dimanche 24 mai 2015

Professeur à Taïwan - Chapitre 3 - Typhon





O3 – TYPHON


Mardi 10 Octobre 1978
Fête Nationale
De ma chambre à Tamkang

« Aujourd’hui, comme c’est la Fête Nationale, que l’on appelle « Le Double Dix », nous sommes en congé. Donc je suis dans ma chambre et je me repose un peu de mes cours. Il est impossible de sortir à cause de la violence de la pluie qui tombe sans discontinuer depuis deux jours. L’une de mes nouvelles connaissances m’a dit que cela annonçait très probablement un typhon. Ce n’est pas vraiment rassurant…. Je m’efforce de ne pas trop y penser de crainte d’avoir peur. C’est que ce mot évoque pour moi quelques scènes tirées de mes lectures d’autrefois, très dramatiques, relatant comment les bateaux étaient hachés menu par les vagues, puis engloutis dans les flots déchaînés, tout l’équipage noyé…. Et en effet, la mer est noire comme de l’encre et on ne voit plus le sommet des montagnes alentours. C’est assez oppressant….

Pour me distraire, j’écoute « Le Lac des Cygnes » sur mon passe-cassettes tout en corrigeant quelques copies de mes étudiants de troisième année. Voulez-vous connaître le sujet ? Puisque nous étudions la Chanson de Roland, j’ai demandé les « Portraits comparés de Ganelon et de Roland ». Je dois dire que, malheureusement, le résultat n’est pas fameux. Il est évident qu’ils ne travaillent pas assez. L’autre jour, je me suis fâchée ! Oui ! J’ai vitupéré pendant dix minutes, surtout la paresse des garçons. Ils ne viennent pas au cours, puis me rendent, avec huit jours de retard, une préparation au lieu du devoir que j’ai demandé. Comme je suis toujours calme et patiente, mon auditoire me regardait, les yeux ronds, sidéré ! Ce que j’espère, c’est qu’il y aura une réaction.

C’est avec les étudiants de deuxième année que j’ai le plus de satisfactions. Que je vous raconte une anecdote au sujet d’un de mes étudiants. Lundi dernier, j’ai surpris ce garçon en train d’étudier son cours de japonais alors que nous faisions de la grammaire française. Je lui ai donc confisqué son cahier – ce que je n’aurais pas dû faire devant tout le monde…. Mais, j’avais bien compris qu’ayant fini avant les autres, il révisait le cours de japonais pour s’occuper intelligemment alors que ses camarades peinaient sur des conjugaisons. Pendant la petite pose entre les deux heures, je suis allée lui parler. Il a fini par me dire qu’il s’ennuyait aux cours. C’est un exploit ! car ici, il est impensable que les étudiants émettent une pareille « critique » à la face d’un professeur. En fait, s’il s’ennuie, c’est parce qu’il travaille plus que les autres, donc son niveau est meilleur. Je crois que cette conversation l’a bien soulagé, et m’a aidée à mieux comprendre la situation ici. Maintenant, je lui pose toutes les questions les plus difficiles, pour qu’il n’ait plus le temps de s’ennuyer. De plus, cela lui donne une « grande face » parce que les autres l’écoutent avec attention !

Dans cette université, les classes sont très encadrées et structurées, exactement comme dans des écoles secondaires en France. Les étudiants sont supposés assister à tous les cours et le professeur fait l’appel ! Ils doivent rendre leurs devoirs en temps voulu, ou présenter un certificat médical. Ils choisissent un « Responsable de Classe » qui parlemente avec le « Professeur Responsable » – moi en l’occurrence – quand ils veulent obtenir quelque chose. C’est donc pourquoi, Benjamin est venu me voir pour que je monte un groupe de chant.

Benjamin est incontestablement le garçon le plus grand de la classe, avec Cyril, son inséparable ami. Ses cheveux, très raides, lui tombent en mèches épaisses sur le front et descendent parfois sur ses lunettes. Il a le visage anguleux, le cou maigre, et le torse étroit, serré dans une chemise qui semble avoir été cousue sur sa peau. Il la tire au maximum pour la faire rentrer dans son pantalon, toujours sombre, sans qu’elle bouffe par-dessus la ceinture. On sent le garçon qui veille à ne pas paraître négligé ! Il émane de lui une assurance qui fait que, tout naturellement, les autres se tournent vers lui quand il faut prendre une décision.

