mardi 10 février 2015

Romantique Zhu-Hai - "La moustiquaire" -


Aujourd'hui, je livre à mes lecteurs le chapitre 7 de "Romantique Zhu-Hai". Il est intitulé "La moustiquaire", mais j'aurais pu ajouter en sous titre "Le temps des amours heureux". J'y parle, certes, du beau Docteur Sorenson, mai aussi de mes activités en tant que professeur étranger dans une université expérimentale. 
Tous mes livres présentent deux histoires parallèles : la vie dans la pays d'accueil, les activités, la culture et les particularités de ce pays. A côté : la vie privée de l'héroïne. Ces deux thèmes s'enroulent l'un dans l'autre comme..... une molécule d'ADN à la forme hélicoïdale.......




Chapitre 7 - La moustiquaire


Il faut bien que je le reconnaisse, jamais auparavant je n’ai ressenti pour un homme ce que je ressens pour le beau Docteur David Polyphemus Sorenson. Quand je le vois, je m’arrête de penser. Je n’ai plus envie de parler, de raisonner, de prévoir – car je suis une personne qui s’efforce toujours de tout prévoir. Non ! Même pas le prochain baiser. Ca vient tout seul. Un enchaînement magique, guidé par les dieux…

Mais j’ai tellement lu les classiques… Ce bon Pierre de Ronsard écrivit à son Hélène ces vers si célèbres :

                Quand vous serez bien vieille, le soir à la chandelle,
                Assise auprès du feu, dévidant et filant,
                Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant,
                « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! »

Dans mon histoire, c’est moi qui écris, et les vers, et la prose. Je ne veux pas oublier les plus beaux jours qu’il m’ait été donné de vivre. Ainsi, quand je serai bien vieille, j’aurai au moins une belle histoire à relire ou raconter, et elle illuminera mon cœur.

Mon cœur, c’est lui. Je le regarde. Il baisse un peu la tête et sourit sans parler. Quand il parle, c’est doucement et à voix basse. Sa bouche, ses lèvres, en serais-je jamais rassasiée ? Sa peau, si douce, souple, couverte de taches de beauté. Ses cheveux bouclés sont d’une douceur exceptionnelle et dégagent un parfum qui lui est propre. Même ses pieds sont tendres. « Je suis un grand nou-nours » dit-il. Ah oui ! Comme c’est inattendu et mignon ! Il me regarde. « Tu es belle » et quelques minutes après « Je suis content ». Quand je me réveille la nuit – les trois heures du matin fatidiques – ou même dès deux heures à cause d’une alarme de voiture, je pense à lui et, en pensée, le couvre de baisers de la tête aux pieds. Le lendemain je le lui dis. « Ca me convient » répond-il modestement.

Vendredi je suis allée chez lui pour la première fois. Mon appartement est sis au huitième étage de l’immeuble 18 au bord du lac, à l’est de la Résidence. Il habite à l’ouest, à l’autre extrémité du parc, l’immeuble trois, en bord de rue, et au troisième étage. Sans moustiquaires aux fenêtres. C’est absolument invivable. On voit que son propriétaire ne pense pas au confort de ses locataires et ne se préoccupe que d’encaisser ses loyers sans même procéder aux investissements de base. Il y a quelques jours, David s’est fait acheter une moustiquaire pour son lit, et il m’a invitée à venir la voir…

Je mets dans un sac quelques bouteilles de bière et un paquet de raviolis chinois congelés parce que je mets fortement en doute les talents d’organisateur de David et sa capacité à prévoir quelque chose pour dîner. Je prends mon parapluie, et je sors courageusement sous les trombes tropicales dont les européens n’ont pas idée. En un instant, on est trempé jusqu’à la moelle des os. Je trottine jusqu’à l’immeuble N°3, celui où habite Alex, un jeune allemand qui m’a été présenté par Kitty. Alex vend des panneaux solaires. Il vit avec une petite chinoise qui se fait appeler Coco. Elle a déjà une petite fille, très mignonne d’ailleurs. Ce pourrait être une gentille petite famille comme on en rencontre beaucoup dans le milieu des expatriés. Mais Alex est un gars difficile, avec un passé, et beaucoup d’états d’âme. Alors, il boit, il noie ses problèmes dans des hectolitres de bière… chaque soir.

