O3 – TYPHON
Mardi 10 Octobre 1978
Fête Nationale
De ma chambre à
Tamkang
« Aujourd’hui, comme c’est la Fête Nationale, que l’on
appelle « Le Double Dix », nous sommes en congé. Donc je suis dans ma
chambre et je me repose un peu de mes cours. Il est impossible de sortir à
cause de la violence de la pluie qui tombe sans discontinuer depuis deux jours.
L’une de mes nouvelles connaissances m’a dit que cela annonçait très
probablement un typhon. Ce n’est pas vraiment rassurant…. Je m’efforce de ne
pas trop y penser de crainte d’avoir peur. C’est que ce mot évoque pour moi
quelques scènes tirées de mes lectures d’autrefois, très dramatiques, relatant
comment les bateaux étaient hachés menu par les vagues, puis engloutis dans les
flots déchaînés, tout l’équipage noyé…. Et en effet, la mer est noire comme de
l’encre et on ne voit plus le sommet des montagnes alentours. C’est assez
oppressant….
Pour me distraire, j’écoute « Le Lac des Cygnes »
sur mon passe-cassettes tout en corrigeant quelques copies de mes étudiants de
troisième année. Voulez-vous connaître le sujet ? Puisque nous étudions la
Chanson de Roland, j’ai demandé les « Portraits comparés de Ganelon et de
Roland ». Je dois dire que, malheureusement, le résultat n’est pas fameux.
Il est évident qu’ils ne travaillent pas assez. L’autre jour, je me suis
fâchée ! Oui ! J’ai vitupéré pendant dix minutes, surtout la paresse
des garçons. Ils ne viennent pas au cours, puis me rendent, avec huit jours de
retard, une préparation au lieu du devoir que j’ai demandé. Comme je suis
toujours calme et patiente, mon auditoire me regardait, les yeux ronds,
sidéré ! Ce que j’espère, c’est qu’il y aura une réaction.
C’est avec les étudiants de deuxième année que j’ai le plus
de satisfactions. Que je vous raconte une anecdote au sujet d’un de mes
étudiants. Lundi dernier, j’ai surpris ce garçon en train d’étudier son cours
de japonais alors que nous faisions de la grammaire française. Je lui ai donc
confisqué son cahier – ce que je n’aurais pas dû faire devant tout le monde….
Mais, j’avais bien compris qu’ayant fini avant les autres, il révisait le cours
de japonais pour s’occuper intelligemment alors que ses camarades peinaient sur
des conjugaisons. Pendant la petite pose entre les deux heures, je suis allée
lui parler. Il a fini par me dire qu’il s’ennuyait aux cours. C’est un
exploit ! car ici, il est impensable que les étudiants émettent une
pareille « critique » à la face d’un professeur. En fait, s’il
s’ennuie, c’est parce qu’il travaille plus que les autres, donc son niveau est
meilleur. Je crois que cette conversation l’a bien soulagé, et m’a aidée à
mieux comprendre la situation ici. Maintenant, je lui pose toutes les questions
les plus difficiles, pour qu’il n’ait plus le temps de s’ennuyer. De plus, cela
lui donne une « grande face » parce que les autres l’écoutent avec
attention !
Dans cette université, les classes sont très encadrées et
structurées, exactement comme dans des écoles secondaires en France. Les
étudiants sont supposés assister à tous les cours et le professeur fait
l’appel ! Ils doivent rendre leurs devoirs en temps voulu, ou présenter un
certificat médical. Ils choisissent un « Responsable de Classe » qui
parlemente avec le « Professeur Responsable » – moi en l’occurrence –
quand ils veulent obtenir quelque chose. C’est donc pourquoi, Benjamin est venu
me voir pour que je monte un groupe de chant.
Benjamin est incontestablement le garçon le plus grand de la
classe, avec Cyril, son inséparable ami. Ses cheveux, très raides, lui tombent
en mèches épaisses sur le front et descendent parfois sur ses lunettes. Il a le
visage anguleux, le cou maigre, et le torse étroit, serré dans une chemise qui
semble avoir été cousue sur sa peau. Il la tire au maximum pour la faire
rentrer dans son pantalon, toujours sombre, sans qu’elle bouffe par-dessus la
ceinture. On sent le garçon qui veille à ne pas paraître négligé ! Il
émane de lui une assurance qui fait que, tout naturellement, les autres se
tournent vers lui quand il faut prendre une décision.