Cyril, Annie et Benjamin

Son ami Cyril est presqu’aussi grand que lui, mais à mon goût, plus beau. Ses cheveux se placent vers la droite du visage et lui couvrent les oreilles. Il a le teint plutôt sombre et le visage long, le nez bien dessiné. Il sourit davantage avec les yeux qu’avec la bouche. D’allure plus décontractée que Benjamin, il lui arrive de porter une chemise fantaisie qu’il laisse toujours flotter sur son pantalon. C’est son signe distinctif, car il est le seul garçon de toute la classe à faire cela. Ils sont inséparables. Quand on voit arriver Benjamin, Cyril est juste derrière !

Bref. Ce cher Benjamin me mets dans une situation bien embarrassante. Il va de soi que je suis tout à fait d’accord pour organiser un groupe de chant. Ce serait même un grand plaisir. Mais il y a une autre jeune dame qui a essayé. Elle a proposé le lundi de 13 à 14 heures, ce qui se trouve être très mal pratique pour tout le monde. Par ailleurs, elle a choisi des chants d’un mièvre … à pleurer… ou à rire, je ne sais pas. C’est que je ne me vois pas du tout enseigner à des gaillards de plus de vingt ans « Au clair de la lune » ou « Les petites marionnettes » ! C’est pourtant ce qu’elle a fait photocopier, en très nombreux exemplaires, espérant que cette activité nouvelle attirerait de nombreux étudiants. Or, lundi dernier, personne n’est venu… Je vais attendre un peu avant de décider quoi faire

Monsieur Lee va bien. Il a les yeux cernés parce qu’il veille trop tard. Et s’il ne dort pas, c’est qu’il compose une sorte de petit dictionnaire encyclopédique, dans lequel il illustre ses propos avec des exemples de grammaire et de « tournures idiomatiques ». C’est assez ambitieux et il faut posséder la langue parfaitement. Aussi me demande-t-il parfois ma collaboration. C’est ainsi que je compose des phrases pour son dictionnaire…

Tout le monde se souvient de ces délicats vers de Verlaine :
                       « O bruit doux de la  pluie
                          Par terre et sur les toits ! »…
Mais la pluie est telle que comparer avec une douche est encore très au dessous de la vérité. Ce sont des trombes, des cascades, de formidables avalanches d’eau comme je n’en ai jamais vu auparavant. Les rafales de vent hurlent au dessus du toit terrasse du laboratoire de chimie qui est juste en face de mon petit immeuble. Les palmiers nains eux-mêmes, tout luisants d’eau, sont tourmentés par les éléments déchaînés et tordus autour du petit bassin ornemental devant l’entrée… Je me demande quel temps il fait en France en ce moment ?
Il serait plus approprié de citer Baudelaire :
                       « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
                          Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
                          Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
                          Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
                          Quand la terre est changée en un cachot humide….
                          Quand la pluie, étalant ses immenses traînées… »

Si vous saviez combien je découvre de choses ici… Un but à ma vie… La compréhension de beaucoup d’actes et de sentiments passés… et même certains passages de l’Evangile. Depuis quelques temps, j’apprécie chaque jour davantage la poésie, alors qu’autrefois, je ne la comprenais pas. Ce que je ne comprenais pas, c’était « l’esprit poétique », je veux dire l’esprit qui animait les poètes. C’était la clef qui me manquait. Je ne faisais que regarder par le trou de la serrure et ma vision était trop incomplète pour être satisfaisante. Mais il me semble que je me suis saisie de cette clef… Savez-vous que j’ai appris quelques vers de William Shakespeare ? On a bien raison de dire que c’était un génie. Jusqu’ici, je n’avais lu que des traductions, donc, sa poésie mise en prose pour le théâtre. Mais le lire dans le texte est quelque chose d’enthousiasmant…

Un de mes nouveaux amis est venu me voir et a fait la cuisine dans un auto cuiseur chinois. C’est fort étrange : un poulet aux herbes médicinales.  Pas franchement succulent, mais il parait que c’est bon pour la santé. Or, quand les chinois ont dit cette formule magique : « C’est bon pour la santé » il n’y a plus rien à ajouter ! »

