mercredi 18 février 2015

"Romantique Zhu-Hai" - Au bord de l'eau -

Une belle soirée - L'époque des amours heureux.....





Chapitre 6 - Au bord de l’eau


« Au Bord de l’Eau » c’est ainsi qu’en français on traduit le titre de l’un des quatre plus célèbres Romans Classiques chinois, le «Shui Hu Zhuan ». C’est un roman de cape et d’épée à la chinoise ! Aussi célèbre que « Les Trois Mousquetaires » en France ou « Robin des Bois » en Angleterre. D’ailleurs, le chef des 108 bandits-héros, Song Jiang, est un personnage historique qui fut un chef de rébellion sous les Song. Aux XII et XIII° siècles, l’histoire devint extrêmement populaire, mais elle n’était pas encore rédigée. Ce n’est qu’au XIV° siècle que Shi Nai’an mit par écrit ce palpitant roman, dans une langue plus accessible que  le chinois classique, réservé aux seuls mandarins lettrés. De plus, il divisa l’ouvrage en cent chapitres qui reprenaient les traditions orales des conteurs.

Il y a bien des années, alors que j’étais en convalescence après une forte fièvre et plusieurs épisodes délirants, la lecture de cet ouvrage me remit les idées en place ! J’en conserve encore un vif souvenir. Mais comme j’ai oublié le détail des histoires particulières – à l’exception de celles de Wu Song et Li Kui, naturellement – j’aimerais beaucoup le relire. Et chaque fois que je me trouve au bord d’un lac en Chine, même de petite taille, je repense à ce roman. Narration fictionnelle aux mille personnages et péripéties innombrables, mais dans lequel il n’y a pas d’histoire d’amour. Seulement des poursuites, des bagarres, des coups fourrés, de graves injustices redressées à grands coups de sabres, des repas cannibales parfois… bref, beaucoup de violence. Tout le monde finit par périr, y compris le tigre géant que Wu Song, encore embrumé par les vapeurs d’alcool, tue à grands coups de poings sur le crâne… pauvre minet !

Frère Tuck, Porthos, ou Li Kui… tous des brutes ! Moi, j’aime les lacs, et c’est sur les rives de certains d’entre eux que j’ai vécu les heures les plus heureuses de ma vie…

Horizon Cove est la plus belle Résidence de toute la Province du Guang Zhou. Elle est connue à Hong-Kong, à Sheng Zhen, à Canton, à Macau, partout. C’est aussi la plus grande. Elle s’étend d’est en ouest sur plusieurs kilomètres, et du nord au sud sur des centaines de mètres. La Grande Porte est au nord. Elle ouvre sur l’autoroute Macau-Canton. La Porte Sud donne sur une petite route très tranquille, fréquentée seulement par des livreurs, les mini-bus de jardins d’enfants, et les bicyclettes des petits travailleurs indépendants, tels les ramasseurs de cartons, les ouvriers et jardiniers, et les ramasseurs de palmes.

En effet, dans cette province, il y a énormément de palmiers de toutes sortes. Ces arbres sont sempervirents. Mais s’ils restent verts tout au long de l’année, cela ne les empêche pas de perdre leurs palmes fanées. Alors que les nouvelles pousses croissent au sommet, les anciennes palmes tombent petit à petit, surtout lorsque le vent est fort. Elles sont longues, larges, lourdes et … coupantes. Il faut donc les ramasser sans traîner. C’est un petit métier qui ne doit pas rapporter gros mais qui est bien utile. Et ne croyez pas qu’il s’agisse là d’une sine cure ! C’est un bien dur travail vu le poids des palmes et la chaleur tropicale.

