Mon éditeur, la Société des Ecrivains (Paris) vient de me faire parvenir le rapport annuel des ventes de mes livres. "Romantique Zhu-Hai", roman publié en 2012, remporte un modeste succès ! J'en déduis que les lecteurs s'intéressent à la fois aux histoires d'amour et aux ouvrages qui les dépaysent. En effet, l'histoire se passe dans une petite ville du sud de la Chine, dans la Province de Canton - petite ville jumelle avec Macao - et dont le nom traduit en français serait : "La Perle des Mers".
J'ai déjà résidé et travaillé fort longtemps en Asie, et plus particulièrement en Chine puisque mon tout premier poste d'Assistante à l'Université était à Taïwan. (Je raconte mon séjour dans la Belle Ile dans un autre de mes livres intitulé "Professeur à Taïwan"). Voici le récit de mon arrivée et comment le Docteur David Polyphemus Sorenson entre dans ma vie tout doucettement.....
Chapitre 1 - Professeur a zhu hai
Après bien des années, me revoilà à vivre et travailler dans
un pays au climat tropical chaud et humide, mon climat préféré. Alors que je
prospectais pour un poste, j’ai vu qu’une des universités de la ville de Zhu
Hai cherchait un professeur de français. Mais je ne savais pas où était Zhu
Hai. Alors j’ai téléphoné à mon ami Paul, un de mes anciens étudiants, qui sait
toujours tout. « Ah ? Zhu Hai ? Mais il y fait très chaud, me
répond-il, c’est dans la Province de Canton, au nord de Macau. » Lui, il
est originaire de la Province la plus septentrionale de Chine, le Hei Long Jiang
« le Fleuve du Dragon Noir » que les français appellent, Dieu sait
pourquoi « Fleuve Amour », et qui fait la frontière avec la
Sibérie. Il n'aime pas la chaleur. Mais moi, j'adore ! Je lui réponds « Génial ! J’y vais ! »
C’est ainsi qu’un soir, j’ai débarqué au poste frontière
entre Macau et ma nouvelle ville d’élection, avec deux petites valises. Une
très longue attente au contrôle des passeports. Je ne sais pas encore que
chaque jour, des milliers de gens vont de Zhu Hai à Macau et de Macau à Zhu Hai
pour y travailler, en plus des visiteurs occasionnels et des touristes. Enfin,
je me retrouve sur une immense place, de laquelle partent de larges avenues,
comme les branches d’une étoile. Deux jeunes types s’approchent. Ils me
proposent un taxi-noir. C’est ainsi que bon nombre de gars arrondissent leurs
fins de mois. Je décide d’accorder mon soutient aux petits travailleurs
indépendants, et entame la négociation. Le quartier des universités est très
éloigné. Après quelques palabres, nous nous mettons d’accord pour 100 RMB,
somme parfaitement honnête, comme j’ai pu le vérifier ultérieurement. Je monte
en voiture et une heure plus tard, je me retrouve au poste de garde de ma
nouvelle université.
Durant tout le trajet, le chauffeur, plus âgé que les deux
jeunes rabatteurs, après m’avoir bien regardée du coin de l’œil, me pose des
tas de questions. « C’est la première fois que tu viens à Zhu Hai ?
Tu as de la famille ? Tu attends quelqu’un ? Non ! Mais une
belle femme comme toi ne peut pas rester seule. Tu vois, moi non plus je n’ai
pas d’amie. Nous avons probablement le même âge. Je gagne bien ma vie. Je
pourrais venir te chercher et nous sortirions ensemble… Tu ne veux pas ?
Pourquoi ? Tu as peur que je ne gagne pas assez d’argent ? »
Tout est toujours question d’argent en Chine et un homme qui sort une fille
doit tout payer et lui offrir tout ce qu’elle lui demande. Je l’assure que je
ne mets pas en doute sa solvabilité. C’est moi qui préfère rester seule.
« Ce n’est pas normal, me dit-il et c’est mauvais pour la
santé ! » Ce brave homme me touche, mais ne me fait pas changer
d’avis. Je ne sais pas encore que Zhu Hai est « La Ville Romantique de la
Chine » et qu’elle mérite bien sa réputation !
Un immense chagrin a tout récemment obscurci ma vie, comme
un gros cumulus tout noir éteint le soleil. J’arrive donc ici avec une
mentalité similaire à celle des gars qui, ayant vu leur vie s’écrouler,
s’engagent à la Légion Etrangère.