Dimanche 15 Octobre 1978
Tamkang

« Le plus grave du typhon est passé. C’est jeudi soir que la nouvelle a été confirmée par les services de météo nationale, qui donne également des mises en garde et des conseils de précaution. Aux commerçants, on demande, dans la mesure du possible, de démonter leurs enseignes lumineuses. Comme les énormes caractères chinois sont dressés perpendiculairement aux façades des magasins, cela offre une très grande prise au vent, et les tubes néon qui les illuminent de l’intérieur le soir risquent de tomber sur la tête des gens qui seraient assez inconscients pour sortir, ou de provoquer des court-circuits dans les installations électriques des immeubles. Les propriétaires de voitures sont priés de les ranger dans des garages ou des abris, car la puissance du vent est telle que les véhicules les plus légers peuvent s’envoler ! Les habitants des petits ports de la côte Est de l’île, qui n’habitent pas dans des immeubles, doivent accumuler des pneus ou des sacs de sable sur les toits de leurs maisonnettes. Enfin, tout le monde est prié d’aller au marché la veille et de se boucler « chacun dans sa chacunière » pour toute la durée du passage du typon.

A cette occasion, j’ai appris la signification du mot « typhon ». Ce sont les deux caractères « Ta » et « Fong » qui signifient « Grand Vent ». Je dirais plutôt « Vent furieux » ou « Vent de fin du monde » ! Les gens qui ont de larges baies vitrées à leurs appartements, mais de construction un peu ancienne, croisent des bandes de papier collant dessus pour en renforcer la solidité… Ce « Grand vent » poussant des paquets de pluie aussi épais que des vagues géantes, fait un bruit assourdissant. Parfois, il donne des coups de boutoir contre les immeubles… Oui, l’expression « éléments déchaînés » est justifiée. Vendredi et samedi, jours et nuits sans discontinuer, le vent a mugi, grondé, frappé avec une force sans cesse renouvelée. C’est fatigant. Aujourd’hui, il pleut toujours, mais c’est à nouveau supportable. Il va sans dire que durant tout ce temps, il n’y a pas eu de cours et que personne ne s’est aventuré à pied sur le campus.

Comme j’étais enfermée chez moi, j’ai passé des heures le nez écrasé sur le carreau de ma fenêtre, à regarder le Dragon de la Mer de l’Est sauter et bondir dans les éléments liquides, car on ne distinguait plus le fleuve du ciel, ni la mer de la terre. C’était à la fois fascinant, terrifiant et merveilleux. Il y a pourtant quelque petits inconvénients à ce genre d’intempérie. Bien que l’université soit bâtie au sommet d’une colline si haute qu’elle pourrait bien être qualifiée de petite montagne, l’eau ne s’écoule pas assez vite vers le fleuve. Stagnant, elle remonte ensuite dans les tuyaux de la salle de bain, apportant avec elle quelques charmants exemplaires de la faune locale. Par ailleurs l’atmosphère est tellement saturée d’humidité que les pages des livres gondolent et que le linge prend une odeur fort peu agréable. Inutile d’essayer de le laver parce qu’il est bien évident que rien ne sèche…

Néanmoins, on m’a assuré que ce n’était qu’un petit typhon puisqu’il n’a duré que deux jours pleins. En effet, dès la soirée de samedi, on pouvait à nouveau marcher sur le campus, et nous sommes allés dîner « en ville », c'est-à-dire très modestement dans le village de Tamsui au pied de la colline. Je dis « nous » parce que Robert était avec moi. Mais il ne me semble pas vous avoir déjà parlé de lui ?

Robert est un des éléments les plus brillants du Département de Littérature Anglaise. Il a 27 ans. Il est de petite taille, c’est son grand complexe ! Quant à ses cheveux – qui sont noirs comme vous vous en doutez – ils sont très soignés, c’est sa grande  coquetterie ! Il a des yeux asymétriques dans lesquels on lit dès la première rencontre son cœur et son intelligence, et surtout sa très grande sensibilité. Malheureusement, il exige un peu trop de ses yeux et ils se  fatiguent vite. Dans ces cas, il doit éteindre sa lampe et ne peut plus travailler, donc il vient me voir.

