être précis dans mes recherches ! »

« Mais pour cela tu n’as pas besoin d’une gé…généalogie. Ma théorie ne peut être fausse » . Monsieur Tête-de-Linotte avait l’air encore plus offensé . « De nombreux savants m’ont écrit pour me manifester leur approbation. J’ai gardé toutes leurs lettres ici … »

« Non, non, nous devions nous référer à sa généalogie… »

« Mais je n’ai aucune généalogie » dit l’idiot. « Et dans les temps troublés que nous vivons, séparés de tout comme nous le sommes, rassembler des preuves sous forme de lettres d’approbation de tes amis sera encore plus difficile que d’organiser une cérémonie religieuse dans une coquille d’escargot. La preuve est là devant nous : ton nom est Monsieur Tête-de-Linotte. Est-ce que tu as vraiment une tête d’oiseau au lieu d’avoir une tête humaine ? » .

« Que le diable t’emporte ! » Monsieur Tête-de-Linotte vira au mauve jusqu’aux oreilles sous l’effet de la colère. « Comment osez-vous m’insulter ! Insinuer que je ne suis pas un homme ! Allons voir Lord Gao Yao et demandons au tribunal de trancher notre différend. Si je ne suis pas un homme, je serais heureux de subir la peine capitale – en d’autres termes, j’aurai la tête coupée – Tu comprends ? Sinon, c’est toi qui seras exécuté. Attends seulement un moment. Ne bouge pas jusqu’à ce que j’aie fini mes nouilles »

« Monsieur - répondit le villageois flegmatiquement - en tant qu’homme cultivé, vous devriez savoir qu’il est passé midi maintenant, et que tout le monde a faim. L’ennui, c’est que les idiots ont le même estomac que les hommes intelligents, ils ont faim tout comme eux ! Je suis désolé, mais je dois aller ramasser des lentilles d’eau. Je me présenterai au Palais de Justice quand vous aurez déposé plainte »  Sur ce, il sauta sur son radeau, prit son filet, et s’en fut chercher des herbes comestibles en poussant à l’aide d’une perche le radeau dans le courant.

L’un après l’autre, tous les spectateurs s’en furent, laissant Monsieur Tête-de-Linotte, le nez et les oreilles écarlates, se remettre à manger ses nouilles, ce pendant que le savant à la canne secouait la tête.

Mais qui était réellement Yu : un reptile ou un homme ?

Ce problème fondamental demeurait entier.

DEUXIEME PARTIE



Après tout, il semblait bien que Yu fut un reptile.

Une demi-année s’était presque écoulée, le chariot volant du Royaume des Merveilleux Artisans était venu huit fois, et neuf sur dix des habitants des radeaux qui avaient lu les écrits sur les pins souffraient du béribéri ; mais on n’avait pas reçu le moindre signe de vie du fonctionnaire chargé de la maîtrise des eaux.

Ce ne fut qu’après la dixième visite du chariot volant que l’on apprit qu’en effet, il existait bien un homme nommé Yu ; et qu’en effet, il était bien le fils de Gun et que l’Empereur l’avait nommé Ministre de la Conservation des Eaux ; et qu’il avait quitté Jichou depuis trois ans et pourrait bien arriver n’importe quand.

Quoi que légèrement émus, les gens ne montrèrent que froideur et scepticisme.
Ils avaient déjà entendu tant de rumeurs semblables auxquelles on ne pouvait pas se fier, qu’ils avaient tendance à ne prêter qu’une oreille de sourd à de tels propos.

Cette fois, pourtant, les nouvelles semblèrent vraiment crédibles. Une quinzaine plus tard, tout le monde disait que le Ministre était sur le point d’arriver. Et ce, parce qu’un homme avait vu les bateaux officiels en allant assez loin ramasser des lentilles d’eau .

De plus, il pouvait montrer sur son front une bosse noire et bleue qui, expliquait-il, était due à une pierre qu’un garde lui avait jetée parce qu’il ne libérait pas le passage assez rapidement. C’était une évidence palpable de l’arrivée du Ministre. Chacun se précipita pour voir la bosse sur son front, tant et si bien que son radeau faillit être englouti.