Au début, c’est bien difficile. Mais je connais très bien la
Chine et les chinois, et je suis prête à tout, ne m’étonne de rien, fais face à
n’importe quelle situation. L’appartement promis n’existe pas, je m’installe
dans une chambrette qui sent le moisi. Un tuyau sortant du mur fait office de
douche. L’eau coule partout par terre. Un trou dans le sol est baptisé du nom
de « toilettes ». Les cours ne devaient commencer que dans trois semaines,
délai que je comptais utiliser à mes préparations, mais on me demande
d’ « occuper » les étudiants de première année, à raison de
quatre heures par jour. Qu’à cela ne tienne, j’improvise. Je leur raconte des
histoires en anglais. Nous mimons l’entrevue de Rollon et Charles le Simple à
Saint Clair sur Epte en 911 et c’est un énorme succès ! Je dessine des
drakkars au tableau, et tous veulent s’inscrire aux cours de français !
Dans cette université qui occupe un territoire gigantesque,
dont les neuf dixièmes ne sont même pas encore défrichés, il y a déjà 12.000
étudiants, des milliers de professeurs, de personnels administratifs,
commerçants, jardiniers, femmes de ménage, et … seulement cinq professeurs
étrangers. Je suis la seule à résider ici. Petite, toujours de rose vêtue, les
cheveux longs, blonds et bouclés, je ne passe pas inaperçue ! Le fait que
je me débrouille en chinois m’attire beaucoup de sympathies. Je deviens vite
une célébrité sur le campus. Où que j’aille, il y a toujours quelqu’un pour crier
joyeusement « Professeur Mai ! Professeur Mai ! »
Je suis si résolue à ce que tout aille bien que finalement,
tout va beaucoup mieux que je ne pouvais l’espérer. Je ne reste pas longtemps
dans cette université. Un certain Docteur Paul Edward Hockings demande un jour
à me rencontrer. Je ne sais pas pourquoi, mais je m’imagine qu’il dirige un
Institut de Langues et va me demander d’y donner quelques heures de français
par semaine. C’est à peu près l’idée… mais en beaucoup mieux ! Nous nous
donnons rendez-vous au terminus des bus. Au pied de la Colline du Phoenix d’Or.
J’y étais déjà allée me promener un soir. J’avais vu un chantier entouré de
palissades bleues. Un panneau indiquait qu’il s’agissait du futur « United
International College », fils de l’Université Baptiste de Hong-Kong.
J’avais pensé que les professeurs qui auraient le privilège de travailler là
seraient comme des coqs en pâte…
Je saute de l’autobus et regarde autour de moi. Un seul
étranger. Un vieux monsieur, de petite taille, le visage très pâle, l’œil bleu
vif, une minuscule moustache très raide sous le nez, et quelques cheveux qui
ont dû être roux, agrémentent encore le sommet de son crâne. Entre temps, je me
suis renseignée. C’est un célèbre anthropologue Britannique et, en effet, je me
souvenais d’avoir vu son nom au bas d’articles spécialisés. Il s’approche, la
face marmoréenne, se présente, m’examine de la tête aux pieds, et me demande
« Pouvez-vous sauter un ruisseau ? » Ah Ah Ah ! Voilà une
entrée en matière qui me réjouit ! « Sûrement – dis-je- s’il n’est
pas trop large ». « Alors, venez ».
Derrière l’abris-bus, il y a en effet un ruisselet qui coule
dans l’herbe épaisse. Le Docteur P.E.H. saute lestement puis me tend la main.
Je m’en saisis et essaie de sauter le plus gracieusement possible – question de
face. « Vous avez passé l’épreuve avec succès - me dit-il, toujours
aussi imperturbable – maintenant, je vais vous présenter quelques
collègues ».
Nous allons à la cafétéria-salon de l’Hôtel – pompeusement
qualifié d’International - sis au bas de la colline. C’est un bâtiment massif,
en béton gris, fortement climatisé. Je n’ai pas l’habitude, j’ai froid. Il me
présente à un véritable aréopage de professeurs, tous Docteurs – cela va de soi
– et chacun dans une spécialité différente, et originaire d’un pays différent.