Cyril, Annie et Benjamin
Son
ami Cyril est presqu’aussi grand que lui, mais à mon goût, plus beau. Ses cheveux
se placent vers la droite du visage et lui couvrent les oreilles. Il a le teint
plutôt sombre et le visage long, le nez bien dessiné. Il sourit davantage avec
les yeux qu’avec la bouche. D’allure plus décontractée que Benjamin, il lui
arrive de porter une chemise fantaisie qu’il laisse toujours flotter sur son
pantalon. C’est son signe distinctif, car il est le seul garçon de toute la
classe à faire cela. Ils sont inséparables. Quand on voit arriver Benjamin,
Cyril est juste derrière !
Bref. Ce cher Benjamin me mets dans une situation bien
embarrassante. Il va de soi que je suis tout à fait d’accord pour organiser un
groupe de chant. Ce serait même un grand plaisir. Mais il y a une autre jeune
dame qui a essayé. Elle a proposé le lundi de 13 à 14 heures, ce qui se trouve
être très mal pratique pour tout le monde. Par ailleurs, elle a choisi des
chants d’un mièvre … à pleurer… ou à rire, je ne sais pas. C’est que je ne me
vois pas du tout enseigner à des gaillards de plus de vingt ans « Au clair
de la lune » ou « Les petites marionnettes » ! C’est
pourtant ce qu’elle a fait photocopier, en très nombreux exemplaires, espérant
que cette activité nouvelle attirerait de nombreux étudiants. Or, lundi
dernier, personne n’est venu… Je vais attendre un peu avant de décider quoi
faire
Monsieur Lee va bien. Il a les yeux cernés parce qu’il
veille trop tard. Et s’il ne dort pas, c’est qu’il compose une sorte de petit
dictionnaire encyclopédique, dans lequel il illustre ses propos avec des
exemples de grammaire et de « tournures idiomatiques ». C’est assez
ambitieux et il faut posséder la langue parfaitement. Aussi me demande-t-il
parfois ma collaboration. C’est ainsi que je compose des phrases pour son
dictionnaire…
Tout le monde se souvient de ces délicats vers de
Verlaine :
« O bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits ! »…
Mais la pluie est telle que comparer avec une douche est
encore très au dessous de la vérité. Ce sont des trombes, des cascades, de
formidables avalanches d’eau comme je n’en ai jamais vu auparavant. Les rafales
de vent hurlent au dessus du toit terrasse du laboratoire de chimie qui est
juste en face de mon petit immeuble. Les palmiers nains eux-mêmes, tout
luisants d’eau, sont tourmentés par les éléments déchaînés et tordus autour du
petit bassin ornemental devant l’entrée… Je me demande quel temps il fait en
France en ce moment ?
Il serait plus approprié de citer Baudelaire :
« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que
les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide….
Quand la pluie, étalant ses immenses traînées… »
Si vous saviez combien je découvre de choses ici… Un but à
ma vie… La compréhension de beaucoup d’actes et de sentiments passés… et même
certains passages de l’Evangile. Depuis quelques temps, j’apprécie chaque jour
davantage la poésie, alors qu’autrefois, je ne la comprenais pas. Ce que je ne
comprenais pas, c’était « l’esprit poétique », je veux dire l’esprit
qui animait les poètes. C’était la clef qui me manquait. Je ne faisais que
regarder par le trou de la serrure et ma vision était trop incomplète pour être
satisfaisante. Mais il me semble que je me suis saisie de cette clef…
Savez-vous que j’ai appris quelques vers de William Shakespeare ? On a
bien raison de dire que c’était un génie. Jusqu’ici, je n’avais lu que des
traductions, donc, sa poésie mise en prose pour le théâtre. Mais le lire dans le
texte est quelque chose d’enthousiasmant…
Un de mes nouveaux amis est venu me voir et a fait la
cuisine dans un auto cuiseur chinois. C’est fort étrange : un poulet aux
herbes médicinales. Pas franchement succulent, mais il parait que c’est
bon pour la santé. Or, quand les chinois ont dit cette formule magique :
« C’est bon pour la santé » il n’y a plus rien à ajouter ! »
Dimanche 15 Octobre
1978
Tamkang
« Le plus grave du typhon est passé. C’est jeudi soir
que la nouvelle a été confirmée par les services de météo nationale, qui donne
également des mises en garde et des conseils de précaution. Aux commerçants, on
demande, dans la mesure du possible, de démonter leurs enseignes lumineuses.