Cela fera bientôt un mois que nous nous sommes rencontrés chez mon voisin de studio, Monsieur Wang, et c’est le collègue américain avec lequel j’étais allée prendre le thé au temple à Tamsui, Grégory Hyde, qui nous a présentés. Après les salutations d’usage et échanges de compliments, chacun devait rentrer chez soi. Mais il était encore très tôt, car ici, on dîne à 18 heures, et Robert m’avait invitée à venir continuer la discussion chez lui. Nous avions parlé de littérature russe et anglaise. Deux jours après, il frappait à ma porte pour voir mes photos de Russie…

Comme sa sensibilité est extrême, il comprend tout admirablement bien. Nous passons des heures et des journées ensemble : nous travaillons chacun de notre côté, puis nous nous récréons à notre manière. C'est-à-dire que nous lisons des poèmes de Shakespeare, que nous comparons les stoïciens aux épicuriens, ou que Robert m’explique la signification des caractères chinois. Si fait que j’apprends beaucoup ! Il me parle également des coutumes locales. Parce qu’il est Taïwanais. A ne pas confondre avec les chinois émigrés du Continent, comme les Han, qui sont venus en 1949 avec le Maréchal Tchang Kaï Chek.

Robert a déjà passé ses deux années obligatoires à l’armée, parce qu’ici, on ne plaisante pas avec le service militaire. Il a même été dans l’une des deux petites îles, Kinmen ou Matzu, j’avoue ne pas avoir très bien compris, situées entre Taïwan et le Continent. Il paraît que par temps clair, on peut apercevoir la côte de la « Grande Chine ». Les continentaux, naturellement, en font autant, et passent à bord de minuscules avions pour lancer des tracts. Il m’explique que Taïwan voudrait tenter une attaque de reconquête sur le Continent pour battre les communistes et y installer le régime nationaliste, avec le parti Kuo Min Tang. Quand il commence sur ce sujet, il s’enflamme. D’autres que lui aussi. On m’explique quels sont « Les Trois Principes du Peuple » de ce parti fondé par le très respecté Docteur Sun Yat Sen à Canton en 1912. Nationalisme – dans le but d’élever la Chine au rang de grande puissance – démocratie et « Vie du peuple » - quelque chose qui aurait à voir avec une sorte de socialisme… la politique et moi…..Enfin, si les principes du KMT me semblent respectables, l’idée de lancer une armée de taïwanais à l’assaut du Continent me parait absurde. Il s’agit surement d’une sournoise histoire de « face », d’un paravent derrière lequel on cache sa vergogne… Enfin, une fois de plus je suis une femme et la politique est affaire d’hommes. Je la leur laisse sans déplaisir aucun !

Mais pardonnez-moi car je m’égare. Tel n’était pas mon propos. Me voilà partie dans l’histoire contemporaine comme mes interlocuteurs chinois quand ils sont lancés sur le sujet. Il faut croire que c’est communicatif ! Ce que je voulais dire c’est que, maintenant, Robert ne donne plus de cours parce qu’il écrit un Mémoire de Maîtrise dont le sujet est « Le symbolisme chez D.H. Lawrence ». Je dois avouer que je ne connais pas du tout cet auteur, n’ayant étudié – certes assez sérieusement – que des auteurs grecs, latins ou français, mais jamais anglais. Je n’ai lu aucune de ses œuvres. Mais j’espère déjà pouvoir les lire dans leur version d’origine, et avoir sous la main le spécialiste qui pourra les commenter pour moi ! A part ces activités très littéraires, nous écoutons de la musique classique en parlant de nos étudiants respectifs, et de mille autres choses passionnantes.

Ce typhon nous a beaucoup rapprochés parce que Robert habitant une chambrette installée tout en haut d’un petit immeuble, sur le toit terrasse, comme une mini maison posée là par hasard, ne pouvait y rester sans courir de grands risques lors du passage des éléments déchaînés. Il est donc resté en ma compagnie. Mais malgré les bons côtés que peuvent offrir les intempéries, je préfère quand tout rentre dans l’ordre et que la vie reprend normalement. J’aime sortir et n’apprécie les espaces confinés que si je sais que je n’y serai prisonnière qu’un court moment.

Ce typhon a également eu d’autres conséquences. Il a littéralement transformé mon petit immeuble en une vaste éponge ! Il pleut partout, à tel point que je ne saurais même plus dire d’où cela vient….Mais cette eau mal venue mouille mes livres et plus particulièrement mon dictionnaire latin. Alors, j’ai décidé de changer la disposition des meubles dans ma chambrette. J’ai mis la bibliothèque en cornières métalliques en face du lit et les malles à côté. Recouvertes d’un joli torchon anglais, elles peuvent passer pour un meuble ! Et j’y ai posé la jolie poupée que les étudiants m’ont offerte pour mon anniversaire. Devant, j’ai placé un minuscule service à thé chinois en porcelaine blanche sur laquelle courent des dragons bleus, que nous avons acheté ensemble, Robert et moi. C’est qu’ici, on ne « boit » pas le thé. On le « déguste » par très petites gorgées. Donc on le prépare dans une théière de poupée et on le sert dans des bols pas plus grands que des dés à coudre. C’est tellement mignon !