Là aussi, je passe l’épreuve avec succès. Nous fixons une
date pour que je vienne signer un contrat qui prendrait effet en mars 2007. Au
fil des jours, je rencontre d’autres personnages : le Docteur Chandar
Sundaram, historien, canadien de Bengalore, tout noiraud et contrefait mais
tellement sympathique. Monsieur May, Administrateur, australien, dont l’épouse
était française, et que je surnomme William-aux-Beaux-Cheveux parce qu’il rince
ses beaux cheveux neigeux avec du bleu pour qu’ils ne jaunissent pas, comme le
faisaient les vieilles dames dans les campagnes françaises autrefois. Dave,
grand irlandais francophone… et bien d’autres.
Maintenant je suis un des leurs. Mon premier employeur
accepte mon congé et je quitte l’affreux logement que l’on m’avait obligé
d’accepter, au 6° étage d’un immeuble dont la construction n’est même pas
encore terminée. Les murs de béton brut suintent l’humidité, le salon est une
pièce sans fenêtre, et la pression d’eau est si faible que je ne peux me laver.
Il faut que j’aille dans un bain public en ville une fois par semaine pour m’y
faire un shampooing. Ce n’est pas acceptable.
Je déménage et vais m’installer dans la plus belle Résidence
de toute la Province de Canton, où logent presque tous mes nouveaux collègues.
Une américaine dynamique me chaperonne et nous visitons ensemble un petit
appartement au 8° étage de l’immeuble N°18 au bord du lac. Je me crois arrivée
au Paradis ! Dallage blanc au sol, murs crème, épais rideaux. Un grand lit
très confortable, des placards, un sofa sur lequel je peux m’asseoir pour
regarder la télévision le soir. Et une petite cuisine aménagée !
Orientation plein sud, j’ai du soleil toute l’année. Oui, je suis bien arrivée
au Paradis. Carol me propose d’aller visiter d’autres appartements pour
comparer. Inutile. C’est celui-là que je veux, et tout de suite !
Après avoir rédigé et mis au net sur l’ordinateur un Manuel
d’Histoire du Moyen Age Européen, en anglais, à l’usage de mes étudiants, je
commence mes cours de français et mes conférences d’histoire. Durant ce premier
semestre de l’année 2007 – qui est en réalité le second semestre de l’année
universitaire 2006- 2007, mais le premier pour moi dans cette université
expérimentale, je déploie une activité intense et travaille comme buffle
en rizière. Mais avec plaisir, bonheur même ! Plus je connais le Docteur
Paul E.H. plus je l’apprécie. Nous n’avons pas besoin de nous parler pour nous
comprendre. Il a appris qu’au cours d’une de mes vies antérieures, je faisais partie
des cercles diplomatiques. Depuis ce jour, il m’emmène avec lui à Canton à
chaque fois que notre Président tente une opération de séduction auprès des
Consuls de France, Belgique, Canada ou autre pays francophone. Comme tous les
vieux messieurs, il aime les sucreries et la compagnie des jolies femmes. Il
parle parfaitement le français mais pas du tout le chinois. Les filles des
bureaux l’aiment toutes et disent de lui « Comme il est mignon » ce
qui est d’un effet extrêmement comique quand on voit le vieux gentleman. Mais
je comprends très bien pourquoi elles le disent et je ris avec elles. Je
m’occupe de lui personnellement quand nous sommes ainsi envoyés en mission.
Lui aussi s’occupe de moi. Il est vrai que je suis bien
seule pour gérer toutes les classes, participer aux réunions au cours
desquelles nous élaborons la politique d’avenir de notre université, faire des
prévisionnels, organiser des activités culturelles françaises, aller en soirées
diplomatiques, recevoir les étudiants qui ont besoin de conseils, et mille
autres choses encore. Paul décide que j’ai besoin d’une Assistante. Il la
trouve lui-même car il a beaucoup de relations. C’est ainsi qu’une après midi,
alors que je sors du bureau des photocopieuses juste en face du grand bureau B
414, je vois mon Recteur bien aimé en compagnie d’une jolie fille. Rien
d’étonnant à cela. Paul ne s’attarde jamais auprès des matrones. Mais il
m’avait avertie qu’il me présenterait une certaine dame que, je ne sais
pourquoi, j’avais vaguement imaginée grasse et respectable. Mais celle-ci est
mince comme une liane, brune, le teint mat, et me semble si jeune que je me dis
« Paul m’a trouvé une étudiante ! » En même temps, la voix de la
raison me murmure « Il n’y a pas d’étudiants étrangers à Zhu Hai… »
Nous faisons connaissance. Elle me plait beaucoup. Elle est
déterminée mais douce, intéressée sans agressivité, ferme et souple à la fois.