L’autobus de notre université arrive par là le matin pour prendre son chargement de professeurs bien frais, et revient plusieurs fois chaque après midi pour déverser les malheureux enseignants très fatigués…

C’est aussi le long de cette petite route que les vieux parents des riches propriétaires chinois cultivent amoureusement et nostalgiquement des légumes qui leur rappellent leur jeunesse difficile. Maintenant, ils ne manquent de rien. Leurs fils sont à Hong-Kong ou aux Etats-Unis. Ils pourvoient très largement aux besoins de leurs parents. Mais un paysan reste un paysan… et le long du trottoir, les professeurs étrangers peuvent chaque matin admirer la croissance des haricots, la floraison des petits piments rouges, la pousse rapide des épinards…

De l’autre côté de la rue, s’étend une petite jungle, sur un vaste terrain très accidenté. C’est l’ancien parc de la Famille Tang. Cette famille, autrefois richissime, a donné son nom à la Baie vers la Rivière des Perles, et au village d’à côté qui est maintenant une banlieue de Zhu Hai. Avant d’émigrer aux Etats-Unis, ils avaient offert leurs terres au village de Tang Jia. Mais les responsables locaux n’en ont rien fait, trop occupés qu’ils sont à promouvoir l’immobilier, attirer les investisseurs et faire de fructueuses affaires. On peut y voir des hérons, quelques oiseaux de proie que mes étudiants prennent pour des aigles parce qu’ils n’ont jamais rien vu, et de maigrichonnes volailles qu’élèvent de pauvres gens qui squattent des bâtiments de brique qui ont l’air de dater du Grand Bond en avant…

Entre la rue et les agréables collines couvertes de ficus géants pris d’assaut par des volubilis mauves, il y a deux petits lacs. L’un est rond comme une mare, et orné d’un minuscule et gracieux pavillon chinois traditionnel à toit vert et aux pointes recourbées, que j’admire chaque matin de la fenêtre du bus. L’autre est moins joli mais nettement plus grand, aux contours irréguliers. Sur la rive ouest une famille occupe une maison ancienne. Ils ont construit des pontons de bois le long des berges et ouvert un restaurant. Le soir ils allument des lanternes rouges. On peut marcher doucement  en se guidant aux lumières. Un jeune homme est à l’entrée, chargé d’accueillir les hôtes. Il leur souhaite la bienvenue. Cela donne tout à fait l’impression d’être entré dans une des illustrations d’un roman classique…

Aujourd’hui, rude journée. Les lundis sont toujours de rudes journées. Mais j’ai réussi à rentrer plus tôt que d’habitude. J’ai couru à l’appartement, pris une douche, et revêtu mon costume indien noir à broderies d’or. Et me voilà à la Porte Sud, sous les palmiers royaux aux troncs lisses. J’attends mon soleil, mon cœur, ma nouvelle raison de vivre heureuse, le beau Docteur Sorenson. Le voilà qui arrive. Il marche à grands pas. Naturellement, il est si grand ! Main dans la main nous allons vers le restaurant du bord du lac. Il modère son allure pour que je puisse trottiner à côté de lui sans perdre le souffle. Je lui parle des illustrations des romans classiques et lui dis que nous sommes en train de basculer dans une belle histoire très littéraire. C’est un homme de culture, mais comme il ne connaît rien à l’Extrême Orient, j’essaie de lui raconter des choses intéressantes. Il m’écoute mais ne répond pas. Il semble ne jamais éprouver le besoin de parler.

Le jeune homme nous accueille devant la porte qui donne accès à la première cour. C’est une maison traditionnelle chinoise, en briques, avec de petits dragons sculptés dans la pierre de chaque côté de la porte d’entrée. Et un seuil matérialisé par une planche épaisse, naturellement ! Nous l’enjambons. Dans la cour, des cages à poules, des jarres, des bassines avec de douteux chiffons qui traînent ici et là, un balai et des cagettes de légumes. Plus loin, un chien jaune et des canards placides qui ne daignent même pas nous regarder de leurs yeux ronds et brillants… C’est un peu vexant… car nous les regardons ! Ce spectacle campagnard à une portée d’arquebuse des casinos de Macau, moi, je trouve ça bien agréable ! Et je laisse les restaurants impersonnels et climatisés-à-la-glace aux fanatiques partisans du « développement ».

Nous avançons vers la seconde partie de cette accueillante demeure et les pontons de la berge. Les propriétaires ont prévu grand. L’espace est dégagé, il n’y a que quelques tables rondes et une poignée de convives. Mais naturellement, ce sont des professeurs étrangers, et par conséquent, des collègues. Francis, que j’ai connu tout au début de mon séjour, dans ma première université, chinois du sud mais porteur d’un passeport canadien, ex-cadre bancaire, me fait un joyeux signe de la main. J’y réponds, mais sans enthousiasme. Il y a aussi le vieux Monsieur Huang que j’aime beaucoup. Ils nous proposent de nous joindre à eux. Dilemme… Je n’en ai pas du tout envie, mais je le laisse à David. Il hésite beaucoup… D’après mon expérience, l’appel des collègues ou des anciens camarades est toujours le plus fort pour les hommes. Cela va constituer une sorte de petit test. Pensée bien féminine… Finalement, il choisi d’aller plus loin et je me dis qu’il a écouté son cœur. J’en suis très heureuse !

Nous sommes au bord de l’eau, seuls tous les deux. Nous nous installons à une des tables rondes disposées sur le ponton et une accorte serveuse apporte la carte. Elle a beau être courte, je ne sais pas lire les noms des plats au restaurant. De plus, il fait trop sombre pour que mes pauvres yeux puissent distinguer autre chose que de petites mouches noires sur ce bout de papier plastifié. « Ayhaaa ! Fais-je. Je ne sais pas lire ! Mais je comprends quand on m’explique. Dis-moi ce qu’il y a de bon à manger » Elle rit et propose « Viande ou poisson ? » Je traduis pour David. « Tofu » répond-il. Nous voilà, la fille et moi, parties à nous tordre de rire ! En effet, quand on dit d’un homme « Il aime manger du tofu » cela veut dire qu’il est porté à serrer les dames d’un peu près… Mais naturellement David ne peut comprendre l’allusion et la fille le sait bien !

Ce moment d’hilarité passé, je commande du tofu, des crevettes et des légumes-au-cœur-creux. Et de la bière ! Tout de suite ! Je n’ai rien bu depuis mon thé du matin, à six heures et demie et je meurs littéralement de soif. On nous apporte des bouteilles de Hai Zhu Gold rafraîchies, un vrai délice ! Puis les différents mets et du riz dans de petits plats en terre cuite rouge. Cela change des traditionnels bols. Pour faire chic, je suppose. Je donne le mien à David. Nous mangeons et buvons et je commence à me sentir mieux. C’est que j’étais vraiment fatiguée. Puis je sors mes petites cigarettes coréennes Esse-bande-rose et j’en fume deux, après lui avoir demandé si cela ne le gênait pas. Je sais que les américains sont capables de devenir hystériques sur ce sujet ! Mais il me répond « Bien sûr, pas de problème. » Comme il est tolérant. Comme il est différent des autres américains…

Une fois bien à l’aise, j’essaye de parler de sujets susceptibles de l’intéresser. D’habitude ce sont les hommes qui parlent. Mais David ne parle pas. On ne peut passer un long moment en tête à tête sans se dire un mot ! Je lui raconte ma journée, je parle de mon Recteur bien aimé, des affaires de notre Département… sans obtenir la moindre réponse. A la fin, je finis par craindre de l’importuner. Je lui prends la main en disant « Je suis très bavarde… » Il retient ma main dans la sienne, incline légèrement la tête comme il fait habituellement, et se contente de me caresser les doigts en souriant d’une façon un peu énigmatique…

Quand il sourit, ses yeux se plissent et de petits éventails se forment au coin de ses yeux. J’appelle ça des rides de sourire. J’adore ça. J’adore les caresser de mes lèvres. Et sa bouche est si belle, sinueuse, grande, les lèvres douces. La bouche de quelqu’un qui veut tout goûter de la vie, mais avec discernement plutôt qu’avidité. C’est ce que je ressens, mais je ne saurais pas expliquer pourquoi. Il a des manières de gentleman très policé. Je suis sûre qu’il n’a pas fréquenté que ces cercles de professeurs-desperados perdus dans une province reculée d’un pays en voie de développement. Outre les plus célèbres villes des Etats-Unis, il doit connaître les capitales des grands pays européens,  et il y a fréquenté la bonne société, à la différence de la plupart de mes collègues. De plus, il n’est pas jeune. Les messieurs d’un certain âge se comportent généralement avec plus d’onctuosité que les jeunes. Question de génération.

Il règle l’addition, 95 RMB à deux, je ne trouve pas cela bon marché, mais la Hai Zhu Gold était absolument délicieuse et le cadre justifie le prix. Nous repartons pour la Résidence en nous tenant par la taille et calquant exactement nos pas l’un sur l’autre. Comme il est grand ! Comme il a les épaules larges, les bras longs, les jambes qui n’en finissent pas… C’est un américain européen de culture et grec de cœur. Et c’est moi, la petite française inclassable qu’il tient dans ses bras. C’est la première fois que je marche ainsi enlacée à la taille d’un homme et je trouve cela très émouvant et absolument délicieux. Je flotte dans un rêve tout en sentant la chaleur de son corps, je vois les lumières se refléter sur les eaux noires du lac en scintillements irréels, je ne pense plus à rien. Je savoure ce moment de bonheur parfait.

Nous franchissons les grilles de la Porte Sud en saluant les gardes au passage. Ils rient avec bienveillance et complicité en nous voyant. David m’accompagne jusqu’au pied de mon immeuble au bord d’un autre lac. L’air est doux et chargé de senteurs nocturnes, les lampes dissimulées dans les buissons de fleurs tropicales diffusent un éclairage feutré, les vaguelettes sont pailletées d’éclats de lumière. On ne peut imaginer atmosphère plus romantique. Devant nous, le petit pont en dos d’âne donne accès à l’ilot sur lequel est bâti le petit pavillon chinois. Il n’existe pas de décor plus propice aux caresses. Nous nous asseyons sur le banc, tout au bord du lac et … plongeons dans les eaux profondes d’un baiser enivrant.

Quand je suis avec lui, je ne pense plus, je ne raisonne plus, j’oublie tout, tout. La seule chose qui compte, c’est d’être avec lui. Sa bouche, sa peau, ses cheveux, les battements de son cœur. Sa bouche est belle et douce. Sa peau est satinée, couverte de grains de beauté, ce qui me semble étonnant pour quelqu’un qui a les cheveux noirs. Moi, j’ai quelques grains de beauté, mais surtout beaucoup de taches de rousseur, ce qui est logique vu la couleur de mes cheveux. Quant à ses boucles, elles sont tout simplement merveilleuses, exceptionnelles, en soie… chinoise ! Je les caresse, je les roule, déroule, enroule sur mes doigts. Je les baise amoureusement, respectueusement, follement.

Ah ! Ce pavillon chinois ! Ce baiser. Ces baisers. Trop de baisers. Ces caresses. Trop de caresses. Sa bouche sur ma nuque, si douce. Ses mains sur mes hanches. Ses doigts qui pressent, qui deviennent impérieux. Il se penche vers mon oreille et me murmure « Je te veux » J’ai l’impression que je vais m’évanouir. Je me ressaisis avec difficulté. Je lui prends la main et me dirige vers l’entrée toute proche de l’immeuble N°18. Nous montons dans mon délicieux petit appartement, le 803, et nous tombons sur le grand lit. Nous sombrons corps et âme dans les espaces intemporels créés par Aphrodite. Nous nous abandonnons à nos rêves, à nos plaisirs, à nous-mêmes…

Je suis vraiment amoureuse pour la première fois de ma vie.

                                          Looking for something
                                          Looking for something
                                          Something new
                                          Something strong
                                          Something exciting…

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