Ensuite, les savants le convoquèrent et déclarèrent, après de sérieuses recherches, que sa bosse était naturelle. Cela obligea Monsieur Tête-de-Linotte à renoncer à ses vues. Il laissa ses études historiques aux autres, et s’en fut compiler des romances populaires.

Une flottille de grands bateaux, chacun fait d’un tronc, arriva environ vingt jours après l’apparition de la bosse. Sur chaque bateau, ramaient vingt gardes, et trente autres étaient armés de lances. Il y avait des drapeaux à la proue et à la poupe.

Dès que cette flotte atteignit le sommet de la montagne, elle reçut l’accueil respectueux de la petite noblesse locale  et des savants qui attendaient sur la berge.

Après un petit moment, deux corpulents fonctionnaires entre deux âges émergèrent du plus grand bateau, flanqués d’une vingtaine de soldats vêtus de peaux de tigres. Ils se frayèrent un chemin, escortés de ceux qui les avaient accueillis, jusqu’à l’immeuble en pierre du sommet le plus haut .

Sur la terre ferme comme sur l’eau, les gens du peuple se tordaient le cou pour ne rien perdre de ce qui serait dit, et apprirent que ceux-là étaient deux inspecteurs du gouvernement, et non Yu en personne.

Les fonctionnaires s’assirent au centre du bâtiment et, après avoir pris une légère collation, commencèrent leurs investigations.

« La situation n’est pas complètement désespérée. Il y a juste assez de nourriture » C’était un spécialiste du dialecte Miao qui était le porte-parole des savants. « Une fois par mois, on nous fait parvenir des provisions par la voie des airs, et on ne manque pas de poisson, lequel – malgré un inévitable goût de vase – est gras ! Vos Excellences ! En ce qui concerne les ordres inférieurs, ils ont des feuilles d’orme et des algues en quantité. Ils passent leurs journées à manger sans exercer leur esprit – en d’autres termes, puisqu’ils n’ont pas à utiliser leur tête, ce qu’ils mangent est amplement suffisant. Nous avons goûté leur nourriture et ça n’est pas mauvais, ça a même un goût très particulier… »

« De plus » renchérit un autre savant – un expert du Materia Medica de l’Empereur Shennong, il y a de la vitamine W dans les feuilles d’orme, et de l’iode, qui soigne les abcès, dans les algues. Et les deux sont très nourrissants »

« O.K. » dit un autre savant . Les fonctionnaires le regardèrent avec surprise.

« Et pour boire, ils en ont autant qu’ils veulent » continua l’expert. « Plus qu’il n’en faudrait pour dix mille générations. Malheureusement il y a un peu de boue dedans, et cela rend la distillation nécessaire pour pouvoir boire. Mais bien que je l’aie fait remarquer maintes fois, ils sont trop têtus pour respecter les consignes ; c’est pourquoi ils sont presque tous malades … »

« Ne sont-ils pas responsables de l’inondation aussi ? » intervint un gentleman en robe brun foncé, la barbe divisée en cinq mèches. « Avant l’inondation, ils étaient trop paresseux pour entretenir les digues. Après, trop paresseux pour drainer… »

« C’est ce qu’on appelle la perte des valeurs morales » gloussa un essayiste dans le style du temps de Fu Xi, un homme aux moustaches pointues, qui était assis au dernier rang. « Quand j’ai fait l’ascension du Pamir, les vents célestes soufflaient, les pruniers fleurissaient, les nuages blancs passaient, le prix de l’or montait, et les rats dormaient. J’ai vu un jeune, le cigare à la bouche, et sur le visage, l’ombre de Chi You…Ha ! Ha ! Ha ! On ne peut pas empêcher ça ! »

Pendant des heures, on tint des propos de cette veine. Après avoir écouté attentivement, les fonctionnaires finirent par leur demander de rédiger un rapport circonstancié avec, si possible, des propositions détaillées pour la réorganisation de la vie après l’inondation.

Le lendemain, arguant de l’épuisement causé par le voyage, ils décidèrent de ne pas travailler et de ne recevoir personne. Le troisième jour, les savants les invitèrent à admirer les vieux pins parasols sur le plus haut sommet, et l’après midi, à pêcher les anguilles jaunes de l’autre côté de la montagne. La partie de plaisir dura jusqu’à la tombée de la nuit. Le quatrième jour, se disant épuisés à cause de leur tournée d’inspection, ils décidèrent de ne pas travailler et de ne recevoir personne. Le cinquième jour après le déjeuner, ils envoyèrent chercher le porte parole des ordres inférieurs.