J’envoie des messages à David pour qu’il vienne m’ouvrir la porte de l’immeuble car c’est quelque chose que je n’ai jamais su faire. Chaque immeuble est pourvu d’un clavier sur lequel il faut composer un digicode. Les gardes changent les codes tous les six mois… Je suis là, devant l’escalier transformé en cascade, dans le noir, avec des nuages de moustiques pour toute compagnie. Ce n’est pas vraiment agréable. Que peut bien faire mon Bel Alien ?

Enfin, je vois la grande silhouette dégingandée du beau Docteur Sorenson surgir entre deux bosquets de plantes tropicales dégoulinantes. C’est lui mon soleil depuis notre week-end à Hong-Kong. Je me jette dans ses bras. Je lui demande où il était. Il était parti, comme ça, sous la pluie, pour me trouver. Sans savoir où, sans se munir d’un parapluie, sans même prendre son portable… Il est adorable. Nous montons sans plus tarder pour nous mettre au sec.

 « C’est spartiate » dis-je en entrant. Mais c’est pire. Totalement vide. Excepté les quelques meubles que le propriétaire est obligé de fournir sans quoi il ne pourrait pas louer son appartement. Il y avait tout de même un téléviseur, mais il l’a posé à terre derrière le sofa « pour ne pas être tenté de le regarder » me dit-il. Je trouve cela fort étrange… Aucun objet personnel. Deux petits bols dans la cuisine et un wok en fonte, le meilleur marché et la plus basse qualité possible. Je m’étonne même que l’on en trouve encore de tels. Il me dit que c’est son Aÿ qui le lui a acheté pour pouvoir lui faire la cuisine de temps à autre. Je ne sais comment elle s’y prend, mais en ce qui concerne le ménage, elle est nulle. Il y a des cheveux partout par terre et la salle de bain ne m’inspire pas du tout…

Enfin, heureusement que j’ai l’essentiel : de la bière à boire. Puis je fais chauffer de l’eau dans le wok pour y cuire les raviolis, ce qui est une hérésie en soi, et nous passons à table. Le plateau est en plastic imitation marbre. C’est  du meilleur goût ! Dessus, une petite serviette de toilette en guise de nappe « brodée d’une petite fleur » me fait remarquer mon hôte, qui ne peut pas ne pas se rendre compte que je trouve son environnement catastrophique. C’est vrai. Je suis très sensible au cadre. Particulièrement au cadre de la vie quotidienne. Je trouve que s’il est trop mauvais ou trop laid cela peut avoir une influence néfaste sur ses occupants, même à leur insu. Par ailleurs, un intérieur est révélateur de la personnalité de son propriétaire. Je suis consternée et ne sais que penser…

Mais David me propose de monter rendre visite à Coco. Alex et elle habitent l’appartement juste au dessus du sien. La nuit, quand Alex revient fin saoul, il mène grand tapage, crie, remue les affaires, met de la musique à fond, et David ne peut pas du tout dormir. Il a entendu dire que ces incommodants voisins devaient déménager au mois de juin. Nous sommes mi avril. Si leur départ est confirmé, il pourra prendre son mal en patience. Sinon, il songe à chercher autre chose pour lui-même.

Nous montons. Coco, très étonnée d’avoir de la visite le soir, nous ouvre la porte et nous fait bon accueil. Mais elle n’est au courant de rien. « C’est la femme au foyer » me dit David un peu plus tard. Oui… Sa fille, la petite Monica, vient nous embrasser. A la mode chinoise, elle nous appelle « Tonton » et « Tante » Elle est très mignonne, gentille, bien élevée, intelligente. Mais il est tard. Elle regarde des dessins animés japonais. De véritables abominations tout à fait propres à déformer un cerveau enfantin. A cette heure, la pauvre petite chérie devrait être au lit avec un verre de lait et beaucoup de bisous. Alex n’est pas là, il est parti boire, et nul ne sait quand il rentrera.