Comme les énormes caractères chinois sont dressés perpendiculairement aux
façades des magasins, cela offre une très grande prise au vent, et les tubes
néon qui les illuminent de l’intérieur le soir risquent de tomber sur la tête
des gens qui seraient assez inconscients pour sortir, ou de provoquer des
court-circuits dans les installations électriques des immeubles. Les
propriétaires de voitures sont priés de les ranger dans des garages ou des
abris, car la puissance du vent est telle que les véhicules les plus légers
peuvent s’envoler ! Les habitants des petits ports de la côte Est de
l’île, qui n’habitent pas dans des immeubles, doivent accumuler des pneus ou
des sacs de sable sur les toits de leurs maisonnettes. Enfin, tout le monde est
prié d’aller au marché la veille et de se boucler « chacun dans sa
chacunière » pour toute la durée du passage du typon.
A cette occasion, j’ai appris la signification du mot
« typhon ». Ce sont les deux caractères « Ta » et
« Fong » qui signifient « Grand Vent ». Je dirais plutôt
« Vent furieux » ou « Vent de fin du monde » ! Les gens
qui ont de larges baies vitrées à leurs appartements, mais de construction un
peu ancienne, croisent des bandes de papier collant dessus pour en renforcer la
solidité… Ce « Grand vent » poussant des paquets de pluie aussi épais
que des vagues géantes, fait un bruit assourdissant. Parfois, il donne des
coups de boutoir contre les immeubles… Oui, l’expression « éléments
déchaînés » est justifiée. Vendredi et samedi, jours et nuits sans
discontinuer, le vent a mugi, grondé, frappé avec une force sans cesse
renouvelée. C’est fatigant. Aujourd’hui, il pleut toujours, mais c’est à
nouveau supportable. Il va sans dire que durant tout ce temps, il n’y a pas eu
de cours et que personne ne s’est aventuré à pied sur le campus.
Comme j’étais enfermée chez moi, j’ai passé des heures le
nez écrasé sur le carreau de ma fenêtre, à regarder le Dragon de la Mer de
l’Est sauter et bondir dans les éléments liquides, car on ne distinguait plus
le fleuve du ciel, ni la mer de la terre. C’était à la fois fascinant,
terrifiant et merveilleux. Il y a pourtant quelque petits inconvénients à ce
genre d’intempérie. Bien que l’université soit bâtie au sommet d’une colline si
haute qu’elle pourrait bien être qualifiée de petite montagne, l’eau ne
s’écoule pas assez vite vers le fleuve. Stagnant, elle remonte ensuite dans les
tuyaux de la salle de bain, apportant avec elle quelques charmants exemplaires
de la faune locale. Par ailleurs l’atmosphère est tellement saturée d’humidité
que les pages des livres gondolent et que le linge prend une odeur fort peu
agréable. Inutile d’essayer de le laver parce qu’il est bien évident que rien
ne sèche…
Néanmoins, on m’a assuré que ce n’était qu’un petit typhon
puisqu’il n’a duré que deux jours pleins. En effet, dès la soirée de samedi, on
pouvait à nouveau marcher sur le campus, et nous sommes allés dîner « en
ville », c'est-à-dire très modestement dans le village de Tamsui au pied
de la colline. Je dis « nous » parce que Robert était avec moi. Mais
il ne me semble pas vous avoir déjà parlé de lui ?
Robert est un des éléments les plus brillants du Département
de Littérature Anglaise. Il a 27 ans. Il est de petite taille, c’est son grand
complexe ! Quant à ses cheveux – qui sont noirs comme vous vous en doutez
– ils sont très soignés, c’est sa grande
coquetterie ! Il a des yeux asymétriques dans lesquels on lit dès
la première rencontre son cœur et son intelligence, et surtout sa très grande
sensibilité. Malheureusement, il exige un peu trop de ses yeux et ils se fatiguent vite. Dans ces cas, il doit
éteindre sa lampe et ne peut plus travailler, donc il vient me voir.
Cela fera bientôt un mois que nous nous sommes rencontrés
chez mon voisin de studio, Monsieur Wang, et c’est le collègue américain avec
lequel j’étais allée prendre le thé au temple à Tamsui, Grégory Hyde, qui nous
a présentés. Après les salutations d’usage et échanges de compliments, chacun
devait rentrer chez soi. Mais il était encore très tôt, car ici, on dîne à 18
heures, et Robert m’avait invitée à venir continuer la discussion chez lui.
Nous avions parlé de littérature russe et anglaise. Deux jours après, il
frappait à ma porte pour voir mes photos de Russie…
Comme sa sensibilité est extrême, il comprend tout
admirablement bien. Nous passons des heures et des journées ensemble :
nous travaillons chacun de notre côté, puis nous nous récréons à notre manière.
C'est-à-dire que nous lisons des poèmes de Shakespeare, que nous comparons les
stoïciens aux épicuriens, ou que Robert m’explique la signification des
caractères chinois. Si fait que j’apprends beaucoup ! Il me parle
également des coutumes locales. Parce qu’il est Taïwanais. A ne pas confondre
avec les chinois émigrés du Continent, comme les Han, qui sont venus en 1949
avec le Maréchal Tchang Kaï Chek.
Robert a déjà passé ses deux années obligatoires à l’armée,
parce qu’ici, on ne plaisante pas avec le service militaire. Il a même été dans
l’une des deux petites îles, Kinmen ou Matzu, j’avoue ne pas avoir très bien
compris, situées entre Taïwan et le Continent. Il paraît que par temps clair,
on peut apercevoir la côte de la « Grande Chine ». Les continentaux,
naturellement, en font autant, et passent à bord de minuscules avions pour
lancer des tracts. Il m’explique que Taïwan voudrait tenter une attaque de
reconquête sur le Continent pour battre les communistes et y installer le
régime nationaliste, avec le parti Kuo Min Tang. Quand il commence sur ce
sujet, il s’enflamme. D’autres que lui aussi. On m’explique quels sont
« Les Trois Principes du Peuple » de ce parti fondé par le très
respecté Docteur Sun Yat Sen à Canton en 1912. Nationalisme – dans le but
d’élever la Chine au rang de grande puissance – démocratie et « Vie du
peuple » - quelque chose qui aurait à voir avec une sorte de socialisme…
la politique et moi…..Enfin, si les principes du KMT me semblent respectables,
l’idée de lancer une armée de taïwanais à l’assaut du Continent me parait
absurde. Il s’agit surement d’une sournoise histoire de « face »,
d’un paravent derrière lequel on cache sa vergogne… Enfin, une fois de plus je
suis une femme et la politique est affaire d’hommes. Je la leur laisse sans
déplaisir aucun !
Mais pardonnez-moi car je m’égare. Tel n’était pas mon
propos. Me voilà partie dans l’histoire contemporaine comme mes interlocuteurs
chinois quand ils sont lancés sur le sujet. Il faut croire que c’est
communicatif ! Ce que je voulais dire c’est que, maintenant, Robert ne
donne plus de cours parce qu’il écrit un Mémoire de Maîtrise dont le sujet est
« Le symbolisme chez D.H. Lawrence ». Je dois avouer que je ne
connais pas du tout cet auteur, n’ayant étudié – certes assez sérieusement –
que des auteurs grecs, latins ou français, mais jamais anglais. Je n’ai lu
aucune de ses œuvres. Mais j’espère déjà pouvoir les lire dans leur version
d’origine, et avoir sous la main le spécialiste qui pourra les commenter pour
moi ! A part ces activités très littéraires, nous écoutons de la musique
classique en parlant de nos étudiants respectifs, et de mille autres choses
passionnantes.
Ce typhon nous a beaucoup rapprochés parce que Robert
habitant une chambrette installée tout en haut d’un petit immeuble, sur le toit
terrasse, comme une mini maison posée là par hasard, ne pouvait y rester sans
courir de grands risques lors du passage des éléments déchaînés. Il est donc
resté en ma compagnie. Mais malgré les bons côtés que peuvent offrir les
intempéries, je préfère quand tout rentre dans l’ordre et que la vie reprend
normalement. J’aime sortir et n’apprécie les espaces confinés que si je sais
que je n’y serai prisonnière qu’un court moment.
Ce typhon a également eu d’autres conséquences. Il a
littéralement transformé mon petit immeuble en une vaste éponge ! Il pleut
partout, à tel point que je ne saurais même plus dire d’où cela vient….Mais
cette eau mal venue mouille mes livres et plus particulièrement mon
dictionnaire latin. Alors, j’ai décidé de changer la disposition des meubles
dans ma chambrette. J’ai mis la bibliothèque en cornières métalliques en face
du lit et les malles à côté. Recouvertes d’un joli torchon anglais, elles
peuvent passer pour un meuble ! Et j’y ai posé la jolie poupée que les
étudiants m’ont offerte pour mon anniversaire. Devant, j’ai placé un minuscule
service à thé chinois en porcelaine blanche sur laquelle courent des dragons
bleus, que nous avons acheté ensemble, Robert et moi. C’est qu’ici, on ne
« boit » pas le thé. On le « déguste » par très petites
gorgées. Donc on le prépare dans une théière de poupée et on le sert dans des
bols pas plus grands que des dés à coudre. C’est tellement mignon !
Je me sens de mieux en mieux ici. Non seulement ma chambre
me plait, malgré l’humidité ambiante. Mais je suis à l’aise, en forme,
heureuse ! Je travaille beaucoup, mais c’est ce qui me convient. Par
ailleurs, je me sinise de plus en plus. Maintenant, je suis capable de manger
une cuisse de poulet entière avec des baguettes, sans la laisser tomber !
Comme les vrais chinois !
Je vous souhaite une bonne soirée. Je vais lire
Shakespeare ! »
Samedi 21 Octobre
1978
Tamkang
« Bonjour ! Comment allez-vous tous, si loin,
là-bas, en France ? Voilà déjà presque deux mois que je suis partie, mais
j’ai l’impression que je vis ici depuis beaucoup plus longtemps, tellement je
me sens bien, habituée à tout, connaissant tout le monde ou presque, et
maintenant pourvue de mon Passeport Chinois de Résident Etranger, établi à mon
nom chinois.
Depuis le passage du typhon, le temps a nettement changé. Il
est gris et frais, mais les montagnes des alentours sont toujours vertes et
bleutées, et une brume légère y flotte en permanence. D’ailleurs ce soir, la
lune est voilée et disparait même parfois derrière de gros nuages qui, poussés
par un vent toujours turbulent et cavalcadant, semblent jouer avec elle.
L’autre soir, je suis allée me promener au bord de la rivière. Il faut que je
vous dise que, l’île de Taïwan étant traversée en son milieu par le Tropique du
Cancer, les jours et les nuits ont presque toute l’année la même durée. Si on
ne tient pas compté des légères variations, on peut dire que le jour se lève à
six heures du matin pour se coucher à dix-huit heures. Vous comprenez que les
soirées sont longues….Mais revenons au bord de la rivière où j’ai fait une très
belle promenade. De minuscules ferries font la navette d’une rive à l’autre. On
voit leurs petites lumières se balancer sur les ondes, puis s’éloigner vers la
rive gauche que la distance ne permet pas de distinguer dans la nuit. Enfin, les
quelques bâtiments installés sur le versant de la montagne s’éclairent
faiblement les uns après les autres. Et on peut rêver que, là-bas, commence une
vie mystérieuse… »
Mercredi 1° Novembre
1978
De retour à Tamkang
« Mille mercis pour ce que vous m’avez envoyé : la
jolie veste chaude, les cartes postales présentant des vues des monuments de
Paris, et surtout, les livres ! Je vais en faire bon usage, vous pouvez me
faire confiance ! J’ai seulement gardé quelques images pour parfaire la
décoration de ma chambre, bien améliorée depuis le passage du typhon.
Aujourd’hui, oui, je vais faire un peu d’auto satisfaction.
En effet, mes cours de littérature ont de plus en plus de succès, non seulement
auprès de mes étudiants, mais aussi de mes collègues. Plusieurs professeurs qui
comprennent le français viennent y assister. Tant et si bien que Monsieur Lee
m’a demandé de tout rédiger de façon à constituer un Manuel pour aider les
étudiants dans leurs révisions et préparations des examens. Cela me donne un
gros surcroît de travail, mais qu’à cela ne tienne ! Aux cours à
proprement parler, j’ajoute aussi un Vocabulaire avec les définitions des mots
difficiles et une notice biographique succincte pour quelques noms propres,
sachant bien qu’ils ne prendront pas la peine de consulter les encyclopédies…
Activité toute nouvelle pour moi, j’ai travaillé pour le
Laboratoire de Langues Etrangères en faisant une lecture enregistrée sur
cassettes de tout le Manuel de première année. C’est totalement épuisant !
Il faut rester dans une petite pièce hermétiquement fermée – pour éviter les
sons parasites – et très chaude – je sens la sueur dégouliner dans mon dos
pendant toute la durée des enregistrements – pendant des heures de suite. Il
faut lire très fort et très lentement. Une fois, j’ai dû m’arrêter en cours
d’enregistrement parce qu’après quatre heures de cours le matin, j’avais la
gorge trop irritée et je me suis mise à tousser. Le lendemain, j’ai donné mes
cours en parlant tout bas.
De plus, j’ai un groupe de théâtre et un autre de chant avec
les étudiants de deuxième année. Un jour, je ne sais sous quelle inspiration,
j’ai chanté pendant le cours ! Ils ont applaudi et réclamé à grands cris
pour que je leur apprenne des chansons. Les étudiants chinois, aux dires de
tous les professeurs étrangers, adorent chanter. Ils organisent des concours
entre eux, et prient souvent leurs professeurs de participer.
Enfin, je prête beaucoup de livres, et je donne des cours
particuliers à ceux qui m’en demandent dès que j’ai quelques instants de
libres. L’autre jour, un étudiant de première année, pour me remercier de lui
avoir prêté un livre, me l’a rendu accompagné de six cartes qu’il avait peintes
pour moi.
Ses peintures me semblent assez remarquables. Elles sont
modernes mais figuratives, très épurées et d’un fondu de couleurs fort
original, car il emploie des couleurs vives. Sa technique consiste à peindre
des plages de couleurs « en enchaîné » et à dessiner dessus ce qu’il
veut représenter en fins traits noirs. Le fond est suggestif et les traits
figuratifs. Dès le début de l’année, j’avais bien remarqué qu’il était
différent des autres, mais c’est à cette occasion seulement que j’ai découvert
qu’il avait des talents artistiques, et aussi qu’il ne demandait pas mieux que
de faire quelques efforts en français, bien qu’il ait pour habitude de
s’asseoir au fond de la classe, place favorite traditionnelle des cancres. J’ai
mis à profit cette découverte pour l’obliger à participer davantage et je crois
que, finalement, il ne demandait que ça. Jugez-en par vous-mêmes : il a eu
20 à la dernière interrogation écrite ! Il s’appelle Pascal.
Je dois dire que je m’étonne moi-même. Jamais je ne me
serais crue capable de me sentir aussi à l’aise, d’animer tant de groupes,
d’avoir des activités aussi variées. Moi qui ai passé cinq années à
l’université à étudier comme une malade, sans parler à personne, sans sortir
avec les autres camarades tellement les cours me passionnaient, me contentant
d’étudier le russe et de faire de la danse classique pour me délasser et ne
voyageant que pendant les vacances d’été.
Tiens ! C’et justement ce que nous venons de
faire : voyager ! Je suis partie trois jours avec de Département
d’Architecture, visiter en autocar le Centre-ouest et le Sud-ouest de Taïwan. L’île
ressemble à une amande. A l’ouest, une plaine côtière le long du Détroit de
Formose. Au centre une chaîne de montagnes si hautes que, malgré la présence du
Tropique, les pentes en sont perpétuellement ennuagées et les sommets
recouverts de neige. Cette barrière montagneuse constitue une protection
naturelle contre la violence des typhons qui arrivent toujours de l’est ou du
sud-est, c'est-à-dire des Philippines. Enfin, il n’y a qu’une très mince bande
de terre le long de la côte est, car les monts tombent littéralement dans le
sud de la fosse des Riou-Kiou, qui, si mes souvenirs sont bons, atteint les –
7.500 mètres. Mais peut-être est-ce moins profond près de Taïwan… Quoi qu’il en
soit, je peux vous dire que j’ai beaucoup apprécié les paysages, et aussi
d’être allée au sud du Tropique !
En ce moment, on récolte le riz. Au nord, c’est la deuxième
récolte, et la troisième au sud. Le riz est moins haut que le blé. D’un beau
vert jade quand il est encore jeune, il change progressivement de couleur au
fur et à mesure qu’il mûrit pour atteindre une teinte un peu fauve à maturité.
Les épis sont très lourds et penchent la tête. C’est le moment où il faut le
couper, touffe à touffe, à la faucille. Puis on le bat avec des fléaux et on
met les grains à sécher sur des aires de séchage qui ne sont, en réalité, que
les petits terre-pleins cimentés devant les maisons des paysans. Inutile de
dire qu’il y faut énormément de main d’œuvre ! Quel spectacle que tous ces
paysans et ces paysannes avec leurs chapeaux de paille coniques et leurs fichus
de vives couleurs par-dessus pour les faire tenir !
Ils sont bien pauvres et bien simples. Ils vivent dans de
misérables maisonnettes incroyablement encombrées d’affaires tout à fait
indéfinissables. La marmaille, très nombreuse, joue à se poursuivre autour des
vasques de bronze des temples, ou à cache-cache derrière les statues des lions
gardiens des portes, ou des colonnes sculptées de dragons. Chaque année, des
trésors d’architecture ancienne sont détruits par les typhons, ou par les
pelles pelleteuses des spéculateurs immobiliers venus des villes. Les superbes
sculptures de bois servent à faire sécher les culottes fendues des marmots ou
les soutiens gorge des jeunes femmes. Les temples dont les toitures ne prennent
pas trop l’eau servent à entreposer les récoltes d’ail. Si j’étais un dieu, je
protesterais ! Je réclamerais que l’on me brûle des encens au lieu de me retourner
l’estomac avec des odeurs d’ail ! Quant aux inscriptions multi-centenaires,
elles s’effacent peu à peu et les
volailles y font leurs fientes, très à l’aise ! Quel gâchis ! Cela
m’a semblé bien dommage…
Mais j’ai tout de même vu des choses magnifiques. Entre
autres, un petit temple dont les murs étaient intégralement couverts de
peintures aux couleurs vives et aux sujets très expressifs, lesquelles
retraçaient toute la vie du Bouddha. J’ai beaucoup apprécié les premiers
tableaux parce que ce n’étaient pas les thèmes de sa vie qui sont couramment
illustrés. Par exemple, la naissance du prince Siddhârta Gautama dans un bois
sacré. On voit la belle princesse sa mère, vêtue d’une robe rouge bordée d’or,
installée sous les frondaisons luxuriantes des piedmonts de l’Himalaya, ses ravissantes
servantes s’affairant autour d’elle. Puis Shakyamuni dans son palais digne des
« Mille et une nuits », tantôt s’exerçant à tirer à l’arc, tantôt
dînant en compagnie de sa jeune épouse.
Ensuite, l’étonnement ne vient plus des thèmes traités mais de la façon dont
l’artiste a vu les différentes rencontres du prince Shakya avec le mal, les
malades, les bûchers funéraires, tout ce que sa vie privilégiée lui avait fait
ignorer jusqu’alors. Sa fuite par une nuit de pleine lune – comme dans un roman
de cape et d’épée, les sabots de son cheval entortillés de chiffons pour ne pas
réveiller sa famille – L’artiste ne sait pas très bien peindre les chevaux, ce
qui n’est pas étonnant car il n’y en a pas ici, mais c’est amusant d’examiner
tous les détails. Les ascètes dans la forêt ressemblent à des squelettes
bronzés et ils font peur. La scène suivante qui représente les démons lancés
par Mara-le-Mauvais à l’assaut du Sage en méditation est effrayante. C’était le
but de la manoeuvre !
C’est la visite que j’ai préférée.
Dès le premier jour du voyage, c'est-à-dire dimanche, il a
fait un temps de chien. Je devrais dire : un temps d’Europe. Froid à vous
transpercer la moelle, avec pluie et vent. A force de descendre des cars pour
aller s’exposer aux courants d’air glacés qui balayent les temples, tout le
monde a attrapé la grippe, sauf Robert et moi qui nous étions couverts comme
des oignons et prenions des médicaments à titre préventif. Robert ne veut pas
tomber malade parce qu’il souhaite avoir terminé son Mémoire avant janvier.
Quant à moi, je soigne ma précieuse voix comme une chanteuse à succès !
Enfin, les second et troisième jours ont été radieux, sûrement parce que nous
étions dans le sud.
Nous sommes passés par Lukang, minuscule port côtier. C’est
une des petites bourgades les plus traditionnelles et conservatrices de l’île,
et la ville natale de Robert. C’est également là que vivent ses parents. Ils
sont très âgés. Son père a 74 ans et sa mère 69. Ils ont eu six enfants, trois
fils et trois filles, ayant tous de grandes différences d’âge entre eux.
Monsieur Hsü est un lettré et un calligraphe, et il fait encore activement
partie d’une société de poètes qui tient ses séances dans un temple chaque
quinzaine. Il est grand et mince, il a un visage d’une étonnante
fraîcheur, mais les yeux petits et enfoncés, les cheveux gris très courts,
de longues mains d’aristocrate et d’intellectuel. Très distingué. Il m’a
beaucoup impressionnée. Madame Hsü, née Mai – nous avons donc le même patronyme
– est une gentille dame aux joues rondes, un peu effacée, qui se contente de
sourire quand on la regarde. Il est évident qu’elle est considérée comme
inférieure. C’est qu’elle n’est pas d’une famille de lettrés…
A ma connaissance, il n’y a jamais eu en Chine
d’aristocratie héréditaire comme nous en avons en Europe. Les fonctionnaires
d’Etat étaient recrutés sur concours national et la charge n’était pas
transmissible… Mais il semble bien, à voir cette famille, que les préjugés
concernant la naissance sont les mêmes sur tous les continents. Enfin… C’est
dans ces sortes de circonstances que je me sens encore bien étrangère.
J’ai dit que Lukang était une des petites villes de l’île
qui conserve le plus de traditions chinoises très anciennes. Si nous nous y
sommes arrêtés, c’est parce qu’il y a de nombreux temples à visiter. Ceux-là
tiennent encore debout, supportés par des colonnes de pierres sculptées que
l’on protège même parfois grâce à des grillages. Partout d’innombrables statues
en tous genres du Bouddha, ainsi que des génies roulant des yeux effrayants, et
des dragons frétillants, sautant et dansant. J’adore l’odeur des encens. On en
brûle partout à profusion, à tel point que dans certaines salles, la lourde
fumée bleue stagnante forme une sorte de brouillard parfumé qui nimbe les
statues et atténue les couleurs. Cette atmosphère me plait énormément. Les bâtiments et les
cours toujours ouvertes se succèdent les unes aux autres, et partout il y a une
foule aimable et souriante qui rend hommage au Bouddha avec de profondes
salutations ou de petites courbettes rapides, l’air heureux et confiant. Cela
fait que l’atmosphère est à la fois recueillie et légère… comme les
fumées d’encens…
Je dois vous dire honnêtement que, depuis que je connais
Robert, mon intérêt pour la Chine croît encore – si c’était possible – surtout
du fait qu’il peut m’expliquer beaucoup de choses, car non seulement il est
très cultivé mais de plus il est bon pédagogue. Heureusement, c’est son
métier ! Nous échangeons beaucoup : impressions, réflexions, pensées…
Et il me semble que nous n’en travaillons que davantage et mieux ! »
Ah oui ! Très
intéressant ! Ton intérêt pour la Chine ! Ma bonne petite Annie… Toi
qui disais que tu ne croyais pas à l’amour et ne voulais pas te marier !
En réalité, elle avait déjà conçu le projet de « convoler en juste
noce » comme il est d’usage de dire dans les familles traditionnelles.
Mais, consciente que ses parents auraient bien du mal à accepter une telle
alliance, elle décida de s’ouvrir de son projet à son frère aîné, tant pour lui
demander conseil que pour l’informer. C’est qu’elle ne savait comment s’y
prendre pour prévenir ses parents de ses projets matrimoniaux… Il lui répondit
une bien jolie missive dont je suis en mesure de citer ici quelques lignes :
Mardi 31 Octobre 1978
De la maison familiale
« Ton courrier reçu aujourd’hui même ne m’a pas totalement
surpris… Bien sûr, c’est un évènement, et qui plus est heureux, dont je me
réjouis. Le ton de ta lettre m’évite les
couplets sur la prudence. Il semble donc que ce soit le bonheur en vue !
Toutefois, je ne peux m’empêcher de penser aux troubles que cela va jeter dans
la maison, car, comme tu le dis, c’est inévitable….
Je ne sais absolument
pas quel conseil te donner. L’atmosphère familiale est de toutes manières très
tendue. La solution consistant en une lettre officielle, s’adressant aux deux
parents, me semble la seule possible, quoi que non dénuée de risques. Je ne
pense pas que Mère sera trop étonnée. Quant à la réaction de Père,
« imprévisible » est la seule prévision que nous puissions faire. Je
crois qu’il faut que tu agisses selon ta conscience et ton cœur vis-à-vis
d’eux, sans te soucier trop du reste. Ainsi tu feras ce que tu veux et eux
feront ce qu’ils penseront devoir faire. Quoiqu’il en soit, une telle nouvelle
à la maison ne passera pas inaperçue !
Heureusement il y a
l’espérance qui est un trésor, la frange d’or du plus noir nuage. »
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