Les ordres inférieurs avaient commencé à se chercher un porte-parole quatre jours auparavant, mais personne n’avait voulu assumer cette tâche, chacun alléguant sa complète ignorance des affaires officielles.

Là-dessus, l’homme à la bosse fut élu à la majorité parce qu’il avait quelque connaissance du monde officiel ! A ce moment, sa bosse qui n’avait toujours pas dégonflé, commença à lui donner des élancements comme des coups d’aiguille. Les yeux pleins de larmes, il jura « Mieux vaut mourir que d’être porte-parole  »

Les autres l’assiégèrent jours et nuits afin de lui représenter ses obligations morales. Ils l’accusèrent de négliger l’intérêt public, d’être un individualiste égoïste dont on ne devrait plus tolérer la présence en Chine ! Les plus échauffés lui agitèrent leurs poings devant la figure, le tenant pour responsable de l’inondation.

Presque mort de fatigue, il décida qu’il valait mieux qu’il se sacrifie pour le bien public plutôt que l’on s’acharne sur lui jusqu’à ce qu’il en meure sur son radeau. Faisant un suprême effort de volonté, le quatrième jour, il accepta. Il fut acclamé par la foule. Mais à ce moment là, quelques esprits forts ressentirent une pointe d’envie.

A l’aube du cinquième jour, les autres le traînèrent sur la rive pour attendre la convocation. C’était tout à fait sûr, les fonctionnaires allaient le convoquer. Ses jambes se dérobaient sous lui, mais une fois de plus, il fit un suprême effort de volonté. Et alors, après deux grands bayements, les yeux bouffis, l’impression d’avoir quitté le sol et de flotter, il se retrouva à bord du bateau officiel.

C’est étrange à dire, mais ni les lanciers ni les guerriers en peaux de tigres ne le battirent ou l’injurièrent. Ils le laissèrent entrer dans la cabine centrale. Là, les fourrures d’ours et les peaux de léopards jonchant le sol, les arcs et les flèches accrochés aux murs, et les vases et pots disposé de tous côtés lui donnèrent des éblouissements. Reprenant ses esprits, il vit deux corpulents fonctionnaires assis à la place d’honneur en face de lui.
Il n’osait pas regarder leurs visages de trop près.

« C’est toi, le porte-parole des gens du peuple ? » demanda l’un des fonctionnaires.
« Ils m’ont envoyé ». Il gardait les yeux fixés sur les taches en feuilles d’armoise des peaux de léopards au sol
« Comment vont les choses pour vous ? »
Ne comprenant pas, il ne répondit pas.
« Est-ce que ça va ? »
« Oui, grâce à la bonté de Vos Excellences… ». Après un moment de réflexion, il ajouta doucement « Ca le fait….On se démerde »
« Qu’est-ce que vous mangez ? »
« Des escargots, des algues… »
« Vous arrivez à manger ça ? »
« Oh, oui, on a l’habitude. On peut manger n’importe quoi. Mais il y a quelques jeunes voyous qui ont fait une chanson et qui dansent là-dessus. Le cœur humain devient mauvais, le diable s’en empare ! Mais on leur a flanqué une bonne dégelée ! »

Les fonctionnaires rirent, et l’un dit à l’autre : « Un honnête gars ! » Le compliment atteignit la cervelle du gars, et il s’enhardit jusqu’à donner libre cours à un torrent de paroles : « On trouve toujours un moyen de s’arranger. Les lentilles d’eau, maintenant, on en fait de la « Soupe d’Emeraude Gluante » ; avec les feuilles d’orme, du « Gruau du Favori »  On n’enlève pas complètement l’écorce des arbres, on en laisse un peu pour qu’au printemps prochain on puisse cueillir les feuilles nouvelles sur les rameaux. Si c’était un effet de la bonté de Vos Excellences qu’on soit autorisés à attraper des anguilles … »