Nous redescendons pour aller « essayer la moustiquaire » ! Ma foi, c’est romantique. Elle est suspendue à un anneau au plafond et déroule gracieusement sa blancheur diaphane, tel un voile de mariée, tout autour du lit. Je n’ai jamais encore couché dans un lit équipé d’une moustiquaire, bien que j’aie passé de nombreuses années outre mer dans des pays tropicaux. Nous nous embrassons et nous câlinons un long moment, puis David se retourne et s’endort. Mais moi, je ne saurais dormir ainsi. Il fait chaud et pour essayer de capter le moindre souffle d’air, il laisse les fenêtres ouvertes. De ma vie je n’ai dormi avec les fenêtres ouvertes. Et la rue est bruyante. Il y a tout le temps du passage. Les chinois sont noctambules, c’est bien connu. Et quand ils parlent, ils en font profiter toute la Résidence ! Leur discrétion est légendaire ! Des motos passent toutes les demi-heures, vrombissant plein pot. Enfin, à 3 heures du matin, Alex revient, et là, c’est le pompon ! Il est tellement saoul que je me demande même s’il ne s’agit pas d’une crise de delirium. Il commence par se doucher, bouscule les fauteuils en hurlant, et prend sa guitare. Il se met à chanter à tue-tête, ponctuant son récital de quelques hurlements sporadiques. C’est tellement excessif que je finis par avoir envie de rire !

C’est vraiment le cas de dire que je ne peux fermer l’œil. Alors, je regarde les éclairages de la rue. Il n’y a même pas de rideaux aux fenêtres qu’il a laissées largement ouvertes. En bruit de fond, j’entends les crapauds buffles, les grenouilles, et de ces bruits nocturnes qui rappellent la jungle. Cela pourrait me faire évoquer d’anciens souvenirs, mais au fond, est-ce que je pense ? Non. Je suis fatiguée, bien sûr. Et heureuse aussi. Uniquement à cause de la présence de David à mon côté. C’est une bien douce nuit d’insomnie. Au petit matin, je commence à m’assoupir, mais il faut que je me lève et regagne mon appartement.

J’ai la tête qui tourne, le cœur qui bat, et les jambes qui tremblotent. David me sourit. Il a dormi, lui. Il voudrait que je boive du thé dans un petit bol. Je ne peux pas. C’est brûlant. Je veux un jus de fruit – et du lait dans le thé. Je ne me sens pas bien, et je sais que ma santé, et donc, mon bon fonctionnement, même intellectuel, en sera perturbé. C’est pourquoi je m’enfuis. Il m’accompagne jusqu’à la porte. Je monte dans l’ascenseur. Il sort sur le palier. Je fais un pas en arrière. Lui aussi. Que voulait-il me dire ?

Au petit matin, juste avant sept heures, le parc embaume, et les personnes âgées sont toutes dehors, à pratiquer le Tai Chi ou la Danse du Sabre. Je hume les parfums de fleurs avec volupté. Je suis habillée pour une soirée et le soleil se lève. Je croise une grand-mère qui me regarde avec une expression lourdement réprobatrice. Je suppose qu’elle a très bien compris que je sors de chez mon amant, et qu’elle désapprouve hautement. Mais c’est le cadet de mes soucis !
Je rentre chez moi, à la fois heureuse et désolée, comblée et triste, de devoir le laisser, tout seul, dans un appartement tout vide. C’est le message que je lui envoie, après avoir hésité, je l’avoue, mais j’ai décidé d’être sincère et spontanée. Je me mets à laver tous mes rideaux parce qu’ils sentent le moisi. C’est toujours ainsi sous un climat tropical chaud et humide. J’ai vraiment de la chance d’avoir une dame pour propriétaire, et pas n’importe laquelle ! Elle est chinoise de Hong-Kong, résidant à San Francisco, et s’appelle Iris. Quel joli nom ! Elle a tout prévu pour le maximum de confort dans l’appartement : toutes les fenêtres sont équipées de moustiquaires, le balcon est fermé par des verrières, il y a des rideaux, et les meubles sont neutres et fonctionnels. Je mets mon point d’honneur à l’entretenir comme s’il était à moi, ainsi que tout son contenu. Cela avait d’ailleurs impressionné David la première fois qu’il était venu. Tout est propre, nettoyé, désinfecté, et ça brille ! C’est aussi cela qui m’a attiré les bonnes grâces d’Iris « Comme ça brille ! » « C’est que je fais comme si c’était chez moi »