Elle dit ce qu’elle sait faire et ce qu’elle ne sait pas faire. C’est une
spécialiste en informatique. A moi de lui apprendre à enseigner car elle n’est
pas professeur. Une fois les démarches administratives rondement menées par un
Paul au mieux de sa forme, nous nous asseyons dans des fauteuils de rotin
disposés en petits salons sur les coursives. Je suis désolée, je n’ai pas bien
compris son nom « Vous vous appelez Michelle, n’est-ce pas ? »
« Non – répond-elle – Marie-Françoise. Michel, c’est mon nom de famille.
Lancelot-Michel » J’en reste bouche-bée… Elle voit bien que cela me fait
grosse impression. Mais elle attendra quelques jours avant que je lui en dise
la raison.
Immédiatement, je tiens à ce qu’elle soit considérée comme
mon bras droit, mon Assistante de Direction, non pas comme les pauvres TA –
Teaching Assistants - des professeurs américains, sans qualifications, et qui
leur servent de bonne à tout faire. Que je le dise une bonne fois,
Marie-Françoise L-M, s’est montrée, dans tous les domaines et en toutes
circonstances, absolument remarquable. Intelligente et capable, certes. Pourvue
d’un grand cœur. Et sachant conserver une délicieuse féminité qu’elle
manifestait dans tout le meilleur de son être.
Nous occupions un tout petit espace au fond du grand bureau
B 414 jusqu’à ce que je sois promue au rang de « Ponte » et qu’on
mette à notre disposition un joli bureau privé au 5° étage.
Mais revenons à mon histoire…
Les mois passent. Mon Recteur bien aimé me demande de
recruter de nouveaux professeurs. Nous envisageons la création d’un Département
de Français. Je me plonge dans les statistiques et les projections pour faire
des prévisionnels sans lesquels ont ne peut rien organiser sur le long terme.
Mon Assistante et moi définissons nos critères de recrutement, en accord avec
Paul. Nous sommes très excitées. Nous allons construire quelque chose de
durable, c’est vraiment motivant.
Nous sommes le 25
juin 2007
Le Docteur Paul Edward H. vient me saluer. Je suis installée
– ou plutôt, je campe – tout au fond de l’immense Bureau B 414, sorte de large
couloir barré de longues tables encombrées d’ordinateurs et de dossiers standards
en plastic bleu. Je l’appelle quelquefois le « Bureau Américain » car
il n’y a là que des citoyens du Nouveau Monde… et moi ! Nous cohabitons
depuis quelques mois. Ma pauvre Assistante a été obligée d’aller
« voler » une table dans une salle de classe parce qu’il n’y a rien
de prévu pour elle. Mais nous savons tous que ce bureau est une installation
provisoire, car les travaux continuent et les nouveaux bâtiments poussent comme
champignons à l’automne.
Paul me rappelle que c’est bientôt l’heure de notre
entretien téléphonique avec un Professeur de Washington qui pourrait peut-être
venir nous rejoindre pour la prochaine rentrée. Je gagne donc son bureau. Une
fille de l’administration, témoin obligatoire pour ce procédé de recrutement à
distance, installe le téléphone spécial qui permet une conversation entre
plusieurs personnes à des milliers de kilomètres les unes des autres. C’est un
objet noir qui tient à la fois du tripode et de la soucoupe volante…
Pendant qu’elle s’affaire ainsi, je relis très attentivement
le Curriculum de notre candidat. Il s’agit du Docteur David Polyphemus Sorenson,
spécialiste de grec classique. Donc, ce qu’il était convenu d’appeler autrefois
« un helléniste distingué ». Achille est son héros de prédilection.
Il est également latiniste et francophone. Ce qui nous intéresse, car nous
cherchons à recruter de nouveaux professeurs de français. Naturellement, il a
écrit de nombreux articles, sa thèse est publiée, il a voyagé… Ce Curriculum
est tout à fait remarquable en lui-même. Mais pour moi, il l’est plus
particulièrement du fait que ce monsieur est américain. En effet, je dois dire
– et je le déplore – que n’ayant jamais rencontré d’américain réellement
cultivé, je les tiens pour des brutes efficaces mais simplistes. Des légionnaires
romains comparés aux citoyens athéniens.