Mais les fonctionnaires n’avaient plus l’air intéressés car l’un d’eux baya largement à deux reprises puis dit, sans transition : « Rédige un rapport circonstancié, avec, si possible, des propositions détaillées pour la réorganisation de la vie après l’inondation »

« Mais aucun de nous ne sait écrire ! » dit-il timidement.
« Etes-vous tous illettrés ? Vous êtes vraiment très arriérés ! Dans ce cas, apportez nous un échantillon de tout ce que vous mangez »

Ayant quitté le bateau, encore effrayé mais néanmoins radieux, et frottant sa bosse, il ne perdit pas de temps pour transmettre les ordres des fonctionnaires aux habitants des rives, des arbres et des radeaux. De plus, il leur ordonna énergiquement : « C’est pour les gens d’la haute ! Faut tout faire proprement, soigneusement et avec élégance… » .

Les gens du peuple allèrent laver des feuilles, couper de l’écorce et ramasser des algues, dans la bousculade et la confusion. Lui-même rabota du bois pour faire un coffret pour présenter leurs offrandes. Il ponça deux planches jusqu’à ce qu’elles brillent et il courut le soir même jusqu’au sommet de la montagne, pour demander aux savants de calligraphier une inscription.

Il voulait écrire sur le couvercle « Longévité aussi durable que la montagne ; Bonheur aussi profond que la mer »  Et sur l’autre planche, destinée à faire une tablette commémorative de l’honneur qui lui avait été fait – et qu’il aurait placée sur son radeau – « La maison d’un honnête gars »  

Mais les savants n’acceptèrent de calligraphier que la première inscription.




                                                Nuwa et Fuxi

TROISIEME PARTIE

Au moment où ces deux fonctionnaires regagnèrent la capitale, la plupart des autres inspecteurs étaient déjà revenus, les uns après les autres. Seul Yu était encore au loin. Après s’être reposés à la maison pendant quelques jours, ils furent invités par leurs collègues du Bureau de la Conservation des Eaux à un grand banquet pour célébrer leur retour.

Les cotisations pour le banquet furent réparties en trois catégories : Bonheur, Honneur et Longévité, et la plus petite somme était de cinquante grands cauris.

Ce jour là vit un véritable fleuve de splendides chevaux et d’attelages et avant la tombée de la nuit, les hôtes et les invités étaient tous réunis. On alluma des torches dans la cour. L’appétissante odeur du bœuf cuit dans les tripodes et porté dehors par les sentinelles leur mit l’eau à la bouche. Après trois rasades de vin, les fonctionnaires commencèrent à décrire le spectacle des régions inondées qu’ils avaient visitées : les fleurs de roseaux, blanches comme neige ; l’eau boueuse, brillante comme de l’or ; les grasses et succulentes anguilles ; les lentilles d’eau gluantes …

Comme le vin leur montait à la tête, ils sortirent les échantillons de nourriture qu’ils avaient rapportés, emballés dans des coffrets de bois bien propres, dont les couvercles portaient des inscriptions dans le style « Les Trigrammes de Fu Xi » ou en caractères de Cang Ji, genre « Le Fantôme Larmoyant »

Tout d’abord, chacun admira la calligraphie, et après avoir disputé presque jusqu’à en venir aux mains, décidèrent que le premier prix revenait à l’inscription suivante : « L’Etat est Prospère. Le Peuple en Paix » car non seulement cette calligraphie était si ancienne qu’elle en était presque indéchiffrable, exhalant un rude parfum d’antiquité ; mais en plus, la sentence était totalement appropriée, digne d’être notée par les historiens impériaux.

Après cette évaluation d’un art qui est une spécificité chinoise, on laissa de côté les problèmes culturels pour se pencher sur le contenu des coffrets. La forme délicate des gâteaux suscita l’admiration générale. Mais, peut-être parce qu’ils avaient trop bu, une note de discorde pointa.

L’un prit une bouchée de gâteau à l’écorce de pin et fit un éloge grandiloquent de la fraîcheur de sa saveur, déclarant qu’il démissionnerait le lendemain et se retirerait dans un endroit tranquille où il pourrait jouir de ce pur bonheur. Un autre, qui avait goûté un petit pain de feuilles de cyprès, déclara que la texture en était grossière et le goût amer ; ça lui faisait mal à la langue ; et cette participation aux souffrances des gens du peuple montrait que non seulement le Souverain avait un rude destin, mais aussi qu’il était loin d’être facile d’être Ministre.