Dans l’après midi, j’ai quatre heures de cours. Cela veut dire quatre heures debout, à tournoyer dans la salle de classe, écrire au tableau, secouer les étudiants, aller, venir, jusqu’à ce qu’ils me disent « Professeur ! Quelle énergie vous avez ! Les autres ne font pas comme vous… » Oh ! Je sais ! Ils s’assoient derrière l’énorme table-pupitre-ordinateur, prennent un micro – ce qui leur permet de murmurer pour économiser leur voix – et, dans les pires des cas, n’adressent même pas un regard à leurs étudiants. Certains professeurs étrangers, qui partent du principe que les étudiants chinois sont nuls me hérissent le poil. Que sont-ils donc venus faire ? Encaisser un salaire qu’un autre pays leur aurait refusé ! Bref, j’ai mes méthodes, et elles font chaque jour leurs preuves. Mais, bien sûr, quand je rentre chez moi, je suis vraiment fatiguée.

Ce soir, je descends la colline du Phoenix d’Or. Quand verrai-je cet oiseau ? J’ai beau le guetter… je me demande si ses plumes sont rouges ou or ? Un jour, peut-être… je descends la colline, songeuse. Ce serait tellement agréable de pouvoir voler… j’ai un peu mal aux pieds à force d’être restée debout. Mais je dois encore marcher jusqu’à l’arrêt des bus pour prendre le 69. Et voilà que le mini bus de notre université s’arrête devant moi. La porte automatique s’ouvre et Francis crie « Mélanie ! Monte ! » en me tendant la main. Comme c’est gentil ! J’apprécie d’autant plus que nous ne sommes pas particulièrement amis. Francis est peut être un avatar du Phoenix, pour quelques minutes, qui sait ? Cela m’amuse d’y penser.

Maintenant je suis à nouveau dans mon appartement. Une fois, le beau Docteur Sorenson m’a demandé « Vous pensez à moi quelques fois ? » Oh ! Que oui ! Toujours dans mon cœur. Mais ce soir, personne au monde ne peut me contacter. J’ai fort malencontreusement oublié mon téléphone portable dans un tiroir de mon bureau à la Fac ! Tant pis. Tant mieux. Il faut tout prendre au mieux. Ce soir, reposons-nous.

Le lendemain, c’est David qui m’appelle. Entre temps, j’ai récupéré mon portable. Son Aÿ lui a acheté une « rizière ». C’est ainsi que je surnomme l’autocuiseur dans lequel on fait le riz à la vapeur. C’est tellement plus joli qu’un nom d’appareil électroménager ! Alors, comment faire pour s’en servir ? Je le lui explique : mettre une mesure de riz, une mesure d’eau, et une mesure supplémentaire pour la rizière. Il ne comprend pas. Je répète doucement. Un bon professeur doit pouvoir enseigner n’importe quoi pourvu qu’il ait compris lui-même, n’est-ce pas ? Quand je raccroche, je suis contente : il m’a appelée. Quelque soit le prétexte, je suis contente. Tout ce qui me vient de lui contribue à mon bonheur.

Aujourd’hui, c’est mardi. La seule journée où je n’ai pas cours. Les autres collègues de français en profitent pour rester chez eux. Moi, pour faire ce que je n’ai pas le temps de régler au quotidien. En l’occurrence, je dépouille une Enquête faite auprès de tous mes étudiants, quelque soit leur niveau. Je classe les résultats quantitatifs et en tire des statistiques. Quant aux résultats qualitatifs, ils éclairent les précédents. Le tout permet de faire des projections assez précises, voire chiffrées, pour les semestres suivants. J’en ai besoin si nous voulons mettre sur pied un vrai Département de Français.