Le Docteur Sorenson a une voix agréable, posée, et son
français est parfait. Pas la moindre trace d’accent anglo-saxon. Mais il
reconnait n’avoir jamais enseigné la langue de Molière, et vers la fin de l’entretien,
fait deux petites fautes, que tout autre que moi n’aurait probablement pas
relevées.
Sous son calme apparent et malgré son âge déjà avancé, Paul
cache un cœur de battant ! A peine le téléphone raccroché, le voilà qui
parle d’envoyer au Docteur D.P.S. une Lettre d’Invitation. « Qu’en
pensez-vous, Mélanie ? » « Le Docteur D.P.S. est assurément un
homme remarquable. Il est bien rare de trouver des spécialistes de ce type et
de ce niveau. Mais, Paul, quel genre de cours allez-vous lui confier ? De
son propre aveu il ne peut pas enseigner le français. Croyez-vous que les
étudiants chinois vont se mettre à étudier le grec classique ? »
« Ah !- soupire Paul - vous avez raison… »
Fin novembre 2007
Voilà déjà plusieurs mois que, mon Assistante et moi avons
quitté l’ancien bureau. Nous sommes maintenant installées au 5° étage, l’étage
des Pontes ! Et j’ai pris du galon. Les ordinateurs déversent leur flot
quotidien de courriels d’information à tous les professeurs, mais non pas
indistinctement. Certains, comme les Recteurs, les Directeur d’Instituts, les
membres des Comités importants et les Responsables de Départements, même
virtuels, en reçoivent davantage. Comme je fais partie du Club, je reçois les
informations stratégiques en priorité. Entre autres, tout ce qui concerne les
nominations à des postes nouveaux.
Le Président de notre Université a une politique de
recrutement particulière. Cela consiste à faire venir de l’étranger de
prestigieux professeurs dont la renommée universitaire rejaillirait sur notre
établissement. A priori, cela semble plutôt bien. En réalité, nos grands
dirigeants ne tiennent aucun compte du niveau de nos étudiants qui est très
bas. Or, la plupart des pontes, surtout passé un certain âge, sont incapables
de se mettre à la portée de nos « apprenants » comme on dit
maintenant ! D’autant moins qu’ils n’ont absolument aucune expérience de
l’enseignement en Chine, aucune connaissance de l’Empire du Milieu, et même pas
envie de lire un guide touristique !
Passons… J’en ai des papiers sur mon bureau ! Nous
allons accueillir de nombreux nouveaux collègues pour le second semestre qui
doit commencer fin février 2008, après les vacances du Nouvel An Chinois. J’ai
la liste en main. Faut-il vraiment que je prenne la peine de lire tous leurs
noms, titres et affectations par Départements ? Sûrement pas ! Nous
aurons bien le temps de faire connaissance quand ils seront arrivés… Ah
mais ! Qu’aperçois-je là, en bas de page, du coin de l’œil gauche ?
« Docteur David Polyphemus Sorenson » Amusée, je pense que décidément,
Paul a de la suite dans les idées.
Maintenant que je suis un professeur important, j’ai trois
boîtes Email. Presque chaque jour je reçois d’innombrables messages. Après les
avoir parcourus, je les élimine au fur et à mesure. J’appelle cela « jouer
à Trash ! » Cela scandalise mon Assistante préférée, Marie-Françoise qui,
pour rien au monde n’effacerait un message, quel qu’il soit ! Du coup,
elle croit que j’oublie ce que je lis. Peut-être même croit-elle que je ne lis
pas du tout…
« Marie-Françoise, te souviens-tu qu’au semestre
dernier, notre bien aimé Paul voulait embaucher un spécialiste de grec
classique pour donner des cours de français ? »
« Oui, tu m’en avais parlé »
« Je l’en avais dissuadé. Mais tu connais Paul… Le
Docteur David Polyphemus Sorenson va venir donner des cours chez nous le
semestre prochain »
« Comment ! Tu te souviens même de son
nom ! »
« Eh ! C’est qu’il est extrêmement rare d’avoir
affaire à un helléniste distingué de nos jours » Parfois, ça m’amuse
beaucoup d’étonner les gens…
Samedi 8 décembre
2007
Aujourd’hui, cela fait une semaine que je suis sortie de
l’hôpital. Ce matin, comme chaque week-end, courses au ParkinShop avec mon
petit charriot ridicule mais bien pratique. En effet je serais bien incapable
de porter quoique ce soit. Ce charriot fait rire les jeunes femmes gardes qui
me lancent plaisamment « Tu promènes ton bébé ! » Quant aux
vieux messieurs originaires de la campagne et qui ont gardé l’habitude de
parler à tout le monde et de dire tout de go ce qu’ils pensent, ils me disent
en passant « T’as vu tout ce que t’as acheté ! Tu vas manger tout
ça ? Ah Ah Ah ! » C’est que les chinois font leurs courses avant
chaque repas et moi, pour une semaine au moins…
Ce soir je dois aller au dîner de fiançailles de
William-aux-Beaux-Cheveux. J’ai acheté une robe pour cette occasion. Mais en
attendant l’heure d’y aller je m’ennuie… Si seulement mon téléphone sonnait…
Hélas, la plupart du temps il reste muet. Il m’arrive même d’oublier de
l’allumer. C’est sans importance. Et s’il sonne, c’est pour me déranger parce
que justement, à cet instant, je suis occupée ! Ah, mais là, c’est le pas
de Quatre du Lac des Cygnes. Surprise : Heather Letterman.