D’autres se précipitèrent pour ôter de là les gâteaux et les petits pains, parce qu’il y aurait bientôt une exposition de bienfaisance au cours de la quelle on devait les présenter au public, et ça ne ferait pas bien s’ils étaient tous à moitié croqués.

A ce moment là on entendit de l’agitation à l’extérieur. Une foule de brutes grossières ressemblant à des mendiants, visages tannés et couverts de loques, était passée malgré les barrières et se rua dans le bureau. Les sentinelles poussant un grand cri, croisèrent vivement leurs lances brillantes pour bloquer l’accès. « Qu’est-ce que c’est ? Ouvrez les yeux ! » cria le géant émacié, aux mains immenses et aux pieds énormes, qui menait la troupe – après une seconde de stupéfaction.

Les gardes se crevaient les yeux dans la lumière déclinante, puis prirent une attitude respectueuse et dévouée, et présentèrent les armes à la bande qui entrait . Ils arrêtèrent seulement une femme vêtue d’une grossière robe bleu marine, qui portait un enfant dans les bras, et accourait toute essoufflée derrière les autres.

« Hé là ! Vous ne me reconnaissez pas ? » demanda-t-elle avec surprise, essuyant d’une main crispée la transpiration qui perlait à son front.
« Bien sûr qu’on vous reconnaît, Madame Yu ! »
« Alors pourquoi ne me laissez-vous pas entrer ? »
« Ce sont des temps difficiles, Madame. Cette année, pour purifier les mœurs publiques et réformer le cœur des hommes, on applique la ségrégation des sexes . Pas une seule Cour de Justice n’admettra une femme, aujourd’hui. Ca ne s’applique pas seulement ici, et pas seulement à vous. Ce sont les ordres d’en haut, on n’y peut rien »

Après un moment d’ébahissement, Madame Yu se retourna et, relevant les sourcils, elle cria :
« Puisses-tu être haché en mille morceaux ! Tu cours à l’enterrement de qui ? Tu passes devant ta propre demeure sans même y jeter un coup d’œil, et en courant, comme si tes parents étaient morts ! Tu es un haut fonctionnaire ! un haut fonctionnaire ! Ca sert à quoi d’être un haut fonctionnaire ? Souviens-toi de ton vieux père envoyé en exil, et qui est tombé dans le lac et a été changé en grosse tortue ! Puissent-ils te hacher en milliers de morceaux, misérable sans cœur !.... »


A ce moment, il y avait un beau remue-ménage dans le grand hall du Bureau. Quand les fêtards virent cette troupe de brutes grossières s’y ruer, leur première pensée fut de se sauver. Mais quand ils virent les soldats au garde-à-vous, le courage leur revint et ils regardèrent à nouveau la troupe qui s’approchait.  Bien que le meneur eut la peau tannée et fut décharné, ils reconnurent Yu à ses manières. Les autres, cela va sans dire, étaient ses collaborateurs.

Le choc les dessaoula d’un coup. Ils reculèrent dans un bruissement de robes. Yu marcha droit vers les tables du banquet et prit la place d’honneur. Soit par manque d’éducation, soit parce qu’il souffrait de la goutte, il ne s’assit pas jambes croisées, mais tendues, ses énormes pieds pointés vers les fonctionnaires. Il ne portait pas de chaussettes, et il avait la plante des pieds couverte de cals gros comme des noix . Ses collaborateurs s’assirent de chaque côté de lui.

« Votre Honneur est-il arrivé aujourd’hui à la capitale ? » demanda respectueusement un fonctionnaire plus hardi que les autres, s’avançant à genou.

« Asseyez-vous un peu plus près, vous tous ! » cria Yu, ignorant la question . « Qu’en est-il de vos investigations ? » .

Avançant prosternés, les fonctionnaires échangèrent des coups d’œil gênés. Ils s’assirent près des reliefs de leur festin, regardant les gâteaux d’écorce de pin à moitié croqués, et les os de bœuf proprement rongés. Pourtant, ils étaient tellement mal à l’aise qu’ils n’osèrent pas donner aux serveurs l’ordre de débarrasser.