Je me sens de mieux en mieux ici. Non seulement ma chambre me plait, malgré l’humidité ambiante. Mais je suis à l’aise, en forme, heureuse ! Je travaille beaucoup, mais c’est ce qui me convient. Par ailleurs, je me sinise de plus en plus. Maintenant, je suis capable de manger une cuisse de poulet entière avec des baguettes, sans la laisser tomber ! Comme les vrais chinois !
Je vous souhaite une bonne soirée. Je vais lire Shakespeare ! »

Samedi 21 Octobre 1978
Tamkang

« Bonjour ! Comment allez-vous tous, si loin, là-bas, en France ? Voilà déjà presque deux mois que je suis partie, mais j’ai l’impression que je vis ici depuis beaucoup plus longtemps, tellement je me sens bien, habituée à tout, connaissant tout le monde ou presque, et maintenant pourvue de mon Passeport Chinois de Résident Etranger, établi à mon nom chinois.

Depuis le passage du typhon, le temps a nettement changé. Il est gris et frais, mais les montagnes des alentours sont toujours vertes et bleutées, et une brume légère y flotte en permanence. D’ailleurs ce soir, la lune est voilée et disparait même parfois derrière de gros nuages qui, poussés par un vent toujours turbulent et cavalcadant, semblent jouer avec elle. L’autre soir, je suis allée me promener au bord de la rivière. Il faut que je vous dise que, l’île de Taïwan étant traversée en son milieu par le Tropique du Cancer, les jours et les nuits ont presque toute l’année la même durée. Si on ne tient pas compté des légères variations, on peut dire que le jour se lève à six heures du matin pour se coucher à dix-huit heures. Vous comprenez que les soirées sont longues….Mais revenons au bord de la rivière où j’ai fait une très belle promenade. De minuscules ferries font la navette d’une rive à l’autre. On voit leurs petites lumières se balancer sur les ondes, puis s’éloigner vers la rive gauche que la distance ne permet pas de distinguer dans la nuit. Enfin, les quelques bâtiments installés sur le versant de la montagne s’éclairent faiblement les uns après les autres. Et on peut rêver que, là-bas, commence une vie mystérieuse… »

Mercredi 1° Novembre 1978
De retour à Tamkang

« Mille mercis pour ce que vous m’avez envoyé : la jolie veste chaude, les cartes postales présentant des vues des monuments de Paris, et surtout, les livres ! Je vais en faire bon usage, vous pouvez me faire confiance ! J’ai seulement gardé quelques images pour parfaire la décoration de ma chambre, bien améliorée depuis le passage du typhon.

Aujourd’hui, oui, je vais faire un peu d’auto satisfaction. En effet, mes cours de littérature ont de plus en plus de succès, non seulement auprès de mes étudiants, mais aussi de mes collègues. Plusieurs professeurs qui comprennent le français viennent y assister. Tant et si bien que Monsieur Lee m’a demandé de tout rédiger de façon à constituer un Manuel pour aider les étudiants dans leurs révisions et préparations des examens. Cela me donne un gros surcroît de travail, mais qu’à cela ne tienne ! Aux cours à proprement parler, j’ajoute aussi un Vocabulaire avec les définitions des mots difficiles et une notice biographique succincte pour quelques noms propres, sachant bien qu’ils ne prendront pas la peine de consulter les encyclopédies…

Activité toute nouvelle pour moi, j’ai travaillé pour le Laboratoire de Langues Etrangères en faisant une lecture enregistrée sur cassettes de tout le Manuel de première année. C’est totalement épuisant ! Il faut rester dans une petite pièce hermétiquement fermée – pour éviter les sons parasites – et très chaude – je sens la sueur dégouliner dans mon dos pendant toute la durée des enregistrements – pendant des heures de suite. Il faut lire très fort et très lentement. Une fois, j’ai dû m’arrêter en cours d’enregistrement parce qu’après quatre heures de cours le matin, j’avais la gorge trop irritée et je me suis mise à tousser. Le lendemain, j’ai donné mes cours en parlant tout bas.