Je n’oublierai jamais
l’accueil qu’elle m’avait réservé l’an dernier. Mon bon et très regretté
Chandar, le collègue indien, malheureusement reparti sur sa péninsule natale, m’avait fait inviter chez
elle pour le dîner de Noël. Nous ne nous connaissions pas du tout, et je devais
partir de très bonne heure parce que j’avais un cours au B.I.T. ce soir là.
Noël n’est pas une fête chinoise. Chandar m’avait serrée dans ses bras et
embrassée…
« Alors, Mélanie, qu’est-ce que tu fais pour Noël cette
année ? Tu te souviens du dîner de l’an dernier ? Savais-tu qu’après
ton départ, Chandar s’était saoulé ? Il avait fallu le raccompagner chez
lui ! Bon, cette année je suis seule pour le 25 décembre. Veux-tu fêter
avec moi ? Nous pourrions aller chez ma sœur à Hong Kong. Elle donne une
soirée et peut nous garder à coucher. On irait à la messe de minuit, et je
pourrais te présenter un gentleman. Comme cadeau de Noël, qu’en
dis-tu ? »
Eh oui ! Le Docteur Mai suscite la commisération de son
entourage, des chauffeurs de taxi aux collègues respectables. Ici, nous sommes
à Zhu Hai, la Ville Romantique de la Chine, et elle n’a pas d’amant pour
l’emmener faire une promenade sur la célèbre « Lovers Avenue » Elle
est élégante, elle fait jeune, et nombreux sont ceux qui lui disent qu’elle est
belle. Mais elle est toujours seule. Quelque triste secret, peut-être ?
Cette situation n’est ni normale ni saine. Il faut y remédier. Heather est
anglaise, et quand une anglaise s’occupe de quelque chose, c’est avec sérieux
et efficacité. Elle s’est donc mise en tête de me présenter un gentleman au
cours du réveillon de Noël chez sa sœur à Hong-Kong. Pourquoi pas ?
Dimanche 23 décembre
2007
Ah mais ! Que m’arrive-t-il ? Alors que j’étais
sortie de l’hôpital pleine d’optimisme, au cours de cette semaine je suis
tombée dans un état de semi-langueur et de découragement qui me fait envisager
la soirée à Hong-Kong sous le plus mauvais jour… Enfin, je m’en remets au
Destin…
Le téléphone sonne : Heather. Que va-t-elle encore me
dire ? Oh là là ! Vais-je seulement l’entendre ? Elle a une
toute petite voix, elle est malade, la soirée est annulée ! Elle veut que
je passe la voir.
M’y voilà. Je trouve Heather en robe d’intérieur
noire ! C’est au moins une taille 56. Elle est grande et impressionnante.
Cheveux pas lavés, savates… et malgré tout, elle est belle ! C’est une
femme remarquable. Elle a un visage ravissant et elle est pleine de charme. Je
dirais même qu’elle rayonne d’un charme juvénile extrêmement attirant. Elle me
sert un breuvage fort étrange. Je l’avale avec suspicion pendant qu’elle me
parle. Elle se tient à distance pour que je n’attrape pas son mal et, entre
deux quintes de toux, je comprends qu’elle est préoccupée par ce gentleman
qu’elle voulait me présenter !
Il est américain. Le frère du monsieur travaille à
l’Université Chinoise de Hong-Kong où sa sœur a également un poste. Elle en est
tombée fort amoureuse. L’autre, celui qui vient d’arriver des Etats-Unis, va
probablement venir travailler chez nous en février, mais voilà…. Voilà
quoi ? Heather se trouble, bafouille, rougit… « Ce n’est pas
officiel » me dit-elle. Je ne comprends ni la raison de ce trouble, ni
tant de précautions oratoires, mais pour le reste, j’ai fort bien
compris ! « Mais si, Heather, c’est tout à fait officiel. J’ai eu la
liste des nouveaux professeurs en main, et j’y ai lu le nom du Docteur David. P.S.
Parce que c’est bien de lui qu’il s’agit, n’est-ce pas ? »
La voilà toute rose d’étonnement et … de soulagement.
J’étais déjà informée de la venue du monsieur, et pour le reste, j’avais tout
deviné. Comme elle est mignonne !
Ce nom qui revient périodiquement… C’est intéressant.
Affaire à suivre !
Mardi 25 décembre
2007
Finalement, Heather, qui va un peu mieux, n’a pas pu y
tenir. A défaut d’aller jusqu’à Hong-Kong, elle a organisé une soirée chez elle.
Elle me demande de venir, cela va de soi, mais en plus de m’habiller ! Je
mets donc ce que j’ai de mieux : un Chi Pao bien moulant, fendu des deux côtés,
rose et vert pâle ; une paire d’escarpins blancs à talons aiguilles, tout
recouverts de strass, et petit sac de soirée assortit ; grand manteau à
capuchon par-dessus. Dès que j’arrive on me prie d’aller sous les frondaisons
du jardin. Heather et son mari habitent un appartement au rez-de-chaussée de
l’immeuble à côté du ParkinShop et ils ont un jardin dont les arbres et les buissons
ont été taillés pour former un salon de verdure avec un toit de feuillages.
C’est très joli, et meublé d’une table de jardin, de sièges assortis, de
statuettes, et de nombreuses petites lanternes chinoises.
Heather a un talent spécial pour les éclairages, tant
extérieurs qu’intérieurs. Aux petites lampes, elle a ajouté bon nombre de
bougies rouges. Cela crée une ambiance de luxe et de fête. D’ailleurs le rouge
est sa couleur préférée. Elle me présente les invités, que je connais déjà pour
la plupart. James, un britannique grand, maigre, et roux, marié à Cherry, une
chinoise timide, et papa d’un petit garçon nommé « Océan ». Deux
étudiantes de notre université. Elles font partie des nombreuses
aides-accompagnatrices-interprètes qui papillonnent toujours autour d’Heather
et dont elle ne peut se passer, comme les hommes politiques ont des gardes du
corps. Georges O’Connell et son amie chinoise interprète-traductrice. Il se dit
poète… je ne lui en trouve pas la tête, mais qu’est-ce au juste qu’une tête de
poète ? Peter, un autre anglais très désagréable, flanqué d’une épouse
chinoise si laide que sa vue blesse les yeux. Enfin, j’en oublie peut-être…
Le menu vaut le coup ! Nous commençons par un bouillon
de chou, ce qui ne me semble pas bien augurer de la suite… Puis on nous sert à
chacun un demi poulet cru et gras, impossible à couper, donc immangeable. Et
sans sauce. Riz frit, gousses de petits pois émincés, et une grosse pomme de
terre à la peau pour chaque convive, forment les accompagnements à la volaille.
Le tout sans le moindre assaisonnement. Puis, de la salade coupée fin présentée
sur une assiette totalement plate, et sans une goutte de sauce. Comme c’est
étrange ! Enfin, on nous ôte tout cela pour apporter des assiettes à
dessert. Et voilà le Pudding de Noël ! C’est un gâteau noir comme du
charbon, que l’on flambe allègrement, et que l’on mange accompagné d’une
mixture de beurre, crème et cognac battus ensemble. Il y a aussi un autre
gâteau aux fruits secs, envoyé par la maman de Heather. Ces deux gâteaux n’ont
pas de consistance tant il y a de raisins secs et de noix de toutes sortes qui
entrent dans leur composition. On ne peut les couper en morceaux. Ils tombent
en miettes.