Ceci fait, je vais à la Bibliothèque retrouver un groupe de professeurs sélectionnés au hasard par quelques unes des secrétaires des bureaux administratifs, et chargés de recruter des étudiants pour la rentrée prochaine. Notre université est un établissement privé. Son but est de rapporter un maximum d’argent à ses actionnaires, tout comme n’importe laquelle des industries d’un pays européen. Le blablabla officiel du Président au sujet du rayonnement de la culture, des échanges internationaux contribuant au développement de la personnalité des étudiants, des visées sociales et humanitaires de certaines matières à option… ne sont en réalité qu’un discours publicitaire. Nous devons nous vendre. Pour ce faire, nos produits doivent être brillants. Ce qui n’est pas encore le cas, car nous n’avons eu droit qu’aux étudiants de troisième choix après le concours national d’entrée à l’université. Mes collègues et moi sommes donc chargés de mission : nous allons recruter de bons éléments dans un collège boîte-à-Bac d’une ville nouvelle voisine.

Il s’agit de Zhong Shan City. Ville nouvelle à vingt minutes de Zhu Hai par autoroute. En 1866, sur l’emplacement des splendides immeubles d’aujourd’hui, il n’y avait que quelques maisons basses et le village était bien pauvre. Mais c’est là que naquit le Docteur Sun Yat Sen. Seule personnalité politique à faire l’unanimité chez les Communistes et chez les Nationalistes, à Taïwan et sur le Continent. Zhong Shan est son nom de plume. Nous allons à la « China Hong Kong English School of Zhong Shan City » Cette ville nouvelle est superbe. D’une propreté hollandaise. Le plan en est carré comme celui des anciennes villes chinoises. La végétation, régénérée par les récentes pluies, est luxuriante et admirablement entretenue. Quant à l’école, ça, c’est une école qui ressemble à quelque chose ! On se  croit arrivés en Angleterre !

Nous sommes accueillis avec respect par les responsables de l’école, et crainte de la part des élèves. Leur avenir se joue ! C’et du moins ce qu’ils pensent. Moi, je ne crois pas à ce genre de chose, mais eux en sont persuadés. Nous sommes priés de former des groupes de deux. L’un posera les questions « techniques » et l’autre tâchera de deviner la vraie personnalité de l’élève. Marya M. ma collègue d’origine russe et moi formons un couple. Elle prend la direction des opérations du point de vue technique, et moi, j’endosse le rôle de l’observateur. Cela correspond parfaitement à nos expériences professionnelles et à nos personnalités respectives. Marya est professeur au Business Management Departement, et cela ne fait pas très longtemps qu’elle est en Chine. Quant à moi, j’y suis depuis tant d’années que je ne compte plus, et entre autres qualifications, j’ai des diplômes de psychologie, graphologie et caractérologie.

Les élèves défilent pendant environ deux heures. Marya demande « Comment avez-vous connu notre université ? Pourquoi voulez-vous y venir étudier ? Quelle est votre meilleure matière ? » Et moi, je les observe, de temps à autre je souris pour les encourager. Certains sont vraiment très nerveux. Puis je demande « Que fais ton père ? Et ta maman, elle travaille ? Qu’est-ce que tu aimes faire quand tu as du temps libre ? » C’est dans de telles circonstances que je mesure l’étendue de l’expérience que j’ai accumulée. A peine vois-je arriver le candidat que je peux prédire son comportement. Quand ils commencent à parler, je sais ce qu’ils vont dire, où ils vont se troubler, quelle est la phrase du dépliant publicitaire de notre université qu’ils vont placer parce qu’ils la trouvent belle et qu’ils l’ont apprise par cœur !

D’un côté, ils sont attendrissants. De l’autre, j’avoue que leur totale incapacité à raisonner ou à faire preuve d’une dose de logique – même infime - m’agace toujours… Mais ils sont ainsi. Ils sont chinois. Ils n’ont aucune capacité à l’abstraction, à la logique occidentale, à répondre à une question – quelle qu’elle soit – en dehors du discours officiel appris par cœur. Mais comme ils sont très jeunes et très impressionnés par les professeurs étrangers que nous sommes, ils montrent immédiatement leur vraie personnalité. Ceux qui ont des problèmes personnels les étalent en grand sur la table au bout de moins de cinq minutes… en tremblant comme feuilles au vent d’automne…

Au retour nous sommes tous très fatigués d’avoir servi de réceptacles au stress de tous ces enfants et porté un moment leurs espoirs et leurs attentes. Le chauffeur de notre bus privé est un homme très complaisant. Il dépose chacun devant sa porte, où qu’il habite. C’est sa façon de nous montrer sa sympathie. Nous apprécions tous.