De plus, j’ai un groupe de théâtre et un autre de chant avec les étudiants de deuxième année. Un jour, je ne sais sous quelle inspiration, j’ai chanté pendant le cours ! Ils ont applaudi et réclamé à grands cris pour que je leur apprenne des chansons. Les étudiants chinois, aux dires de tous les professeurs étrangers, adorent chanter. Ils organisent des concours entre eux, et prient souvent leurs professeurs de participer.

Enfin, je prête beaucoup de livres, et je donne des cours particuliers à ceux qui m’en demandent dès que j’ai quelques instants de libres. L’autre jour, un étudiant de première année, pour me remercier de lui avoir prêté un livre, me l’a rendu accompagné de six cartes qu’il avait peintes pour moi.
Ses peintures me semblent assez remarquables. Elles sont modernes mais figuratives, très épurées et d’un fondu de couleurs fort original, car il emploie des couleurs vives. Sa technique consiste à peindre des plages de couleurs « en enchaîné » et à dessiner dessus ce qu’il veut représenter en fins traits noirs. Le fond est suggestif et les traits figuratifs. Dès le début de l’année, j’avais bien remarqué qu’il était différent des autres, mais c’est à cette occasion seulement que j’ai découvert qu’il avait des talents artistiques, et aussi qu’il ne demandait pas mieux que de faire quelques efforts en français, bien qu’il ait pour habitude de s’asseoir au fond de la classe, place favorite traditionnelle des cancres. J’ai mis à profit cette découverte pour l’obliger à participer davantage et je crois que, finalement, il ne demandait que ça. Jugez-en par vous-mêmes : il a eu 20 à la dernière interrogation écrite ! Il s’appelle Pascal. 


Je dois dire que je m’étonne moi-même. Jamais je ne me serais crue capable de me sentir aussi à l’aise, d’animer tant de groupes, d’avoir des activités aussi variées. Moi qui ai passé cinq années à l’université à étudier comme une malade, sans parler à personne, sans sortir avec les autres camarades tellement les cours me passionnaient, me contentant d’étudier le russe et de faire de la danse classique pour me délasser et ne voyageant que pendant les vacances d’été.

Tiens ! C’et justement ce que nous venons de faire : voyager ! Je suis partie trois jours avec de Département d’Architecture, visiter en autocar le Centre-ouest et le Sud-ouest de Taïwan. L’île ressemble à une amande. A l’ouest, une plaine côtière le long du Détroit de Formose. Au centre une chaîne de montagnes si hautes que, malgré la présence du Tropique, les pentes en sont perpétuellement ennuagées et les sommets recouverts de neige. Cette barrière montagneuse constitue une protection naturelle contre la violence des typhons qui arrivent toujours de l’est ou du sud-est, c'est-à-dire des Philippines. Enfin, il n’y a qu’une très mince bande de terre le long de la côte est, car les monts tombent littéralement dans le sud de la fosse des Riou-Kiou, qui, si mes souvenirs sont bons, atteint les – 7.500 mètres. Mais peut-être est-ce moins profond près de Taïwan… Quoi qu’il en soit, je peux vous dire que j’ai beaucoup apprécié les paysages, et aussi d’être allée au sud du Tropique !

En ce moment, on récolte le riz. Au nord, c’est la deuxième récolte, et la troisième au sud. Le riz est moins haut que le blé. D’un beau vert jade quand il est encore jeune, il change progressivement de couleur au fur et à mesure qu’il mûrit pour atteindre une teinte un peu fauve à maturité. Les épis sont très lourds et penchent la tête. C’est le moment où il faut le couper, touffe à touffe, à la faucille. Puis on le bat avec des fléaux et on met les grains à sécher sur des aires de séchage qui ne sont, en réalité, que les petits terre-pleins cimentés devant les maisons des paysans. Inutile de dire qu’il y faut énormément de main d’œuvre ! Quel spectacle que tous ces paysans et ces paysannes avec leurs chapeaux de paille coniques et leurs fichus de vives couleurs par-dessus pour les faire tenir !