Pour faire passer cet amas d’étranges sucreries : un
cocktail Champagne et jus d’oranges pré-mélangés, de chez Marck and
Spencer ! Comme je n’ai nulle envie de mourir empoisonnée des suites de
ces extravagances britanniques, je m’en tiens à la bière, qui me tient lieu de
dîner. Heather n’avait prévu qu’une seule bouteille. Heureusement que son Aÿ va
en chercher d’autres, car sinon, je me demande comment j’aurais pu supporter
une telle soirée… Dès que possible, je retourne sous la frondaison. J’aime
beaucoup les lanternes chinoises et les lumignons rouges. C’est ravissant. Le
dîner est terminé. Sur la table du jardin, on dispose du fromage anglais, de
minces tranchettes de pain allemand, et des coupelles remplies de bonbons au
chocolat, tomates cerise et cacahouètes salées… Les étudiantes chinoises
trouvent la nourriture infecte, mais se forcent à avaler pour «être
polies ». Si elles sont malades demain, tant pis pour elles ! La
politesse chinoise est souvent complètement idiote.
Heather range ses meubles et transforme la pièce en salon de
musique. Une des étudiantes s’installe à un piano électronique pendant que
l’autre nous distribue des feuilles sur lesquelles on a photocopié les paroles
des Christmas Carols qu’il va nous falloir chanter. Les anglaises sont
redoutables…. Il commence à faire frais. Je quitte la pièce de verdure pour le
salon et m’assois sur le confortable sofa le long du mur pour expliquer aux
chinoises les symboles de Noël et leur raconter l’histoire de Saint Nicolas –
Santa Claus. Cela fait rentrer les autres, mais comme je ne les aime pas, je me
tais. Georges nous lit un texte soit disant poétique – monsieur est
poète ! – auquel je ne comprends rien. Il s’agit des souvenirs d’enfance d’un
irlandais si pauvre et tellement pochard qu’il mourut à trente ans dans la
misère. Là, c’en est trop ! Je vais dire à Heather que je suis fatiguée,
je me lève et je mets mon manteau. Je vais gagner la sortie « Reste encore
un peu, le temps de chanter un autre Carol ! » Et zut !
Je rentre chez moi très fatiguée de l’ennui causé par cette
terrible soirée, et les pieds brisés par mes escarpins du 35… Mais il est
immensément agréable de traverser ce merveilleux parc en robe de soirée,
manteau à capuche pour y abriter mes boucles blondes, et gants de velours. Les
éclairages doux et bas font miroiter les eaux du lac. Le petit pavillon chinois
est si romantique… avoir un ami et y aller s’embrasser au clair de lune… un
rêve…
Et Heather qui veut me présenter le Docteur Sorenson !
Je ne fantasme pas à son sujet. Il a sûrement un certain âge, déjà. Les cheveux
rares et gris, de la bedaine peut-être, et beaucoup d’autres défauts
insurmontables. Et puis, que ferais-je
d’un homme réel dans ma vie alors qu’un rêve me suffit ? Et un américain de
surcroît ! D’ailleurs, tout bien considéré, Achille n’était-il pas une brute
épaisse ?
Et la brume est épaisse
Le lac d’un noir profond
Et pas le moindre bruit
Un moment enchanteur
Mais c’est là le malheur
Dans le rôle de Merlin
Nul pour tenir ma main
Oh ! Songe transparent !
Je vois la Dame du Lac
S’élever doucement
Dessus les eaux dormant
En sa beauté diaphane
Et sa grâce aérienne
Ce soir elle émerveille
Et elle ravit les elfes
Mais où va-t-elle ainsi
Toute nimbée de grâce
Pleure-t-elle Lancelot
Qui par la Chevalerie
Totalement fasciné
Sa fée osa quitter
Par monts et vaux aller
Ainsi l’abandonner
Laissant loin derrière lui
Le palais de cristal
Les bougies de rubis
Et les reflets de lune
Le corps en aventure
Voilà les chevaliers
Mais errer à la brune
Tel est le sort des fées
Moi, je l’ai rencontrée
Et l’ai vue s’élever
Dans un reflet nacré
Une autre abandonnée
Car en un chevalier
Dame ne se peut fier
Un jour sera quittée
Même si foi a donné
A Zhu-Hai, Horizon-Cove
Le 17 janvier 2008
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