Le beau Docteur Sorenson m’a téléphoné. Il a une voix si agréable, caressante et posée, lente et mélodieuse. Elle m’était restée dans l’oreille après notre tout premier contact téléphonique lorsque je cherchais à recruter un professeur de français… Enfin, je lui trouve toutes les qualités. C’est sûr : je suis amoureuse. Je le suis vraiment pour la première fois de ma vie. Avant, je rêvais d’amour. Je croyais être amoureuse. Mais il y manquait toujours une dimension. La dimension de base. L’attraction physique. J’appréciais les capacités intellectuelles des hommes, leur habileté à ceci ou cela, leur réussite sociale, leur caractère… Mais je n’avais jamais été vraiment attirée physiquement. Ils me faisaient même plutôt peur, voire grand peur pour certains…

Mais lui, mon grand nou-nours, a fait basculer mes idées ridicules et mes principes obsolètes. Ils sont tous tombés à l’eau dans la baie de Hong Kong, un vendredi 21 mars, avant-veille de la Pâques Fleurie. Tout s’est dilué dans un monde nouveau, si nouveau… Dans les bras d’un grand Alien séduisant, si séduisant…

Les journées passent. Mon Assistante préférée m’a aidée à terminer mon Rapport d’Enquête en calculant tous les pourcentages. Elle fait cela avec son ordinateur. Ce qui est un ennui pour moi est un plaisir pour elle car elle est informaticienne de formation. C’est formidable de se compléter ainsi !

Ce soir je vais voir le beau Docteur S. Je l’ai appelé. Je ne me lasse pas d’entendre sa voix… Il a l’air heureux quand je lui téléphone, ce qui ne laisse pas de me réjouir profondément. Je vais lui offrir une orchidée dans un pot carré en terre cuite brune. Un pot très traditionnel. En Chine, ce sont les hommes qui collectionnent les plantes, et plus particulièrement les orchidées. Il ne le sait sûrement pas, mais je vais le lui expliquer. Comme je suis allée au magasin Carrefour, j’ai également acheté un poulet rôti pas plus gros qu’un pigeon. Nous ne risquerons pas l’étouffement, surtout à deux !

Je le trouve dans la pénombre, assailli de moustiques vrombissants – bien qu’il ait fermé la porte-fenêtre au fond du salon, et sans le moindre comestible pour son dîner. Nous faisons cuire un peu de riz, puisque maintenant il a une rizière dont il sait se servir. Je découpe l’étique volatile baptisé « poulet » par les chinois. C’est vraiment le cas de dire que le titre est pompeux… et nous mangeons sur la planche car il n’a pas de vaisselle.

Après ce festin, nous nous asseyons sur son canapé et je lui raconte une histoire. J’adore raconter des histoires. C’est une de mes spécialités. Lorsque, pour la première fois, j’ai lu la biographie de Geoffrey Chaucer, j’ai été très impressionnée. C’était un homme aux multiples talents, l’auteur des «  Contes de Canterbury », « Le Père de la Poésie Anglaise », l’ami des plus grands auteurs de la Renaissance Italienne, certes ; et encore philosophe, diplomate, homme d’affaires… De quoi vous faire tourner la tête. Mais ce qui m’a le plus frappée, c’est qu’il s’est présenté modestement comme « Conteur ». Il avait déjà commencé à narrer de petites anecdotes lorsqu’il était page chez la Comtesse Elizabeth de Burgh. Plus tard, il a certainement brillé à la Cour d’Edouard III et contribué à éclairer ses soirées en racontant des histoires drolatiques ou édifiantes. « Conteur » quel beau métier ! Comme Homère…

A David qui m’écoutait, très concentré, les yeux plissés, un léger sourire sur les lèvres … comme je le trouve beau… j’ai présenté le Mythe Fondateur de notre belle cité de Zhu Hai.

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