Ils sont bien pauvres et bien simples. Ils vivent dans de misérables maisonnettes incroyablement encombrées d’affaires tout à fait indéfinissables. La marmaille, très nombreuse, joue à se poursuivre autour des vasques de bronze des temples, ou à cache-cache derrière les statues des lions gardiens des portes, ou des colonnes sculptées de dragons. Chaque année, des trésors d’architecture ancienne sont détruits par les typhons, ou par les pelles pelleteuses des spéculateurs immobiliers venus des villes. Les superbes sculptures de bois servent à faire sécher les culottes fendues des marmots ou les soutiens gorge des jeunes femmes. Les temples dont les toitures ne prennent pas trop l’eau servent à entreposer les récoltes d’ail. Si j’étais un dieu, je protesterais ! Je réclamerais que l’on me brûle des encens au lieu de me retourner l’estomac avec des odeurs d’ail ! Quant aux inscriptions multi-centenaires, elles  s’effacent peu à peu et les volailles y font leurs fientes, très à l’aise ! Quel gâchis ! Cela m’a semblé bien dommage…


Mais j’ai tout de même vu des choses magnifiques. Entre autres, un petit temple dont les murs étaient intégralement couverts de peintures aux couleurs vives et aux sujets très expressifs, lesquelles retraçaient toute la vie du Bouddha. J’ai beaucoup apprécié les premiers tableaux parce que ce n’étaient pas les thèmes de sa vie qui sont couramment illustrés. Par exemple, la naissance du prince Siddhârta Gautama dans un bois sacré. On voit la belle princesse sa mère, vêtue d’une robe rouge bordée d’or, installée sous les frondaisons luxuriantes des piedmonts de l’Himalaya, ses ravissantes servantes s’affairant autour d’elle. Puis Shakyamuni dans son palais digne des « Mille et une nuits », tantôt s’exerçant à tirer à l’arc, tantôt dînant en compagnie de sa  jeune épouse. Ensuite, l’étonnement ne vient plus des thèmes traités mais de la façon dont l’artiste a vu les différentes rencontres du prince Shakya avec le mal, les malades, les bûchers funéraires, tout ce que sa vie privilégiée lui avait fait ignorer jusqu’alors. Sa fuite par une nuit de pleine lune – comme dans un roman de cape et d’épée, les sabots de son cheval entortillés de chiffons pour ne pas réveiller sa famille – L’artiste ne sait pas très bien peindre les chevaux, ce qui n’est pas étonnant car il n’y en a pas ici, mais c’est amusant d’examiner tous les détails. Les ascètes dans la forêt ressemblent à des squelettes bronzés et ils font peur. La scène suivante qui représente les démons lancés par Mara-le-Mauvais à l’assaut du Sage en méditation est effrayante. C’était le but de la manoeuvre !




Toutefois, je n’ai pas trop peur parce que je connais d’avance la fin de l’histoire et je sais qu’elle est heureuse. D’ailleurs, nous finissons par une merveilleuse et apaisante peinture sur laquelle le Bouddha au visage toujours imprescriptible, trône sur son lotus bien rose et dispense son précieux enseignement à des disciples sagement assis en rond autour de lui, tous vêtus de robes safran, à la mode des bonzes Thaï.
C’est la visite que j’ai préférée.

Dès le premier jour du voyage, c'est-à-dire dimanche, il a fait un temps de chien. Je devrais dire : un temps d’Europe. Froid à vous transpercer la moelle, avec pluie et vent. A force de descendre des cars pour aller s’exposer aux courants d’air glacés qui balayent les temples, tout le monde a attrapé la grippe, sauf Robert et moi qui nous étions couverts comme des oignons et prenions des médicaments à titre préventif. Robert ne veut pas tomber malade parce qu’il souhaite avoir terminé son Mémoire avant janvier. Quant à moi, je soigne ma précieuse voix comme une chanteuse à succès ! Enfin, les second et troisième jours ont été radieux, sûrement parce que nous étions dans le sud.