« Que Votre Honneur se rassure » dit enfin l’un des fonctionnaires « les choses ne vont pas trop mal, notre impression a été tout à fait favorable. Il y a des quantités d’écorce de pin et d’algues ; et pour la boisson, il y a tout ce qu’il faut ! Les gens du peuple, bonnes âmes simples, sont habitués à ce genre de vie. Comme Votre Honneur le sait sûrement, leur capacité d’endurance est célèbre de par le monde ! »

« Votre humble serviteur a conçu un projet pour collecter des fonds » dit un autre. « Nous proposons d’organiser une Exposition des Aliments Etranges, et d’inviter également Mademoiselle Nü Wei pour un défilé de mannequins. On vendra les billets, mais pour attirer le plus de monde possible, on annoncera qu’on ne fera pas de quête au cours de l’Exposition »

« Très bien » Yu approuva de la tête.


« Toutefois, l’affaire la plus urgente » déclara un troisième « est d’envoyer sur le champ une flottille de grands radeaux pour chercher les savants sur la plus haute montagne. En même temps, il faudrait envoyer un émissaire au Royaume des Merveilleux Artisans et leur faire savoir que nous respectons la culture, et que leurs secours devraient être apportés ici chaque mois. Nous avons ici un très bon rapport des savants, qui affirme que la culture est le sang des nations, et que les savants sont l’âme de la culture .Tant que la culture existe, la Chine existe. Tout le reste est secondaire … »

« Ils considèrent que la Chine est surpeuplée » dit le premier fonctionnaire . « Une diminution de la population serait le meilleur moyen d’assurer la paix . De toute façon, les gens du peuple sont des niais dont les plaisirs, la colère, la peine et la joie ne sont en aucune manière aussi subtiles que les fantaisies des gens éclairés. Pour connaître les hommes et juger des évènements, la première chose s’est d’être subjectif. Prenez le cas de Shakespeare … »

« Imbécillités ! » pensait Yu. Mais il éleva la voix et dit : « Mes investigations m’ont fait voir que la vieille méthode des digues est mauvaise. A l’avenir, nous devons creuser des canaux. Qu’en pensez-vous Messieurs ? »

Un silence de tombe ! Le visage des fonctionnaires devint d’une pâleur mortelle. Certains ne se sentaient pas bien, demain, ils demanderaient un congé de maladie.

« C’était la méthode de Chi You » objecta un audacieux jeune fonctionnaire, parlant tout seul, et très en colère.

« A mon humble opinion, Votre Honneur ferait mieux de revenir sur cette décision ! » Un fonctionnaire à cheveux et barbe blanche, convaincu que le sort de l’Empire allait dépendre de ses paroles, prit son courage à deux mains pour protester fermement au risque de sa vie. « Les digues, c’était la méthode de votre respectable père. « C’est un fils respectueux celui qui, pendant trois ans, ne change pas la façon de faire de son père » et cela ne fait pas encore trois ans que votre père est parti pour les cieux » 

Yu resta de marbre.

« Et n’oubliez pas tous les problèmes qu’a eu votre respectable père ! » dit un fonctionnaire à la barbe et aux cheveux gris, le fils adoptif de l’oncle maternel de Yu. « Il a emprunté le Xirang de l’Empereur Céleste pour endiguer les flots ; et bien qu’il ait encouru la colère divine, le niveau de l’eau baissa un petit peu. Je pense que nous devrions continuer à utiliser ses méthodes »

Yu resta de marbre.

« Vous devriez terminer la tâche que votre père n’a pas réussi à mener à bien, Votre Honneur » dit un gros fonctionnaire, sarcastique. Mais bien qu’il imaginât, d’après son silence, que Yu était sur le point de se laisser convaincre, son visage dégoulinait de transpiration. « Faire rentrer en grâce la famille en remettant en vigueur ses vieilles méthodes. Votre Honneur n’a probablement aucune idée de ce que l’on dit au sujet de votre respectable père … »

« Bref, les mérites des digues ont été prouvés dans le monde entier » intervint vivement le vieux fonctionnaire à cheveux blancs, pour éviter une gaffe à son gros collègue. « Toutes les autres méthodes sont « modernes » . Ce fut l’erreur de Chi You »

L’ombre d’un sourire passa sur le visage de Yu. « Je sais. Il y a des gens qui disent que mon père a été changé en ours brun, ou en tortue à trois pattes ; d’autre m’accusent de chercher la gloire et la richesse. Qu’ils parlent ! Je veux que vous sachiez que j’ai pris des relevés et fait faire des cartes des montagnes et des lacs, demandé aux gens leur opinion, considéré la question sous son véritable éclairage, et pris une décision. Advienne que pourra : nous devons creuser des canaux. Mes collègues ici présents sont tous d’accord avec moi »

Il leva une main et la dirigea d’un côté à l’autre. Les fonctionnaires à cheveux et barbe blanche, barbe et cheveux gris, visage pâle et étroit, visage gras et luisant, regardèrent tous dans la direction indiquée. Ils ne virent rien d’autre que deux rangées de visages tannés, décharnés comme ceux des mendiants, qui ne bougeaient, ne parlaient, ni ne souriaient, comme s’ils avaient été coulés dans du bronze.


QUATRIEME PARTIE

Le temps passa vite après le départ de Yu. Imperceptiblement, jour après jour, la capitale avait l’air plus prospère. D’abord, quelques riches se mirent à porter du pongé ; puis les oranges et les pomelos firent leur apparition chez les grands fruitiers ; et il y eut de nouvelles pièces de tissus en exposition chez les marchands de soie ; et de la bonne sauce de soja, de la soupe d’aileron de requin et des holothuries au vinaigre apparurent sur la table des nantis.

Un peu plus tard, les hommes eurent des tapis en fourrure d’ours et des vestes doublées de renard, ce pendant que leurs épouses portaient des boucles d’oreille en or et des bracelets d’argent.

On n’avait qu’à rester devant sa porte pour voir des indices nouveaux. Un jour passait une pleine charretée de flèches de bambou ; le lendemain, un chargement de planches de pin ; quelques fois, de grotesques rochers destinés à figurer des montagnes artificielles ; ou bien des viviers dont les poissons seraient coupés en lamelles dans le porridge. On pouvait même voir des chargements de tortues de cinquante centimètres de long, la tête rentrée dans la carapace, amenées à la capitale dans des paniers de bambou.

« Maman ! Regarde les grosses tortues ! » criaient les gosses en courant autour des charrettes.
« Dégagez ! P’tits voyous ! Ces trésors appartiennent à l’Empereur. Vous voulez y laisser votre tête ? » .

Alors que de plus en plus d’objets précieux parvenaient à la capitale, vinrent également des nouvelles de Yu. Sous les larmiers des maisonnettes, ou dans l’ombre des arbres bordant les routes, on racontait bien des fables à son sujet. La plus populaire était celle qui disait comment, une nuit, il s’était changé en ours brun, et comment il avait dragué les Neuf Rivières avec sa gueule et ses pattes, et comment il avait convoqué les armées célestes et leurs généraux pour s’emparer de Wu Zhi Qi, le monstre qui était à l’origine du déluge, et que l’on avait emprisonné sous la Montagne de la Tortue.

On ne parlait plus des fêtes de l’Empereur Shun, et on faisait de plus en plus allusion à l’indignité du Prince Danzhu.

Comme la nouvelle du retour de Yu à la capitale s’était répandue depuis longtemps, chaque jour, une foule se massait en face de la Passe, pour voir venir son cortège. Mais il ne venait pas.
Toutefois, des nouvelles de plus en plus nombreuses et rapprochées parurent également de pus en plus crédibles. Et enfin, un matin, alors que le ciel n’était ni nuageux ni clair, il fit son entrée dans la cité impériale de Jizhou au milieu d’une foule de milliers de gens.

Il n’était précédé d’aucun insigne royal, seulement par une grande troupe de types ressemblant à des mendiants. Il venait en dernier, un géant aux mains immenses et aux pieds énormes, le visage tanné par les intempéries et la barbe brunâtre. Les jambes arquées, il portait à deux mains une grande pierre noire, pointue à un bout – le Xuan Gui dont l’Empereur Shun avait fait de lui le dépositaire. Il criait de temps en temps « Place ! » et traversant la foule, se dirigea vers le Palais Impérial.

Aux portes du Palais, les acclamations et les cris de la foule devinrent aussi forts que le rugissement des vagues de la Rivière Zhe.

Sur le Trône du Dragon, l’Empereur Shun se faisait vieux, et maintenant il ressentait une vague crainte en plus de sa fatigue. Il s’empressa de se lever poliment lorsque Yu entra. Après un échange de compliments, le Ministre Gao Yao fit plusieurs remarques polies. Alors l’Empereur dit :
« Dites-moi quelques sages paroles »

« Qu’y a-t-il à dire ? » répondit  Yu sans prendre de gants. « Mon unique pensée a été de s’y atteler dur chaque jour »
« S’y atteler dur – qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda Gao Yao.

« Quand le Grand Déluge s’abattit sur la terre, submergeant les collines et transformant les montagnes en îles, les gens furent avalés et noyés par les eaux » dit Yu. « J’ai voyagé en attelage sur la terre ferme, en bateau sur les eaux, en traîneau dans la boue, en chaise à porteur à travers les montagnes. Sur chaque montagne j’abattais les arbres, et grâce à Yi, vis que chacun avait du riz et de la viande à manger. J’ai fait s’écouler l’eau des champs vers les rivières, et l’eau des rivières vers la mer : et grâce à Ji, j’ai distribué des secours aux populations durement éprouvées. Où il y avait pénurie, j’y remédiais en faisant venir les excédents d’une autre région. Ainsi, à la fin tout le monde s’est installé tranquillement en tous lieux, et l’ordre règne »

« Bien ! Voilà de sages paroles » dit Gao Yao, approbateur.

« Ah ! dit Yu « Pour gouverner il faut être prudent et calme. Conserver sa foi dans le Ciel, et le Ciel en usera avec clémence avec vous, comme d’un sage »

L’Empereur Shun, en soupirant, lui confia les affaires de l’Etat, priant Yu de lui parler librement face à face, au lieu de le critiquer par derrière. Après que Yu ait accepté, l’Empereur dit en soupirant à nouveau : « N’enfreignez pas mes ordres comme le fait Danzhu qui ne s’occupe que de mener joyeuse vie, de faire construire des bateaux sur la terre ferme, et cause tellement de problèmes à la maison que la vie en devient impossible . Il est absolument insupportable »

« J’ai quitté mon foyer quatre jours après mon mariage » dit Yu. « J’ai un fils A Qi, mais je n’ai jamais été un bon père pour lui. C’est pourquoi j’ai pu maîtriser les flots, diviser l’Empire en cinq régions, chacune de mille lis carrés, avec douze provinces qui vont jusqu’à la mer. J’ai mis en place cinq gouverneurs, tous gens honnêtes – sauf celui des Miaos – Vous devez l’avoir à l’œil ! »

« Je vous dois la réorganisation de mon Empire » acquiesça l’Empereur.

Alors, Gao Yao et l’Empereur Shun, pleins de respect, inclinèrent tous deux la tête devant lui. Et après que la Cour se fut retirée, l’Empereur s’empressa de publier un nouvel édit ordonnant à chacun de prendre exemple sur Yu, sous peine de devoir en subir les conséquences.

Tout d’abord, les marchands paniquèrent. Mais heureusement, après son retour à la capitale, l’attitude de Yu changea légèrement. Bien qu’il mangeât et but très sobrement chez lui, quand il assistait à des sacrifices ou des cérémonies publiques, il déployait un grand faste. Et bien qu’il s’habillât simplement au quotidien, il mettait des robes splendides pour aller à la Cour ou rendre des visites.

Ainsi les affaires ne souffraient pas, et les marchands ne tardèrent pas à dire que les façons de faire de Yu étaient d’excellents exemples pour tous, et que les nouvelles lois de Gao Yao n’étaient pas si mauvaises !

Alors une telle paix régna dans le monde que même les bêtes sauvages dansaient, et que les phénix descendaient du ciel pour se joindre à l’allégresse générale.



Novembre 1935
Traduit le Dimanche 22 Octobre 2006

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