Nous sommes passés par Lukang, minuscule port côtier. C’est une des petites bourgades les plus traditionnelles et conservatrices de l’île, et la ville natale de Robert. C’est également là que vivent ses parents. Ils sont très âgés. Son père a 74 ans et sa mère 69. Ils ont eu six enfants, trois fils et trois filles, ayant tous de grandes différences d’âge entre eux. Monsieur Hsü est un lettré et un calligraphe, et il fait encore activement partie d’une société de poètes qui tient ses séances dans un temple chaque quinzaine. Il est grand et mince, il a un visage d’une étonnante fraîcheur, mais les yeux petits et enfoncés, les cheveux gris très courts, de longues mains d’aristocrate et d’intellectuel. Très distingué. Il m’a beaucoup impressionnée. Madame Hsü, née Mai – nous avons donc le même patronyme – est une gentille dame aux joues rondes, un peu effacée, qui se contente de sourire quand on la regarde. Il est évident qu’elle est considérée comme inférieure. C’est qu’elle n’est pas d’une famille de lettrés…

A ma connaissance, il n’y a jamais eu en Chine d’aristocratie héréditaire comme nous en avons en Europe. Les fonctionnaires d’Etat étaient recrutés sur concours national et la charge n’était pas transmissible… Mais il semble bien, à voir cette famille, que les préjugés concernant la naissance sont les mêmes sur tous les continents. Enfin… C’est dans ces sortes de circonstances que je me sens encore bien étrangère.

J’ai dit que Lukang était une des petites villes de l’île qui conserve le plus de traditions chinoises très anciennes. Si nous nous y sommes arrêtés, c’est parce qu’il y a de nombreux temples à visiter. Ceux-là tiennent encore debout, supportés par des colonnes de pierres sculptées que l’on protège même parfois grâce à des grillages. Partout d’innombrables statues en tous genres du Bouddha, ainsi que des génies roulant des yeux effrayants, et des dragons frétillants, sautant et dansant. J’adore l’odeur des encens. On en brûle partout à profusion, à tel point que dans certaines salles, la lourde fumée bleue stagnante forme une sorte de brouillard parfumé qui nimbe les statues et atténue les couleurs. Cette atmosphère  me plait énormément. Les bâtiments et les cours toujours ouvertes se succèdent les unes aux autres, et partout il y a une foule aimable et souriante qui rend hommage au Bouddha avec de profondes salutations ou de petites courbettes rapides, l’air heureux et confiant. Cela fait que l’atmosphère est à la fois recueillie et légère… comme les fumées d’encens…



Je dois vous dire honnêtement que, depuis que je connais Robert, mon intérêt pour la Chine croît encore – si c’était possible – surtout du fait qu’il peut m’expliquer beaucoup de choses, car non seulement il est très cultivé mais de plus il est bon pédagogue. Heureusement, c’est son métier ! Nous échangeons beaucoup : impressions, réflexions, pensées… Et il me semble que nous n’en travaillons que davantage et mieux ! »


Ah oui ! Très intéressant ! Ton intérêt pour la Chine ! Ma bonne petite Annie… Toi qui disais que tu ne croyais pas à l’amour et ne voulais pas te marier ! En réalité, elle avait déjà conçu le projet de « convoler en juste noce » comme il est d’usage de dire dans les familles traditionnelles. Mais, consciente que ses parents auraient bien du mal à accepter une telle alliance, elle décida de s’ouvrir de son projet à son frère aîné, tant pour lui demander conseil que pour l’informer. C’est qu’elle ne savait comment s’y prendre pour prévenir ses parents de ses projets matrimoniaux… Il lui répondit une bien jolie missive dont je suis en mesure de citer ici quelques lignes :

Mardi 31 Octobre 1978
De la maison familiale

 « Ton courrier reçu aujourd’hui même ne m’a pas totalement surpris… Bien sûr, c’est un évènement, et qui plus est heureux, dont je me réjouis. Le ton de  ta lettre m’évite les couplets sur la prudence. Il semble donc que ce soit le bonheur en vue ! Toutefois, je ne peux m’empêcher de penser aux troubles que cela va jeter dans la maison, car, comme tu le dis, c’est inévitable….

Je ne sais absolument pas quel conseil te donner. L’atmosphère familiale est de toutes manières très tendue. La solution consistant en une lettre officielle, s’adressant aux deux parents, me semble la seule possible, quoi que non dénuée de risques. Je ne pense pas que Mère sera trop étonnée. Quant à la réaction de Père, « imprévisible » est la seule prévision que nous puissions faire. Je crois qu’il faut que tu agisses selon ta conscience et ton cœur vis-à-vis d’eux, sans te soucier trop du reste. Ainsi tu feras ce que tu veux et eux feront ce qu’ils penseront devoir faire. Quoiqu’il en soit, une telle nouvelle à la maison ne passera pas inaperçue !

Heureusement il y a l’espérance qui est un trésor, la frange d’or du plus noir nuage. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire